Tamel ferme les yeux une seconde, deux.. Mais pas plus. Sa proie est dans sa ligne de mire. Depuis quelque temps, la jeune stryge chasse. D'abord c'était une fois par semaine, puis deux... Jusqu'à ce que cela devienne une activité quotidienne. Elle a dans l'espoir que la chasse lui permette de percer le secret des âmes.
Elle lâche la corde, la flèche fuse, elle loupe sa cible mais l'animal ne la voit pas, il redresse la tête et Tamel fait vite glisser un autre projectile dans son arme et n'attend pas pour tirer. C'est un peu précipité et la chance y est pour beaucoup mais la flèche pénètre la peau dure du sanglier. D'un bond, elle descend de son perchoir et se retrouve, en quelques foulées, agenouillée devant la bête.
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Merci grand Dragon de m'avoir permis de le toucher. La Stryge pose ses mains sur le sanglier pas tout à fait inerte, elle ferme les yeux et se concentre pour sentir l'âme, ou l'aura... Ou quelque chose qui s'émanerait du mort.
Énième chasse.
Énième échec.
Tamel soupire alors qu’elle met un petit coup de pied contre le cadavre devant elle. Comment pourrait-elle un jour devenir Chaman alors qu’elle n’arrive même pas à entendre le dernier souffle d’un simple sanglier ? En colère et triste, elle retourne en direction de la taverne de ses parents. Ses parents…
Oui, ils m’ont élevé… Ce sont mes parents… Mais ce ne sont pas ceux qui m’ont créé. Est-ce que ma vie aurait été différente si je n’avais pas été chassé de la ferme ? Comment… Est-ce que… J’aurais vendu des fruits et des légumes… J’aurais encore mes sœurs…
Et je ne serais pas coincé dans un désir vain de contrôler des esprits… La jeune femme ne réalise pas qu’elle ne prend pas vraiment le problème comme il fallait. Un Chaman ne contrôle pas, il entend, il communique. Le chaman partage et apaise. Dans ses souvenirs, elle ne voit plus les moments d'écoute, de confiance mutuelle et d’équité entre l’esprit et le chaman. Sans doute a-t-elle été influencée par le mode de vie particulier des Stryges Noirs et leur besoin constant de contrôle.
En arrivant à proximité de chez elle, Tamel ralentit le pas. Elle finit même pas s’arrêter alors que son regard passe au-delà de la bâtisse. La Tour. Cette Tour tant désirée recèle sûrement bien des secrets. Quand elle reprend son chemin, l’orpheline ne vise plus la taverne, mais le plus haut palier qu’il lui est permis d’atteindre.
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Je peux accéder à ta bibliothèque ? -
Mh ?L'orfèvre lève les yeux de son ouvrage. Il n’a pas entendu son apprentie entrer. Lentement il repose la bague et la pierre précieuse à sa place. Il sourit à la jeune femme puis jette un regard vers la grande bibliothèque au fond de la pièce.
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Vas-y. Tu cherches quelque chose en particulier ? -
Oui, mais ne t'en fait pas, je vais chercher seule... Termines ce que tu faisais.-
J'y compte bien...Finit-il par souffler en reprenant avec précaution le joyau entre ses pinces. Concentré sur sa tâche, il n'entend pas les soupirs de frustration de Tamel. Ce n'est qu'une bonne dizaine de minutes plus tard, quand la pierre précieuse est installée et qu'il se redresse pour reprendre son souffle qu'il se souvient qu'il n'est pas seul. D'un geste, il se retourne pour regarder la jeune Stryge. Assise sur le sol, elle semble plongée dans un ouvrage. Mais il n'a pas le temps de sourire qu'elle le referme d'un coup sec.
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Il n'y a rien de ce que je cherche ! -
Du calme Tamel, dis-moi plutôt ce que tu veux, je pourrais t'aiguiller. Le Maître la regarde, elle hésite, elle se tord les mains avant de finalement lui expliquer qu'elle souhaite se renseigner sur les esprits. L'homme plisse les yeux, d'abord suspicieux mais connaissant la jeune femme comme volontaire, serviable et appliqué, il ne doute pas longtemps du but de cette recherche.
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Je n'ai rien là-dessus, mais chez Irma, il y a sans doute ce que tu cherches.-
Elle vit où ?Le Stryge n'a pas le temps de répondre avant que Tamel ne se soit mise debout et près de la porte. Avec un sourire, il lui indique avec précision où elle pourra la trouver.
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Respire, calme... Respire.... Mais si elle ne veut pas me montrer ? Si elle me repousse ? Non... Je dois la convaincre... Je dois lui donner envie de me laisser regarder ses livres... Si je dis que je viens de la part de... Peut-être que... Peut-être ! Tamel prend une autre grande bouffée d'air, puis toque doucement à la porte. Celle-ci s'ouvre sous la pression de son geste. La pièce que la jeune fille découvre est petite, sombre et pleine de poussière. Elle se permet d'entrer en toussotant pour montrer sa présence. Elle n'ose pas avancer plus et bien vite, elle entend un petit claudiquement, rapidement une vieille femme s'approche d'elle, les yeux à demi clos. Tout dans son visage montre qu'elle est en train de la juger, de la jauger.
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Qui es-tu ?Demande-t-elle d'une voix chevrotante mais qui ne laisse pas de doute sur sa dureté.
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Je suis Tamel, Tamel Alona. Je suis apprentie Joaillère chez--
Oui. Très bien, mais que fais-tu chez moi ?L'orpheline en quête de savoir prend une grande inspiration avant d'expliquer la raison de sa venue. Elle tente d'être précise, et concise, mais elle n'y parvient pas et se perd dans des détails assez inutiles. La vieille Irma ne la lâche pas des yeux, ceux-ci, au contraire de son visage qui semble figé dans l'indifférence, montre clairement de l'intérêt pour la demoiselle. Mais c'est assez sèchement qu'elle lui coupe la parole.
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Si je te laisse regarder mes livres... J'obtiens quoi en échange ?La jeune femme mord sa lèvre alors que son esprit tente de trouver, à vive allure, une solution.
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Des bijoux ? Que je fabrique... Je pourrais vous en--
Non, à quoi me servirait tes bijoux d'apprentie !-
Dans la taverne de mes par--
Crois-tu que j'ai envie d'aller fourrer mes ailes en dehors de cette tour ? -
Je... Et bien... Je chasse ?Irma, qui venait de faire demi-tour pour retourner dans les méandres de sa maison, fait volte face. Le sourire qui avait déformé son visage a déjà disparu quand elle lève les yeux vers Tamel.
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Sanglier ? -
Oui...?-
D'accord, mais je ne veux pas que la viande, je veux tout, la peau, les dents, la graisse. -
Combien en voulez-vous ?-
Tous.Tamel se fige. Tous ceux qu’elle chasse ? Pour un livre ? Elle fronce des sourcils, c'est peut-être cher payé pour un livre... Elle n'ouvre pas la bouche et se mord un peu plus la lèvre, est-ce que ça vaut quand même le coup ?Elle n'utilise pas vraiment les dents ou les os... Mais la viande sert à ses parents et la graisse pour les lampes à huile.
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Pourquoi vous av--
Acceptes-tu ?La jeune femme soutient le regard de la vieille. Son visage est indéchiffrable mais elle semble apercevoir dans son regard quelque chose, une chose qui ressemble à de la fierté, ou de la promesse.
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Je n'ai pas tout mon temps jeune fille.Tamel baisse les yeux. Est-ce que son désir est suffisamment fort pour qu'elle y laisse toutes ses chasses ? Est-ce que ses parents y verraient à redire ? Certes, ils n'avaient pas réellement besoin de cette viande, mais c'était un plus qu'il était difficile de négliger.
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...-
Demandes-toi une chose, Tamel. Est-ce que ton futur vaut plus ou moins que leurs présents ?Comment avait-elle su ? Est-ce qu'elle peut lire dans les pensées ? Est-ce qu'elle savait tout du dilemme de Tamel ? Celle-ci ne pense même plus à ce problème tant elle est surprise par la vivacité de la femme devant elle. D'ailleurs, celle-ci ne lui semble soudainement plus aussi vieille, plus aussi minable ou miteuse...
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Oui Tamel. Je peux.C'était faux, elle ne savait pas lire à proprement parler dans les pensées, mais elle parvenait avec ses dons à comprendre, à déduire certaines choses. Sans doute il était possible de comparer ça à de la télépathie.
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Suis-moi.Tamel fronce de nouveau les sourcils mais la vieille femme a déjà disparu dans le couloir. D'un geste, elle lui emboîte le pas. Dans le couloir, elle grimace, l'odeur est plus que douteuse, mais elle se force à continuer. Étroit et tortueux, le couloir semble infini mais il débouche sur une pièce plus grande que la première. Un feu crépite contre la paroi de pierre de la tour et l'unique fenêtre inonde de lumière un bureau. Tout à côté, des étagères avec quelques livres, bien peu en comparaison à la riche bibliothèque de l'orfèvre. Deux portes clauses se trouvent de l'autre côté mais Tamel n'a pas le temps de s'y attarder qu'Irma fait claquer un livre sur la table au centre de la pièce.
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Ce livre parle des esprits, des morts. Je suis sur qu'il devrait te... satisfaire. Mais... Je suis prête à t'offrir bien plus.-
... Je...Pour la première fois, la jeune Stryge voit un fin sourire traverser le visage en face d'elle. Rapide, il s'estompe rapidement et fait place à un rictus. Tamel se sent piéger. Sa respiration s'accélère alors que la porte derrière elle se claque. Elle y voit de la magie. Le feu crépite et les ombres sur les murs dansent. Elle les voit comme des menaces.
Pourquoi suis- je ici ? C'est une mauvaise idée... J'aurais dû refuser et...-
Cesse de paniquer. -
Pourquoi m'avez-vous conduite ici ?Irma arque un sourcil et la fixe, longtemps. Trop longtemps au goût de Tamel qui trouve la situation de plus en plus gênante, angoissante. Pourquoi son Maître l'a-t-il envoyé chez cette folle ? Pourquoi ? Il voulait lui faire payer son envie de devenir chaman ? Le fait qu'elle y mette plus de temps que dans son apprentissage ?
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Je ne veux pas que tu survoles un sujet aussi intéressant. Je ne veux pas que tu lises sans comprendre. -
Mais...-
Ne veux-tu pas pouvoir interagir avec des esprits ? Ne veux-tu pas... Contrôler ces âmes ? Leur demander de t'aider, de t'assister ? N'as-tu aucune envie de découvrir la puissance des morts ? Tu ne sembles pas idiote, mais tu ne donnes pas l'impression d'avoir véritablement envie d'en savoir plus, de maîtriser l'art de la manipulation des âmes, de vouloir apprendre à dominer l'immatériel du non-vivant... Serais-tu aussi vide d'envie que les autres ? Plus elle parle, plus l'orpheline se sent impactée, concernée. Plus les phrases, les accusations de la vieille Irma s'accumulent, plus elle se rend compte qu'elle en veut, qu'elle veut le faire, qu'elle veut apprendre et faire. Tamel prend une grande inspiration, elle gonfle sa poitrine, se redresse, ses ailes se raffermissent et son regard devient plus dur et déterminé.
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Apprenez-moi. Je serais votre élève, je serais assidue, attentive, appliquée.-
Les sangliers ?-
Seront à vous. Je n'ai pas besoin de savoir pourqu--
Oh... Tu le sauras... Crois moi...Irma s'approche alors de Tamel qui ne bouge pas d'un pouce. L'aura inquiétante englobe maintenant la jeune femme tout entière et un frisson la parcours alors que la main froide et noueuse de la vieille se pose sur sa joue. Leurs regards se croisent et Tamel aperçoit de la fierté dans les yeux de sa nouvelle enseignante.
Celle-ci arque un sourcil en esquissant un sourire.
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Je suis sûr que tu sera une bonne et grande élève.Puis, alors qu'elle ne la sent pas se retirer, Tamel voit Irma disparaître derrière l'une des deux portes. Son regard se pose alors sur la table, le livre est là, ouvert. Ce qu’elle avait pris pour un livre est en fait un carnet bourré de note, de rature et d’image dessiné à la main, sur la page écrit en grande lettre et entouré plusieurs fois :
De l'autre côté du Voile : Le monde des Esprits, avec une petite note :
À lire en premier lieu. Et, juste à côté, bien fermé mais visiblement pas neuf, le livre.