La vie n’était devenu qu’un jeu depuis l’arrivée de Rowtag dans la capitale humaine. La nuit était indéniablement le moment de tout les amusements, de toutes les débauches et les laisser-allers. Il profitait de cela, observait ses cibles avec attention, trépignant d’impatience de voir la moindre inadvertance alcoolisée, la moindre ouverture par laquelle il pourrait se faufiler jusqu’à leur bourse d’or. Ha ! Il était si surprenant de voir à quel point certains baissaient leur garde sous prétexte de la fête !

Le jour, cependant, était devenu quelque chose de long et ennuyant. Il ne servait qu’au repos, et, le djöllfulin se languissait du coucher du soleil, point de départ de ses activités nocturnes. Cela ne suffisait plus et il avait trouver de quoi remplir un peu plus ses journées. Le poste d’artiste au Cirque de l’Eclipse était tout à fait tentant. Non seulement ce dernier pouvait représenter une source de divertissement particulière, mais en plus cela lui donnait un moyen d’exercer les dons d’Urgaal’Mar, sans oublier la couverture que la profession conférait. Et puis…Même s’il ne voulait pas se l’avouer, cela lui ferait sans doutes du bien de faire de réelles rencontres, d’être entouré, de combler un temps soit peu le vide immense qui rongeait son âme et qu’il refusait de voir.


L’homme était devant le chapiteau, il était venu le jour de sa candidature, et, par la même occasion, de la démonstration de ses pouvoirs. Il semblait avoir le trac, bien qu’un léger sourire étirait ses lèvres, signe d’une certaine excitation. Il portait une élégante veste sombre, une chemise blanche et un noeud papillon pourpre contrastaient avec cette dernière. Une tenue sobre, pouvait-il penser, puisqu’il n’arborait ni masque, ni couvre-chef. L’on pouvait donc bien distinguer ses deux cornes rouge sang et son visage mât et terne. Un petit rappel de couleur avait été placé dans son dos : un ruban pourpre attachait sa chevelure sombre au niveau de ses omoplates. Ses mains, quant à elle étaient couvertes de gants blancs et fins.

L’extravagant croisa un candidat qui sortait du cirque, il entra. Il prit un temps pour se repérer et contempler le majestueux endroit de l’intérieur. Il aperçu la piste, au milieu, où quelques personnes s’affairaient autour. Devant elle, des sièges étaient occupés par trois individus en pleine conversation. Reconnaissant-là assez vite le jury qui allait lui faire face, il se positionna au centre de la scène. Il prit sa voix des plus distinguées.

-Bien le bonjour, madame, et monsieur, interpella-t-il solennellement en courbant l’échine. Je me présente, Rowtag, je suis ici afin de vous faire une petite démonstration d’un numéro et peut-être, si le coeur vous en dit, avoir une place ici. C’est un souhait que je chéris depuis longtemps, exagéra-t-il. Le djöllfulin attendit l’autorisation des maîtres du lieux puis se mit en place. Il éclaircit sa gorge et rouvrit ses yeux ambrés pleins de vie en exhibant un sourire éclatant.

-Sachez que c’est un honneur pour moi d’être là, je ne compte plus les nuits où j’ai rêvé d’être ici. D’ailleurs, c’est bien la seule chose qui soit bien la nuit car je dors très mal. Oui, oui, je n’ai pas un sommeil reposant du tout ! Il y a quelque chose qui me gêne énormément. Vous savez…ça, là ! Fit-il, interrogateur, en désignant son bras droit d’un regard gêné. C’est vrai que c’est bien utile, mais dans le lit, il nous dérange plus qu’autre chose ! Après tout, si on pourrait tous avoir des bras démontables ce serait parfait ! S’exclama alors l’illusionniste en délogeant son membre supérieur de son épaule, manche comprise, pour illustrer son propos.

-Regardez ! Plus aucuns soucis ! Il jeta le bras par terre qui se mit à bouger tout seul en essayant de partir. Non non non non ! Se surprit-il faussement en rattrapant son membre. J’ai encore besoin de toi voyons ! Il le relogea sur son buste, sauf que, à plusieurs reprise, le bras bougea dans le mauvais sens, le coude en avant. Oulah ! Il y a un problème là ! Il voulut examiner plus attentivement le souci, mais il ne pouvait pas voir l’entièreté de son épaule alors il tourna sa tête dans son dos comme par magie, à l’instar d’une chouette. Ah oui ! Effectivement il est un p’tit peu défectueux ! Il va falloir changer tout ça, il me faut un autre bras ! A cette parole, son souhait fut exaucé et un bras apparut de son ventre. Ah non ! Pas ici ! Ah ! S’étonna-t-il en tournant dans tout les sens, perdu comme il l’était, la tête et le bras droit en arrière. A un moment, il manqua de chuter, mais une jambe apparut de ses côtes gauches afin de le retenir. Ouf ! Euuuuuh….Aaaah ! Mais, balancé de part et d’autre par le poids de ces membres supplémentaires et totalement désorienté, il continuait de tournoyer maladroitement sur la piste. Plusieurs autres bras et jambes apparurent de tout son corps si bien que l’illusionniste ne ressemblait qu’à un étrange amas de chair en mouvement. Soudainement, un nuage de fumée éclata autour de lui puis il se dispersa, rendant à nouveau visible Rowtag, cette fois-ci à la normale, avec deux bras, deux jambes et une tête bien ajustée.
-Non mais, vous savez quoi, c’est pas grave pour mon sommeil : on m'dit souvent que j'suis quelqu'un de nocturne de toutes façons…finit-il par dire, un peu sonné par toutes ces illusions.

Le djöllfulin effectua une révérence pour indiquer la fin du numéro. Il souriait, amusé et impatient de voir quelle réaction il avait provoqué sur le visage du jury.

-Merci pour votre temps ! Vous avez deviné : je peux créer des illusions, ceci n'était qu'un exemple ! Dit le magicien pour masquer le stress de l’attente d'un verdict.

Azriel était à sa place, entouré des autres membres du triumvirat Holy et Oskar. La journée avait été relativement longue, et surtout ponctuée de multiples incidents qui avaient rendu le vampire d'humeur exécrable. Les Mi semblaient plus enclins à jouer qu'à travailler, l'un d'eux avait même troqué la boisson habituelle d'Elise contre quelque chose d'un peu plus "corsé", ce qui l'avait rendu très irritable. Erza tournait en rond dans sa cage - enfin plus que d'habitude - et la chaleur devenait difficilement supportable. Azriel essayait tant bien que mal de garder son calme derrière son masque, sous lequel perlait la sueur.

Le précédent candidat avait tenté de maintenir des assiettes en suspension. Cela avait tellement bien marché que la piste était jonchée de débris de vaisselle, que deux sous-fifres finissaient de balayer. Comment pouvait-on être aussi incompétent ? Cela le dépassait. Heureusement, le dernier candidat entrait, un Djöllfulin. Il ne restait que lui pour faire remonter le niveau.

Fatigué comme il l'était, Azriel perdait patience. Aussi le petit discours du Djöllfulin sur la passion du Cirque lui fit rouler des yeux. Le vampire n'était pas contre un peu de flagornerie, mais l'utilisant lui-même beaucoup, il y était immunisé.

Puis vint le tour proprement dit. Par magie, le candidat prénommé Rowtag, s'amusait à dissocier son corps et ses membres, à les faire apparaître et disparaître, le tout organisé autour d'une petite histoire. Au moins, il savait comment agrémenter son numéro. D'un point de vue technique également, la chose semblait au point. Les illusions tenaient la route, en tous cas suffisamment pour qu'on puisse y croire sans crainte. Le tout le fit sourire, même si c'était derrière son masque.

Comme à son habitude, il se tourna vers ses deux camarades pour recueillir leurs avis.

Ah ça on peut dire que c’était pas la meilleure journée pour regarder des numéros ! De temps en temps fallait renouveler les talents du cirque, paraît-il. Donc voilà le triumvirat assis là, devant la piste, à attendre que des troufions montrent leurs tours ridicules. C’est pas qu’Oskar s’en foutait, mais son truc à lui c’était de compter les dépenses et là on venait largement de passer le cap de la dépense de temps inutile. En plus il faisait chaud, l’odeur de crottin de cheval, qui flotte toujours plus ou moins près de la piste, était devenue franchement insoutenable et enfin ils accueillaient le dernier artiste.

Celui-ci avait l’air un poil plus sérieux que les autres, même si Oskar, tout comme son chef, appréciait moyen de perdre encore du temps en écoutant les déblatérations sur le bonheur d’être dans un cirque et sur sa joie de se produire devant eux et gna et gna et gna. Sur quelqu’un qui avait dû sortir un tel baratin y’a pas 6 mois, ça marchait pas des masses ce genre de stratégies. Mais bon, dans dix minutes il pourrait enfin se prendre un verre bien mérité et aussi s’immerger la tête entière dans la vinasse au passage. Ouais, il faisait vraiment super chaud.

Le trésorier tourna vite de l’œil au début du numéro jusqu’à ce que le bougre à cornes détache carrément son bras droit du reste du corps. On pouvait dire que ça vous réveillait un homme tellement c’était pas prévu ! Quand le garçon joua avec son bras comme si c’était un os à moëlle pour caniche, Oskar se pencha en avant, les yeux bien écarquillés même si la sueur tombait dedans, et pouffa du nez plusieurs fois. C’était le rire mi-amusé mi-gêné. En même temps mettez-vous à sa place, il savait que c’était faux. Tu passes pas des semaines dans ce cirque sans comprendre que tu verras pas toujours des choses logiques, mais le spectacle était suffisamment bien foutu pour qu’il ait quand même ce petit piou piou dans le coin de la tête qui essaye de lui faire croire que c’est vrai. A la fin du numéro, Oskar tourna les yeux vers le vampire qui le regardait derrière son masque. D’habitude c’est un enthousiaste le comptable, mais vu comment le chef était soupe-au-lait aujourd’hui, mieux valait pas parler trop fort ni trop joyeusement !


- Euh bah, c’était sympa. C’est pas le genre de machin qu’on voit souvent au cirque et ça donnerait un peu de fraîcheur à notre spectacle. Mais c’est à vous de dire ce que vous en pensez, héhéhé. Lança-t-il vers ses deux triumvirs.

La journée avait été longue, chaude et peu fructueuse pour les auditions du cirque. Nous avions eu droit à de nombreux hurluberlus qui se croyaient drôles et ce fut avec tact et diplomatie que l'on a dus les renvoyer. Les perles se faisaient rares ces temps-ci et pourtant il fallait bien en passer par là pour espérer les découvrir.

Tandis que je me replaçais confortablement en tailleur sur mon grand siège à la droite du vampire, je regardais pensivement l’armée de sous-fifre qui s’activait afin de ramasser tous les morceaux de porcelaines brisés par celui qui se disait maître en l'art de faire tourner des assiettes.

Bien que peu friande de ce genre de numéro, je lui avais gentiment conseillé de s’entraîner avec de la vaisselle moins cassante et de revenir nous voir dans quelques années. Le pauvre était dans tous ses états et notre vampire de mauvais poil l'aurait probablement foudroyé sur place s’il en avait eu le pouvoir.

Les Mi passaient autant de temps à jouer qu’a vraiment nettoyer le sol, m’arrachant un sourire amusé, mais ils finirent tout de même par libérer la piste. Laissant la place au dernier candidat de la journée, je ne pus réprimer un soupir de soulagement à l’idée de bientôt pouvoir bouger de ce siège. Je devais bien avouer que je commençais à avoir mal aux fesses à force d’être assise.

Le nouvel arrivant se présenta, ce qui me tira de mes réflexions silencieuses. Il avait vraiment l’air de vouloir faire partit du cirque, même si je sentis un peu d’exagération dans ses motivations. Après tout, pourquoi pas.

Je n'ai jamais eu de problème de sommeil maintenant que j'y pense… Lors de la pleine lune il est rare que je dorme, mais en dehors, dès la tombée de la nuit je pique du nez comme un gros chiot.

Wouah ! Mais que vient-il de faire ? L’homme a la peau rouge et aux grandes cornes venait de se déboîter l’épaule, de s’arracher le bras avant de le jeter par terre.

Ce fut des yeux écarquillés que je posais sur le membre gigotant sur le sol. Je sentais une puissante magie en émaner et compris rapidement que ce n’était là que le résultat d’un sortilège bien maîtrisé. Ce qui le rendait encore plus impressionant.

Son petit numéro était plutôt comique. Bien que ces illusions très réussies pouvaient donner quelques haut-le-cœur, j'en appréciais la démonstration présentée avec une nonchalance humoristique.

Je fus peut-être la seule à applaudir lors de sa révérence mais après l'effort magique qu'il avait dû fournir, il le méritait bien.

Je sentis plus que je ne vis le regard impatient qu'Azriel posa d’abord sur moi puis sur Oskar. Mon attention se reporta alors sur le triumvirat et plus particulièrement sur ce dernier qui, j'en étais sûre, avait perdu quelques couleurs.

Notre cher trésorier ne semblait pas à son aise et sa remarque me fit sourire. Si les chiffres étaient sa tasse de thé, se retrouver là à juger des prestations était loin d’être ce qu'il maîtrisait le plus. Alors sans attendre je repris la parole, faisant preuve du plus de professionnalisme possible.

« C'est un don des plus intéressant que tu nous as montré là, Rowtag. L’illusionnisme est effectivement un numéro que nous ne possédons pas encore et je dois dire que ta magie m'a vraiment impressionnée. Il est vrai qu’en général je ne manque pas de flair pour déceler ce genre de chose et pourtant je me suis laissé prendre au jeu. Enfin, au début seulement, tu possèdes une emprunte magique assez forte mais quelqu'un qui n’y est pas sensible se laisserait berner facilement, je te rassure. En plus j’aurais été incapable de dire à quel moment s’arrêtaient les illusions.

J’ai apprécié l’humour avec lequel tu as amené ta représentation et t’es motivations me sembles sincères. »

Sur ces mots, je me levais afin de me rapprocher de Rowtag. Avoir apprécié son numéro n’était pas une raison suffisante pour l'embaucher définitivement et malgré que mon odorat soit moins sensible sous ma forme humaine, il l’était tout de même assez pour flairer le danger. Ce djöllfulin n'avait pas l'air d’avoir de mauvaises intentions. Je savais qu'Azriel voudrait en être sûr et ce fut à cinquante centimètres de l'homme que je me retournais vers le vampire, hochant la tête tout en souriant afin de lui faire comprendre que mon analyse avait validé notre peut-être nouveau membre.

« Bien chef ! Nous attendons votre verdict ! » Déclarais-je alors d'une voix théâtrale, accompagnée de ma bonne humeur naturelle et fraîchement retrouvée.