Je me promenais dans les rues sombres de la capitale des humains ce soir-là, après quelques transactions minéralogiques. Il y avait peu de lumières alentour et les bruits habituels des Sans-cornes étaient étouffés par les volets fermés et par une légère chape de brume qui emplissait les rues, rendant l'ambiance quelque peu angoissante. Je ne m'en faisais pas trop pour ma propre sécurité. J'étais rarement seul malgré ce qu'on pouvait croire à première vue. Il devait y avoir eu tellement de décès dans une ville si fourmillante d'une espèce à la longévité si courte que je pourrais relever une véritable armée si on me tombait dessus par surprise.

Malgré ma décision de me vêtir de sombre pour harmoniser ma toilette à ma pigmentation naturelle, je ne passais apparemment pas tant inaperçu. Les rares passants encore réveillé, si l'on pouvait parler de réveillé quand on croisait un poivrot effectuant un nombre impressionnant de virages dans une allée résolument droite, me jetaient des œillades inquiètes en biais et s'éloignaient de mon chemin à une vitesse dont je ne les aurais pas cru capables. Puis vint cet individu étrange. Élégamment apprêté, grand de taille, d'une démarche trahissant une éducation raffinée. Je le remarquai car ce n'était pas la première fois que nos chemins se croisaient ce soir là.

Je me demandai rapidement s'il me traquait ou si ce n'était qu'une pure coïncidence mais mon éducation religieuse, que je ne suivais que d'une oreille me susurra que ce n'en était surement pas une. Après la troisième rencontre étrangement hasardeuse, je fis un tour de pâté de maison et me plantai sur son chemin, espérant le surprendre.

- Qui es-tu ? Me suis-tu?

L'approche était directe et sans faux-semblants. Je ne comptai pas me laisser intimider ou filer sans réagir et je me préparai à appeler mes compagnons funestes à la rescousse au cas où mon interlocuteur fut agressif.

EPSILON

Visiblement, mon intervention avait eu l'air de le prendre de court. Je me serais attendu à un peu plus de vigilance de sa part étant donné la délicatesse avec laquelle il me suivait, toujours là où je ne l'attendais pas, dans la pénombre, depuis un certain temps. Et d'un coup, il aurait totalement perdu cette manche. Ou alors, il se moquait de moi, ce qui pouvait totalement être plausible aussi.

Après un temps d'arrêt anormalement long, probablement dû au choc de mon interception d'un filateur, j'eus droit à un sourire qui devait avoir été travaillé depuis longtemps tellement il sonnait faux et beaucoup trop collant à la circonstance. S'il pensait m'avoir avec ce genre d'artifice...

-C'est un honneur, maître djöllfulin, que faites-vous à une heure si tardive ici ? Les rues peuvent être dangereuses...

Et voilà, on y arrivait. La subtilité n'était clairement pas dans la nature de mon interlocuteur. Il savait ce que j'étais, ce qui laissait une bonne chance sur deux pour qu'il veuille me dépouiller, me désosser ou me déposer... Sur un étal d'esclavagiste. C'est ce qu'on va voir... Ostensiblement, je déplaçai ma main, paume vers le sol, puis en appelai à mes énergies intérieures. Le sol bouillonna doucement, interceptant un rai de lumière poussiéreuse avant que la suite de ses paroles ne suivent.

- Oui, en quelques sortes, mais...vous n'avez pas à avoir peur.

Mon pouvoir était sur la ligne de départ. Je n'avais plus qu'un loquet à déverrouiller dans mon esprit pour que nous soyons encerclés par mes compagnons funestes, qui, s'ils n'étaient pas encore tous performants, me permettraient sans doute de neutraliser un potentiel adversaire par le nombre et la distraction.

- Bien entendu, un inconnu, habillé comme un petit bourgeois, que je retrouve une demie-douzaine de fois sur mon chemin, en pleine nuit, qui me met en garde contre la dangerosité des rues et m'assure que je ne risque rien? Comment ne te ferais-je pas confiance?

Le voyant approcher, je libérai un peu plus d'énergie, rendant le bouillonnement du sol plus remarquable car maintenant, on pouvait entendre son frémissement.

- Approche encore. Tu n'as pas à avoir peur.

Je mis volontairement dans ma dernière phrase une emphase marquée et une mauvaise imitation de sa réplique qu'il pensait doucereuse et rassurante. Un bon moyen de me faire des amis direz-vous, mais en même temps, il n'a pas l'air plus doué que moi...

EPSILON

Le regard de mon interlocuteur me mettait encore plus mal à l'aise. On eut dit qu'il m'évaluait, qu'il essayait de trouver une faille. Je n'aimais vraiment pas ça et j'avais bien fait de préparer mes compagnons funestes en prévision. Il finit enfin par reposer quelque peu la tension de son corps et à me présenter ses mains, pour bien me montrer qu'elles étaient vides. Comme si c'était un signe d'absence de danger... Je n'avais jusqu'ici jamais eu besoin de mes mains pour combattre.

- Je m'avoue vaincu maître djöllfulin.

Nom de... Des cornes ? J'avais donc affaire à un compatriote ? Ce n'était pas pour me plaire. Je n'avais plus vraiment confiance en ceux de ma race depuis que la récompense pour avoir sauver les vieux et les trop jeunes avait été de me demander avec insistence d'aller découvrir le monde et d'arrêter de découvrir le village. Il n'en restait pas moins que pour mon interlocuteur, se dévoiler ainsi présentait des risques et probablement une offre de paix, mais je restais méfiant. On ne savait jamais ce qui pouvait arriver et je n'oubliais pas qu'il avait essayé de me filer le train depuis un bon moment.

- En vérité, je ne suis vraiment pas là pour vous nuire... Mais...Vous m'avez l'air délicieusement intriguant...

À peine avait-il fini sa phrase, que je trouvais, elle aussi, intrigante que ma vision se troubla, comme si un brouillard s'était emparé de mes sens alors que le temps était clair et frais ce soir-là. J'avais eu bien raison de ne pas baisser ma garde. Le sol se mit à bouillonner de plus belle, n'attendant qu'un geste, une pensée de ma part pour donner naissance à ses morts.

- Je vous présente votre mannequin d'entraînement. Je veux voir ce que valez...

Comment s'était-il retrouvé là-haut ? Cela restait un mystère pour moi, mais je comptais bien l'éclaircir. Il me suffit de relâcher le contrôle des créatures de la nuit, déjà appelées, qui ne demandaient qu'à respirer l'air libre... Façon de parler... Quatre revenants s'élancèrent, un trébucha et s'écroula, perdant ce qui lui restait de membres au passage, mais les trois autres, pour une fois, avaient l'air vaillant. Enfin, aussi vaillant qu'eurent pu l'être des cadavres revenu sur terre par magie.

Deux d'entre eux se jetèrent sur la forme sombre qui me faisait face et s'acharnèrent à le rouer de coup, tandis que le dernier tentait tant bien que mal d'atteindre le toit où s'était réfugié le cornu, histoire de me le ramener, tel un bon animort de compagnie.

EPSILON

Peu importait combien de revenants je produisais, mon compatriote ne cessait de sourire. Comme s'il eut une bonne blague en tête que je ne connaissais pas et qu'il s'en amusait à mes dépends. Il me complimentait même en continuant de réduire mes compagnons en miettes lorsqu'ils arrivaient jusqu'à lui.

- Félicitations, maître mage ! Vos facultés sont prodigieuses ! Je serai curieux de savoir quel dieu vous octroie de tels dons... Mais trêve de conversation, je vous en prie, montrez m'en plus !

Alors qu'il continuait sa façon détestable de me lancer des fleurs, il finissait l'un des revenants qui avait été assez habile pour grimper jusque là. C'est dommage, j'aurais bien aimé voir sa tête. Seulement sa tête. Séparée du corps, quoi... De plus, comble de l'ironie, il semblait plus habile à invoquer que moi. Sans effort apparent, d'un simple coup de main, ses créatures m'encerclaient alors que les miennes peinaient à simplement sortir du sol. Quelle bande de débiles incapables...

- Que le spectacle continue !

Qu'est-ce qu'il m'énervait avec ses manières et son habileté. S'il n'avait pas été aussi insupportable, j'aurais surement pu apprendre de lui. Mais le fait que j'essaye de le désosser jetterait certainement une ombre sur une potentielle demande de tutorat. Des formes indistinctes convergeaient maintenant vers moi et je dus mettre de nouveau beaucoup d'énergie pour faire sortir un bras du sol devant moi. Au moins, celui-ci avait-il l'air plus compacte que les autres, il en serait certainement plus efficace.

- DÉMOOOOONS !!!! À LA GAAAARDE !!!!

Le cri résonna d'une ruelle située entre les deux combattants. Tout à leur combat, ils n'avaient pas remarqué un citadin nocturne qui rentrait certainement chez lui après une nuit de beuverie. Il y avait des chances pour que la Garde ne le croie pas mais il paraissait qu'ils ne laissaient jamais une rumeur passer sans en vérifier la véracité, surtout si elle faisait état de cadavres qui marchent et de démons à cornes.

Je pris donc le temps de faire sortir mon compagnon funeste le plus récent du sol et rassemblai mes forces afin d'en invoquer d'autres au cas où il y avait plus de soldats que nous ne puissions gérer. J'espérais que mon adversaire serait de la partie et pas du côté des Gardes. Si c'était le cas, j'étais cuit. S'il s'enfuyait, j'aurais une chance. S'il combattait à mes côtés, on vaincrait certainement.

EPSILON

Les bruits de poursuite semblaient se rapprocher, nous donnant une assez bonne idée sur le nombre et la direction des soldats que le badaud avait alerté. Vu le bruit, il avait ramené toute une patrouille et je doutais que même avec mon compagnon funèbre et mon compatriote, nous aurions raison d'eux. Je ne comptais toutefois pas me dérober et s'il fallait que je les achève à coup de corne, je ne m'en priverai pas.

- Hey ! Psst !

Une occasion m'était donnée d'observer de plus près mon congénère. J'y trouvai des similitudes troublantes mais aussi beaucoup de différences, qui marquaient nos caractères respectifs. On ne pouvait cependant pas douter que nous étions de la même espèce. Je remarquai aussi que les invocations qu'il envoyait contre les miennes avaient disparu et qu'un énorme mur de briques se matérialisait à l'entrée de la ruelle. Qu'il soit vrai ou faux, il était sacrément réaliste. Et heureusement car on entendait maintenant la conversation de sourds de l'autre côté. La garde avait du penser que le citadin n'était qu'un poivrot qui avait eu peur de son ombre et n'avait pas cherché à vérifier plus avant ce que leurs yeux leur dictait.

Toujours silencieusement, le Djöllfulin me fit signe de le suivre plus loin dans l'allée et s'élança sans même m'attendre. Quel étrange énergumène. Je le suivis, mettant fin à mon flux magique un peu plus loin du mur, afin de ne pas me faire entendre. Il ne nous fallut pas longtemps pour atteindre une bâtisse qui semblait abandonnée depuis un bon moment. Au vu de l'état de mon compagnon après sa course, je me rendis compte à quel point la vie de citadin était différente de celle du grand air.

- À quoi ça rime ? Qu'est-ce qu'on fait là ?

EPSILON

C'est qu'il riait encore le bougre. Je ne comprenais rien à ce qu'il se passait et lui était pris d'hilarité toutes les cinq minutes. Néanmoins, il n'avait pas l'air de se moquer de moi. C'était surtout mes questions qui devenaient incessantes à force de manquer de réponse et qui n'avaient pas forcément leur place après une course poursuite entre le guet de la ville et deux démons du Nord.

- "Qui es-tu ? Me suis-tu ? À quoi ça rime ? Qu'est-ce qu'on fait là ? " Des questions ! Des questions, encore des questions ! Et pourquoi les choses devraient rimer d'abords ? N'avez-vous pas envie de prose de temps en temps ? De vers libres affranchis de toutes contraintes ?

Et il se croyait malin...

- Vous ignorez le courroux de la Garde Royale. Ces "protecteurs" ont en charge la sécurité de cette ville... Mais pour certains il en faut peu pour finir au cachot. Un conseil : évitez de faire apparaître vos... morts ici. Comme vous l'avez vu, il y a de ces gens qui ne comprennent rien à la magie. Et inutile de se mettre la capitale de Dùralas à dos, n'est-ce pas ?

J'acquiesçai roidement, restant toujours silencieux. Il avait un point. Je ne comptais pas me battre contre toute la garde et encore moins perdre des mois voire des années dans une geôle pour simplement avoir voulu se défendre et avoir utilisé le don qui lui avait été octroyé. Le bannissement du village avait déjà été bien assez.

- Ahh...Cela fait si longtemps que je ne suis pas allé au Village, je me demande comment tout cela a changé depuis...

La phrase avait été prononcée bas, mais pas assez pour que je puisse faire semblant de ne pas avoir entendu.

- Depuis quand n'y êtes-vous pas retourné ?

Toute agressivité avait disparu de ma voix. Je n'étais pas encore tout à fait sûr de mes sentiments en la matière. Certes, j'en voulais à mes congénères de m'avoir chassé mais c'était chez moi là-bas. Je pouvais totalement comprendre le mal du pays pour un compatriote égaré dans ce monde hostile.

EPSILON

Pendant un moment, mes paroles qui avaient perdu tout leur venin semblèrent surprendre l'étranger. Il ne répondit pas tout de suite et se contenta d'observer le ciel nocturne, absorbant mes paroles et rassemblant certainement ses pensées.

- Le jour où je suis parti est désormais si loin dans ma mémoire. Je ne saurais vous le dire, et pourtant, tout est si bien gravé dans ma chair et dans mon esprit. Pour ce qui est de maintenant, je ne sais pas si je vais y retourner, peut-être le faudra-t-il, un jour...

Je le laissai parler en silence et ne répondit pas. La douleur et le ressentiment s'entendaient dans sa voix comme ils devaient certainement s'entendre dans la mienne lorsque j'abordais ces sujets. Il n'avait pas du vivre des choses très faciles au village, me confirmant l'intransigeance de notre espèce. Plutôt de ceux qui se croyaient parfait et n'acceptaient pas les membres différents.

- Qu'en est-il de vous ?

Voilà une question anodine qui pouvait amener sur des terrains dangereux. Avait-il entendu parler de moi et de ma situation ? Me plaindrait-il ou me blâmerait-il ? La dernière hypothèse était peu probable, il aurait déjà fui et n'aurait pas pris le temps de cette discussion si mon aptitude particulière le mettait aussi mal à l'aise que nos camarades.

- Simple, j'ai sauvé une hutte remplie des nôtres qui ne pouvaient se sauver eux-mêmes et on m'a presque aimablement demandé de partir.

Je pensais être capable de laisser échapper plus d'informations mais le souvenir de cette injustice me hantait encore trop pour que je puisse m'épancher dessus. Toutefois, s'il avait entendu parler de l'histoire, il saurait rapidement qui j'étais.

EPSILON

En voyant comment mon compatriote semblait hésiter et réfléchir, je ne pus déterminer s'il avait peur de me froisser en amenant un sujet sur lequel nous étions en désaccord ou s'il ne comprenait tout simplement pas ce qui s'était passé. Je devais bien avouer que je n'avais toujours pas tout compris jusque là non plus.

-Notre peuple, enfin... Le village est meurtri, il a besoin de douceur et de temps pour refermer ses plaies...

Je haussai un sourcil dubitatif. La douceur était bien lorsqu'elle venait d'une société aussi ritualisée et polie que la nôtre, mais quand elle était réduite en cendres par des intervenants extérieurs, c'était un autre paire de manches.

Nous avons vu de terribles choses, je me souviens des anciens qui me racontaient les créatures de morts que nous avons fui.

Je pus m'apercevoir que mon camarade ne semblait pas à l'aise avec le sujet. Quel âge pouvait-il avoir ? Avait-il vécu ce moment d'exil ? Faisait-il partie de ceux qui se souvenaient de nos terres d'antan, là où nous avions prospéré avant même ma naissance ? Il ne faisait pas beaucoup plus vieux que moi. Peut-être avait-il une meilleure crème de jour que moi.

-Ces créatures de morts... Ils ne voudraient pour rien au monde les revoir.

Un court silence suivit ces déclarations. Je préférais laisser un peu de temps pour qu'il se remette. En même temps, il n'avait pas eu l'air si traumatisé de voir mes compagnons funestes. Ce devait être bien plus terrible durant l'exode pour qu'un être aussi espiègle se transforme en machine de mélancolie rien qu'en l'évoquant.

- J'imagine assez. Je suis né pendant l'exil, je n'ai pas connu tout ça. Je n'ai pas demandé non plus ces pouvoirs. Ils sont là et je me devais de les utiliser. Vous pensez qu'ils auraient préféré que je laisse des enfants et des vieillards mourir sous les coups des envahisseurs plutôt que je n'utilise mes compagnons involontaires pour les épargner ?

Je sentais que la fougue se faisait de plus en plus présente en moi. Ma voix plus forte résonnait dans le bâtiment vide. Je n'avais visiblement toujours pas digéré.

EPSILON