Les chansons grivoises résonnent au sein de mes oreilles tandis que je reste assise devant la taverne bondée de monde. A même le sol, mon séant embrassant la poussière des pavés, j’inspire une petite goulée d’air, semblant de courage face à ce ras-de-marré humain. Tohubohu émotionnel, je ne me sens pas prête à retourner immédiatement à l’intérieur. Le brouhaha ambiant m’oppresse légèrement. Tout est semblable à un trop : trop pesant, trop bavard, trop de bruit. L'atmosphère crache à la gueule des voyageurs qui osent partir à sa rencontre une ambiance joviale, dégoulinante de sincérité. L'alcool n'aidant probablement pas les gentes à bien se tenir, l'ambiance semble s'échauffer peu à peu à l'intérieur.

Avoir goûté à la mort semble rendre ma vie un poil trop fade ces derniers temps.

Je prends conscience qu’avoir géré une meute de loups, très tôt, plutôt que de profiter de la vie a été une erreur capitale. Je les ai conduits à la mort. Pas un seul jour ne se passe sans que je pense à eux. Eux tous. Ces Hommes qui m’ont accordé leur confiance la plus pure. Confiance que j’ai piétiné, bafoué, à grands coups de savates sans la moindre once de respect. Un caprice de gamine, d’épaules peu solides pour supporter le poids de la vie, je me pensais capable de tout et aujourd'hui je suis rien. Rien que l'ombre de moi-même, formée au maniement des armes, entourée pour quelques semaines encore de mes soeurs avant d'entamer ma quête personnelle : retrouver l'autre moitié du pendentif qui s'ancre au sein de mon buste.

Avec calme je me relève. Je viens épousseter les voilages de ma jupe d’un revers de la main : depuis combien de temps ne me suis-je pas pouponnée ainsi ? Les cheveux relevés en un chignon, quelques mèches bouclées rebelles viennent s’en extirper. Je porte une jupe haute, soutenue par un ceinturon en cuir. Enfoncé entre les plis de mon bas, je porte un haut ample aux tons ocres, mordorés. D’épaisses bottines viennent compléter ma tenue dissimulant toujours une dague... au cas où... !

Morte, je revenue à la vie et décidée ce soir à profiter de la vie qui me tends les bras pour la seconde fois. Dernière goulée d’air, je viens pousser d’une épaule la porte de la taverne embrassant la vie à pleine bouche. Je franchis le seuil et relève le regard, scrutant les protagonistes tout autour de moi. Fanfare, tambours, la vie bat son plein ici-bas. M’approchant du comptoir, je viens commander une chope. J’esquisse un sourire en reconnaissant certains intervenants : les mêmes têtes encore et toujours d’il y’a cinq ans. Un visage familier se distingue de la masse. Je relève ma dextre et agite légèrement cinq de mes doigts en la direction de Jack. Que fait-il à Stellaraë ? Je commande une seconde chope et me saisissant des deux je viens jouer des coudes pour pourfendre la foule lui tendant son dû en affichant un petit sourire: comme j'ai hâte de croiser sa dulcinée ! A elle aussi, je me permettrai de lui payer une chope tantôt ! Où se cache t-elle ? Je jette un regard aux environs pensant que ce couple d’amoureux ne m’a jamais porté préjudice par le passé. Nous avons échangé au coin du feu, vaguement, brièvement avec une bienveillance sincère, rare et surtout appréciable. J’ai pris soin d’eux et ce soir, il m’évoque l'un de mes rares souvenirs plaisants du passé. Je ne peux m’empêcher de lui lancer, un sourire greffé aux lèvres :
« Voilà mon naturiste préféré ! »

Comprendra qui pourra. Portant mon godet contre le sien, je viens boire une première gorgée. Ma louve est éteinte depuis mon passage à Château-Rouge. Aucun risque pour moi, ici, de faire des dégâts à qui que ce soit alors je me laisse aller à une seconde gorgée. Je savoure la sensation de l'alcool qui coule le long de mon gosier.

Retour case départ après que la vie m’eut tabassé un peu plus fortement que prévu.

Je jette un regard aux alentours intriguée par la question qui naît au sein de mon esprit : où se trouve Holy ? Le sourire qui peignait jusque alors mon visage s'amoindri, tend à disparaître, lorsque je regarde réellement Jack pour qui il est actuellement. Je porte mes yeux vairons en sa direction détaillant sa tenue puis son visage. Les traits de son faciès sont tirés par la fatigue des mauvais jours. Ses lèvres esquissent un sourire par politesse mais son regard ne s’illumine pas d’une étincelle de vie quelconque. Son être tout entier semble mort davantage que vivant et surtout lorsqu’il s’exprime c’est l’odeur tenace de l’alcool qui vient effleurer mes narines. Une barbe négligée vient marquer ses joues. Je les devine légèrement creusées au travers des poils qui viennent les couvrir. En un souffle, je lance :
« Je passe le temps, Jack, je passe le temps... »


Rabaissant mon godet, cessant de picoler, j’esquisse un geste du visage l’invitant à me suivre. A l’abri des regards et surtout des oreilles curieuses, je viens prendre place sur un vieux banc au sein de la taverne. Epousant de mon dos le mur, je  prends appui contre et croise mes jambettes. Je lisse les étoffes de mon bas et au sommet de mes genoux, je dépose ma chope et entrelaces mes doigts autour du godet. Je porte un regard sur la démarche de Jack. J’essaye de comprendre, de saisir la gravité de la situation mais il semblerait que mon acolyte d'un soir supporte l’alcool au-delà de toute raison. L’immense peine, tristesse, qu’il dégage me frappe de plein fouet. Son pas est lent, résigné. Il n’a plus envie de se battre et cette simple idée resserre franchement ma gorge déjà nouée. Hésitante, ne sachant véritablement pas dans quoi je m’engage, je lui souffle :
« Que se passe t-il Jack, Holy… ? »

Je peine à finir ma phrase. Je crains de sauter à pieds joints, la tête la première, dans un sujet épineux, houleux. Le brouhaha autour de nous s’éloigne. Les fêtards se dirigent ivres vers le comptoir. A l’écart des gai-lurons, l’atmosphère entre Jack et moi-même semble propice aux confidences. J’espère sincèrement que sa compagne est toujours vivante et ne s’est pas aventurée, à tort, dans des histoires sordides au sein de Spelunca… elle aussi…

Je l’observe, l’écoute, avec attention et sans l’ombre d’un jugement acquiesce ses propos. Je ne peux pas m’empêcher de retenir légèrement ma respiration lorsque il fait mention d’une maladie quelconque chez Holy : est-elle... morte ?! L’idée effleure brièvement mon esprit et le suspens est à son comble. Jack tarde à me délivrer la suite de l’histoire empruntant des chemins sinueux pour m’expliquer leur histoire d’amoureux transits. La bouche sèche, je porte ma chope à mes lèvres et m’autorise deux gorgées supplémentaires durant son récit. Je ne cesse pas de scruter son regard, ses émotions, priant une divinité quelconque pour que la jeune femme ne soit pas éteinte, morte. En soi... des morts il y’en a tous les jours ! Partout ! Humains, lycans, vampires, nains, elfes, tous connaissent et embrassent la mort au moment venu. Lorsque le destin s'abat et ôte la vie, tous ploient genou. Mais cette Holy a été un peu plus gentille, un peu plus douce que mes dernières rencontres -Saigo, Sobek pour ne pas les citer-. L’espoir de la recroiser et de continuer à broder l’avenir avec elle m’enthousiasmait au plus haut point et j’ai bien peur de devoir tirer un trait sur cette doucereuse idée.

Enfin Jack daigne de m’indiquer qu’elle continue sa route seule. Je laisse un franc soupir de soulagement franchir le seuil de mes lèvres, rassurée à l’idée qu’elle soit bien vivante. Je prends une nouvelle gorgée de ma bière, terminant mon godet, manquant de m’étouffer face à sa question. Troublée, je viens passer une main sur l’arrière de mon crâne bredouillant :
« Euh. Spelunca appartient au passé. »

Je scrute ses yeux, me demande s’il est en l’état de retenir quoi que ce soit. J’aimerais sur le ton de l’humour et de la plaisanterie lui asséner les hauts-faits des derniers jours. J'aimerais lui confier, sous couvert d'humour bien entendu, que j’ai tué ma meute, que je suis revenue à la vie et que désormais tout va bien car je suis bien entourée par un groupe de sorcières. Mais je m’abstiens de lui dire la vérité pour le moment détournant mon regard vers le tavernier qui vient débarrasser les chopes et nous tendre un godet à chacun. Le tavernier se charge de remplir les contenants, s’apprêtant à repartir avec la bouteille. Ah non, non, non ! Je fronce les sourcils, contrariée et viens me saisir de la bouteille. S’en suit un petit conflit avec le gérant du lieu qui refuse de me lâcher sa putain de bouteille. Je fronce de plus belle les sourcils, encore plus mécontente, encore plus contrariée ! Grognant entre mes dents :
« Je te paie ta bouteille ! Lâche-là ! Aller ! Lâche ! »

Le voyant réticent j’extirpe quelques piécettes de la bourse qui pend à ma jupe longue. Je me saisis de sa main libre, y glisse les pièces et enfin il daigne de lâcher la bouteille ! Victorieuse, je brandis mon trophée à bout de bras et sers aussitôt un godet à Jack puis un à moi-même, reprenant :
« Je disais donc que Spelunca appartient au passé. Holy appartient au passé. Triquons donc à l’avenir ! »

Oh l’amour ! Que de souffrances par amour, que d’actes manqués par amour. La mort accidentelle de Lou me permet d'affirmer ce soir, avec ce second verre de courage qui vient glisser au sein de mon gosier, que l’amour est une belle merde ! Et que mon sevrage de cinq temps au sein des cavernes de Spelunca me rend pompette bien trop rapidement à mon goût. L'alcool fait rosir mes joues et me donne un sentiment de toute puissance non négligeable. L'alcool délie les langues, invite à la confidence. Je rabaisse un peu le coude à l'idée de trop me confier et lui souffle :
« J’ai rencontré ici, il y’a un sacré bout d’temps maintenant, une divinatrice. Peut-être que tu connais une divinatrice dans ton entourage ? »

Je me penche en sa direction et murmure sur le ton de la confidence :
« Crois-moi, celle-ci ne m’a pas loupé dans ses prédictions la gueuse. »

Je me redresse et ne résiste pas au fait de boire à nouveau, remplissant les verres. Un rire amer franchit le seuil de mes lèvres tandis que j’ajoute :
« Elle se nomme la Rose du Désert et ce qu’elle m’a prédit pique. Pique fort fort fort comme les épines d’une rose. Et le pire dans tout ça c’est qu’elle ne s’est pas trompée la renarde ! Tu devrais peut-être lui demander de te tirer les cartes. Elle passe parfois ici, au Canari Jaune et je suis persuadée que l’avenir auquel tu prétends Jack n’est pas à la hauteur de celui qui se dessine pour toi. Tu mérites mieux, Holy mérite mieux et je mérite mieux. Nous méritons tous mieux que cet avenir de merde ! »

Philosophie et alcool, partie une.

Et hop, nouvelle rasade commune ! Etonnée, je clame théâtrale dans l'âme à cause ou grâce à tout l'alcool qui flotte dans mon estomac vide de toute nourriture :« Quoi ? Une amie ?! » m’esclaffais-je surprise « ... comme nos contrées sont petites ! Tout l'monde connaît tout l'monde ?! » Sur un ton un peu plus sérieux je m’interroge à mi-voix fronçant légèrement les sourcils, demandant: « Le cirque ? Quel cirque ? Il existe un cirque à Stell' ? »

Jamais je n'ai eu vent d’un cirque. Lorsque j'étais isolée à Spelunca il faut dire que je suivais que très peu les divertissements des Hommes : ma préoccupation principale était la vie de mon campement, la survie des miens dans de bonnes conditions. L’alcool me pousse présentement à penser que leur mort m’a retiré une sacrée épine du pied ! Plus de surcharge émotionnelle, plus de soucis à m'faire pour l'avenir... Libérée de mes contraintes j'ose noyer mes pensées anxiogènes, culpabilisantes, une nouvelle fois dans l'alcool réconfortant, reprenant une gorgée.

Peut-on apprécier quelqu’un et être en désaccord avec lui ?
Assurément :
« La liberté Jack ? Vraiment ?! Tu crois en la liberté mais tu ne crois pas en un jeu d’cartes ?! Tu t’moques de moi ? »

Intimement persuadée qu’ici personne n’est véritablement libre et intimement persuadée que les cartes disent la vérité je me relève soudainement, poussant brusquement le banc sur lequel je me trouve contre le mur. Quelques regards méfiants se tournent vers moi face à la précipitation de mon geste. D’un geste de la main je les rassure : je ne vais pas lui cogner la gueule au Moinow. J’ai été suicidaire une fois à Château Rouge, pas deux ! On m’y reprendra plus ! J’avance jusque à une table voisine. Je me saisis de dés taillés dans l'ébène et de cartes dans un sale état. Il faut dire que le jeu encorné a été laissé à la disposition des voyageurs et des ivrognes... Je préférais, de mémoire, les cartes d'Eyara mais ce jeu-ci fera parfaitement l'affaire.

Cherchant le regard du loup, je viens empoigner l’une de ses mains. Toujours debout, j’y glisse les dés au centre de sa paume et referme chacun de ses cinq doigts contre, lançant d'un ton empli de plaisanterie :
« Jette moi ça, Jack Moinowww ! »

J’esquisse un sourire et pendant qu’il prend la décision de lancer ou non les dés, je viens encore siroter un peu d’alcool supplémentaire. Posant ensuite mon godet sur un coin de la table, je viens battre les cartes en rythme pour bien les mélanger. Sous son regard je dépose trois cartes face contre la table et continue mes indications hasardeuses, ne sachant aucunement ce que je fais ! J’y mets suffisamment de conviction pour gagner en crédibilité malgré l’alcool qui coule à flot dans mes veines et lui bredouille :
« Et euh ! Tire une carte là ou là dedans. Choisis bien hein ! »

Je sépare le tas de cartes en deux parts égales et lui laisse le choix entre le tas de gauche et le tas de droite. Intimement, je me persuade que le tas de gauche est lié au cœur et le tas de droite à la raison. A partir de là, à moi le charabia mon p'tit pote !

Doucement, la bouteille se vide. Je viens me ressaisir du col de la piquette et incline légèrement le contenant vers nos godets : rien. Rien ne s’écoule, la bouteille que nous venons de commander est déjà vide et j’esquisse une petite grimace honteuse en la direction de Jack : oups ! Soit la personne de l’autre côté du comptoir nous a refilé une bouteille vide soit nous avons su acquérir tous les deux une descente digne des plus grands pigeons …

Puisque le Cirque était sa meute et ne l’est vraisemblablement plus je décide de ne pas m’étaler sur cette discussion afin de ne pas remuer inutilement le couteau dans la plaie. Je me dis néanmoins qu’un petit divertissement pourrait me faire le plus grand bien dans les prochains jours et je décide de laisser l’idée d’un passage pour voir les différentes  représentations dans un coin de mon esprit. Après tout si Jack, Holy et Eyara s'y trouvent pourquoi n'irais-je pas les soutenir en passant leur faire un petit coucou ?

Puis vint le moment où Jack récupère les dés et les balance de façon hasardeuse : merde ! Le con !!! Je retiens mon souffle en observant la trajectoire des dés. Ils effectuent un demi arc de cercle et viennent rencontrer le faciès des gens attablés non loin. Merde, merde, merde. Je me tourne dos à eux en regardant Jack avec des gros yeux, l'air de lui dire : qu'est-ce que tu viens de faire mon con ?! L’alcool fait son effet et je pince doucement mes lèvres entre elles pour me retenir de pouffer comme une mal-élevée. Je ne prends pas le risque de m’attirer des problèmes plus que j’ai pu en avoir au courant des derniers jours. Face à Jack, je tire une chaise du bout de ma chausse et je viens y prendre place en plissant les yeux répétant sur un ton mesquin, provoquant, alcoolisé :
« Eyara fait pas trop comme ça je crois. »

Je ravale ma fierté, je me retiens de lui dire que je ne suis pas Eyara au lieu de quoi je dis :
« Les dés ont dérivé de leur trajectoire initiale c’est-à-dire la table car ils ont été appelés ailleurs, pour une autre mission : celle de venir s’échouer sur la gueule de ces types, là-bas. Voyons voir ce que disent les cartes à ce propos...» Je marque une petite pause, observe la première carte retournée : « Deux de cœur… »

Aller Nina, bouge-toi le cul et invente une belle histoire pour le réconforter. C'est ton moment, brille de mille feux ! Et surtout, affiche un air assuré afin qu'il puisse se raccrocher à tes propos ! Je m’élance, spontanément, espérant que mes mots fassent sens avec tout l’alcool qui baigne désormais dans mon estomac :
« Tu as choisi instinctivement le paquet de gauche donc le côté du cœur. Un cœur entre en jeu. Tu pioches un cœur avec le deux. Un second cœur entre en jeu et le chiffre deux entre en jeu lui aussi. »

Ma main se tend au dessus de la table tandis que je plie trois de mes doigts pour en brandir deux en sa direction !

Spoiler:

« ... Le deux signifiant que ton cœur est partagé entre deux sentiments mais ! N’oublie pas les dés qui ont volé au travers de la taverne tantôt. Nous parlons là de l’amour ! De deux cœurs qui sont faits pour être ensemble qui vont emprunter des chemins diamétralement opposés pour… »

Je tire à mon tour une carte et la retourne :
« ... Se rejoindre Jack. Le trois de trèfle signifie dans trois mois, sous le signe de la chance, vous allez vous retrouver. »

J’hausse doucement mes épaules. L'histoire me semble plausible. Va t-elle se réaliser ? J'ai un petit et léger doute mais j'espère avoir apaisé les maux de son coeur quelques instants durants. Rassemblant les cartes sur la surface de l'ébène, je viens les mélanger avant de les distribuer à la hâte :
« Aller. Une partie ! Dis-moi à quoi tu veux jouer. Celui qui perds paie sa bouteille Jackette. »

Le lâcher-prise me fait un bien fou. L'espace d'un petit instant je me sens réellement vivante... La première fois depuis de très nombreuses et longues années.

Confidence pour confidence je fanfaronne gaiement à l’idée d’avoir gagné ! J’en fais des caisses, je chantonne, je crie, je hurle aux loups ma victoire tandis que je l’observe se relever, un peu flou, un peu hésitant dans sa démarche. Pauvre petit chou ! Je ferme brièvement les yeux tentant de me stabiliser moi aussi. Se moquer est une chose, assumer les conséquences de sa boisson en est une autre. Ce n’est pas tout de clamer sa victoire, il me faut rester un minimum sobre aussi pour pouvoir rentrer sans me tromper de chemin plus tard.

Tandis qu'il s'éloigne, je lance en sa direction :
« J’triche jamais ! Oh ! Non mais ! Tu as pris Nina pour qui toi ?! »

Je redistribue un peu à la hâte les cartes sans oser soulever l’une d’entre-elles. Après tout je n’ai qu’une seule parole et je viens de clamer que je ne triche pas alors je m’y tiens et je ne triche pas ! Sage comme une image, je me relève de ma chaise pour accueillir Jack comme il se doit : je laisse délibérément mes deux mains fermement ancrées sur le bord de la table. Tout titube, tout flanche, tout fout l'camp mais pas suffisamment encore pour que je m’effondre. J’observe l’alcool s’extirper de la bouteille afin de remplir nos deux godets et je reprends le chant à sa suite d'une voix cassée par la fatigue et l'alcool :
« Un p’tit coup on à soif ! On a soiiiif ! »

J’esquisse un large sourire avant de me laisser retomber sur la vieille chaise grinçante saisissant le godet à mon tour. Je viens claquer mon contenant contre celui de Jack alors qu’il s’apprête à descendre son verre. Je ricane en voyant le liquide flancher au sein du godet et opine du chef après deux trois gorgées :
« Ils sont si tendus ! Un ami disait souvent t’es tendue Nina mais qu’est-ce que t’es tendue ! Mais j’t’assure qu’ils sont bien plus tendus que moi ! »

Un hoquet s’extirpe d’entre mes lèvres mais je décide d’en faire fit. Retournant mes cartes je les observe puis observe Jack lui murmurant :
« T’es foutu mon gars ! Hahaha ! Je vais gagner une seconde fois. »

Et je lance la première carte d’une longue série sur la table avant de m’interroger avec un léger décalage par rapport à la réalité :
« ... Mais ! ... à la santé des pirates ?! Vous fréquentez ces gens-là M’sieur ? »

Soudainement il capte mon attention. Je le dévisage légèrement me demandant comment pareil bonhomme peut se tenir auprès de tels malfrats. Il me semblait être une âme pure incapable d'escroquer, de voler quiconque ! Je retourne mes cartes, face contre la table, plante mes deux coudes sur l’ébène et niche mon visage au sommet de mes mains croisées : raconte-moi tout ça que j’comprenne un peu les tenants et les aboutissants en nos terres mon chou.

Elle laisse son menton porté au sommet de ses mains croisées, l’observant en tentant de garder ses yeux grands ouverts. La fatigue et l’alcool l’amènent à faiblir tout doucement mais elle se fait violence pour écouter ce qu’il lui partage. Les deux individus semblent étrangement lucides malgré les nombreux godets d'alcool qui coulent au coeur de leurs veines !
Un soupir de mécontentement s’extirpe d’entre les lèvres de Nina tandis qu’elle décroise ses mains pour remplir les verres, grommelant d'une voix à peine audible :

« Et s'il te plaît, c'pour les loups ?! »

Elle croise à nouveau ses mains et dépose au sommet de ses doigts entrelacés son menton. Attentive, elle écoute Jack lui conter son histoire. Cette dernière fait écho à sa propre histoire mais la jolie jeune femme se retient bien de le lui dire, attendant qu'il termine son récit. Nina relève ses cartes, jette un coup d'œil silencieux à celles-ci avant d'abattre une carte sur la table. Déglutissant, elle porte le godet à ses lèvres pour se donner une gorgée de courage :
« J'ai été mordue et j'ai tué celle que j'aimais plus qu'une amie durant un soir de pleine lune. Tout était confus. Tout l'est toujours. Elle se nommait Lou. »

Nina laisse le silence gagner l'atmosphère et terminant son godet d’un trait retourne abattre quelques cartes sur l'ébène de la table, poursuivant :
« Je suis partie vivre à Spelunca voulant me racheter une conscience. J’ai pris soin d’accompagner de nombreux loups les soirs de pleine lune durant leur transition afin qu'ils ne commettent jamais l'irréparable à leur tour. Je les ai aimé, plus que tout au monde. J’ai veillé nuit et jour sur les esprits les plus faibles. »

Elle cesse d'abattre des cartes avec colère et à son tour, se sont ses poings qui trinquent. Ses ongles s'enfoncent au sein de ses paumes, ses phalanges blanchissent et un léger tremblement vient agiter ses poings fermés. L'émotion noue sa gorge tandis que le processus de deuil avec l'ouverture de la parole fait son oeuvre :
« Mais j'ai échoué. Ils sont morts. Je suis morte. Je n'ai plus de meute et je suis de retour à Stellaraë. Nous sommes deux âmes en peine ! Mais je suis persuadée que l’avenir s’annonce brillant hein ! Il faut juste... Lui laisser une chance, n’est-ce pas ? »

Elle fait taire ses pensées intrusives, celles qui tournoient à l'infini au sein de son esprit disloqué. Elle fait taire ses réflexions douloureuses à l’aide d’une nouvelle et grande rasade d’alcool. S’enfonçant au fin fond de sa chaise, elle vient croiser ses jambettes semblant réfléchir à son avenir, à ce que sa suite de vie va inscrire au sein de son existence tangible. Jouant avec le liquide au sein de son verre, elle fait tourner encore et encore le contenant. Elle patiente quelques instants avant d’abattre son verre sur la table face à l’évidence qui vient de naître en son sein. Impulsion nouvelle de vie, elle lance totalement bourrée :
« Je veux apprendre à naviguer, à voyager, à me repérer sur la mer ! Je veux apprendre à mener un bateau ! Guider un équipage ! Et promis ce n'est pas pour descendre la réserve de rhum que je t’en fais part hahaha ! Quoi que ! »

Un hoquet franchit le seuil de ses lèvres tandis qu’elle abat ses dernières cartes.

Nombre aléatoire (1,2) :

1

1.Jack gagne
2.Nina gagne

Jack lui coupe l’herbe sous le pied: l’envie de voyager lui est refusée sous prétexte que les pirates sont des gens peu fréquentables et que les abordages sont souvent dangereux. Mais le danger en ces Terres n’est-il pas représenté par l’imprévisibilité de la jeune femme qui lui fait face ? N’est-elle pas aussi peu fréquentable que ces bandits ?! ... Un doux sourire vient se dessiner sur son faciès venant pourfendre ses joues de deux fossettes malicieuses. Sarcastique, elle souffle :
« Etouffe-toi, tu as bien raison. Comme ça si tu meurs et becte la table en tombant tout le monde pensera que je suis à l’origine de ta mort. Je pourrais alors rejoindre les pirates en bonne méchante et à moi les aventures ! Youpi ! »

Elle marque une pause avant de s'enquérir de l'état de santé de son ami de beuverie. Son ton est plus sérieux et son sourire est retombé. Presque paniquée, elle lui demande :
« Ça va ? Je rigolais, tu sais ? D'accord. Bon. Ne refais plus jamais ça hein ! »

Son regard scrute les personnages aux environs avant de se porter sur Jack. Nina se penche au travers de la table. Le plat de ses mains vient s’implanter sur l’ébène tandis que sa chaise chute au sol dans son dos. Elle s'est probablement relevée un peu trop vite et ainsi redressée Nina cherche le regard de Jack. Elle peine. Il faut dire qu’un œil part à gauche et l’autre à droite avec tout l’alcool qu’elle a ingurgité.
« Jack. » dit-elle avant de réfléchir au sens réel des propos qu’elle s’apprête à lui offrir, bredouillant « Je. Heum. »

Elle affiche une petite moue dubitative : merde, que voulait-elle dire ? Nina se relève, cessant de se maintenir appuyée sur la table. Quelques secondes défilent. Elle réfléchit encore et encore et soudainement, un éclair de lucidité vient frapper sa personne. Miracle ! Nina se souvient et avec un temps de latence tente de le rassurer maladroitement : « Mais toi aussi Jack tu mérites de retrouver ta Holy-Douce ! Et d’être heureux ! Les situations sont parfois passagères. J’ai bon espoir pour vous ! » Elle maintient son idée malgré ses contestations précédentes, butée, persuadée qu'ils vont se retrouver.

Sa phrase se termine en un hoquet tandis qu’elle ferme ses jolis yeux dans l’espoir vain de se stabiliser. Sa tête lui tourne, décrivant des arcs de cercle à l’infini au sein de sa caboche. Ses mains se relèvent légèrement au niveau de ses hanches. Ses doigts s’écartent les uns des autres comme si l'ancienne cheffe de meute prenait appui sur un comptoir qu’elle seule semble voir. Entre ses lèvres se faufile un léger sifflement ponctué d’un : « Oh l'sanglier ! »

Mais de quel sanglier parle t-elle ?! Est-elle tombée sur la tête ?! Vogue t-elle au travers de l'Immatériel ?! Que nenni ! Elle est simplement ronde comme un ballon ! Ses yeux se rouvrent. Après plus de cinq belles années sans alcool il faut dire que tout lui tape à la tête. L’un de ses index se tend vers la porte d’entrée tandis qu’elle souffle :
« De l’air. »

Elle jette vaguement un coup d’œil en la direction de Jack avant de se faufiler entre les ivrognes pour atteindre l’extérieur. L’air frais vient happer son visage et lui remet doucement les idées en place. Une question flotte néanmoins dans son esprit : pourquoi vouloir rejoindre les pirates ? Probablement pour apprendre. Nina dédie sa nouvelle vie à l’apprentissage. Les Autres et leurs spécificités mais aussi le monde qui l’entoure, semblent être les deux nouveaux leitmotivs à sa nouvelle vie.

Être ronde comme un ballon, être murgée comme un goret, être beurrée comme une biscotte ou encore avoir les bisons qui courent sous le scalp, les expressions pour décrire l’état dans lequel se trouve présentement Nina ne manquent pas. Elle est gauche, maladroite, titube légèrement. Ses mains semblent se raccrocher dans le vide à des objets invisibles, tablettes et supports lui permettant de se maintenir de ses dix doigts écartés. Ses pieds manquent de s’emmêler parfois et ses yeux peinent à faire la mise au point sur ce qui lui fait face. Ceux qui lui font face sont doublés d’office: une Nina ivre est une Nina qui voit double, qui louche et qui a la langue bien plus pendue qu’à l’accoutumée. Elle inspire de grandes goulées d’air, laissant l’air frais parcourir ses poumons. Sa tête est douloureuse mais l’air extérieur semble atténuer légèrement les maux qui l’affublent.

Sa meute n'est plus qu'un lointain souvenir tandis qu'elle se met en marche, âme en peine, errante au service de la Nuit. Attrapée par le bras, elle fait volte-face et glisse sa main libre sur celle qui semble la maintenir en place. Tout en fronçant les sourcils :
« T’as encore une bouteille, toi ? » gazouille-t-elle en désignant de son menton la bouteille de rhum que le pirate tient dans sa main libre. Relâchant la dextre qui s’est abattue sur son bras Nina se défait de l’étreinte en agitant légèrement son bras et continuant de froncer les sourcils, elle répond à côté de ses propres pompes :
« Je veux rejoindre les pirates pour apprendre ! Je peux apprendre la vie sur la mer, je veux apprendre à nager et je veux apprendre à libérer la louve en moi. »

Elle marque une pause consciente vaguement de sa confidence et du fait que sa louve ne resurgisse plus depuis quelques temps. Nina finit par ajouter :
« Je n’ai pas sommeil. »

Comme ces enfants qui se refusent à dormir alors que leurs paupières tombent et que les bâillements s’enchaînent, Nina esquisse quelques pas sur les pavés. Ses bottes manquent de s’accrocher et pestant, elle plie légèrement l’une de ses jambes. Se tenant sur un pied, elle tente d’ouvrir la bottine qui s’offre à elle. L'ancienne cheffe de meute titube et se rattrape à Jack en rigolant, empoignant l’un des poignets de l’homme. A l’aide de son autre main elle parvient à défaire sa bottine et réserve le même sort à son autre chaussure, les retirant pour marcher pieds nus. Elle relâche Jack, courbe le dos pour ramasser ses bottines et manque d’embrasser le sol à pleine bouche.

Lorsqu’elle se redresse, le dos bien droit et les chaussures en main, Nina semble réfléchir. Elle esquisse quelques pas et le désigne d’un geste du menton :
« Et toi, tu t’es vu dans ton état ? Tu transpires la tristesse. T'es devenu qu'un loup triste. Tu vas te faire voler tes affaires à la moindre occasion ! Moi j'reste avec toi pour le moment. »

Un hoquet franchit le seuil de ses lèvres et ses sourcils se froncent de mécontentement à nouveau tandis qu’elle se fait violence pour marcher droit, sans tituber ou chanceler. Ses épaules se réhaussent et elle répète :
« J’n’ai pas sommeil. Je veux voir les bestioles du cirque. »

Nina se tourne en sa direction tandis que son regard semble plus ou moins se stabiliser, cessant de loucher et de voir flou. Elle observe Jack, cherche son regard et affichant des yeux doux ajoute :
« S’il te plaît ? »

Un léger sourire vient broder ses lèvres. Nina semble déterminée à faire de cette nuit d'ivresse une nuit de découvertes en commençant par le cirque et en enchaînant par les pirates !

« Ouh j’ai peur ! » lance-t-elle noircit comme un corbeau en observant ses pupilles aux couleurs changeantes. Un sourire vient barrer son faciès faisant naître deux fossettes malicieuses au sein de ses joues. Néanmoins son sourire disparaît bien rapidement et venant se saisir de la main de Jack, Nina lance soudainement émerveillée :
« OUAAAAAH ! » Ses lèvres s’entrouvrent formant un cercle parfait entonnant gaiement : « REMONTRE, REMONTRE ! REMONTRE ! »

Elle vient appuyer sur le centre de sa main comme si cette manipulation l’amènerait à ressortir ses griffes. Nina oublie l'espace d'un très bref instant qu’elle ne fait pas face à un petit chat et qu'elle a potentiellement un dangereux acolyte en face d'elle. Elle continue d'appuyer sur la paume, comme une forcenée l'espace de quelques secondes supplémentaires. Un soupir de frustration franchit le seuil de ses lèvres et l'ancienne cheffe de meute repousse la main de Jack, saisissant son bras pour y accrocher son propre bras.

Passant à autre chose, la jeune femme ricane sous ses propos :
« Artifices ? Je n’ai même pas mis d’encre à lèvres et d’belle robe pourtant ! »

Un hoquet franchit pour la énième fois le seuil de ses lèvres et cessant de lutter contre, Nina hoquette quelques fois supplémentaires. Elle opine du chef, laissant son bras attaché au sien, marchant à ses côtés :
« J’adoooore les animaux ! Y’a quoi comme animaux au cirque ? T’as des chevals ? »

Elle marque une pause, cessant soudainement de progresser, obligeant Jack à reculer d’un pas. Se concentrant, elle se corrige elle-même et marmonne :
« Des chevaux ? T’sais que Nina elle sait monter à cheval ? Eh ouais ! Mais je n’ai pas d’griffes rétractables comme toi et j’veux bien que tu m’apprennes comment faire ça pour pouvoir glisser une griffe sous HIC la gorge de mes HIC mes ennemis ! »

La jeune femme reprend son rythme de marche, titubant sur les pavés, déterminée à faire nuit blanche à ses côtés :
« Et les pirates, sont combien ? Et sont gentils j’espère ? Et sont tous des loups eux aussi ? Hahahaha, des loups ça pue l’chien mouillé mais sur un bateau, en mer, ça doit puer deux fois plus ! Beuuuuurk. »

Hilare, elle cesse de le taquiner et semble soudainement réfléchir tout en portant un regard sur le ciel et les nombreuses étoiles qui le parsèment :
« S’occuper d’ma louve… Elle n’est pas bien ma louve. Elle est toute groggy, elle bouge pu d’puis des semaines. J’sais pas quoi faire pour qu’elle revienne, je n’ai pas envie qu’elle souffre t’sais, c’une gentille ma louve contrairement à moi. »

Nina détache son regard du ciel : douze étoiles comme les douze loups assassinés par ses mains. Douze comme le nombre de vies qu'elle a ôté avant de s’accorder égoïstement un passage par le Canari Jaune pour parfaire son deuil. Douze comme le chiffre signant la fin de son ancienne vie mais avant tout douze comme le nombre de secondes qu’il lui faut avant de trébucher sur les pavés entraînant Jack à sa suite en un rire étouffé.