Cela faisait plusieurs mois que j’entraînais mes capacités politiques et d’intrigues, créant ci et là quelques histoires que je gardais toujours sous contrôle, perfectionnant peu à peu mes talents en la matière. Je m’étais même créé une deuxième identité, en la qualité du seigneur Vayne, petit baron au sourire charmeur. Mais cela ne me suffisait pas, et ça faisait un moment que je ne m’étais pas réellement amusé. Après quelques concertations avec mon frère – qui ne m’aida pas vraiment, me conseillant de me faire passer pour un seigneur de guerre – je trouvai enfin ce que j’allais pouvoir faire afin de tester mon niveau d’intrigue : je jouais un personnage de la noblesse, j’allais maintenant jouer un personnage du bas-peuple.
Mettant du cœur à l’ouvrage, je m’étais attaché les cheveux, avait troqué mes sombres vêtements d’assassins pour une tenue aux couleurs bariolées, et rapiécée à certains endroits. J’étais désormais un nouvel homme : Zacharel le saltimbanque !

Arrivant au Cirque de l’Eclipse, petite troupe que j’avais repéré il y a quelques temps déjà, je m’arrêtai devant une tente, où un panneau signalait que c’était ici que se faisaient les auditions, et que j’avais encore deux bonnes heures avant qu’elles ne cessent pour aujourd’hui. Bon, tout ceci ne sera qu’une formalité pour quelqu’un d’aussi talentueux que moi.
Je repensai un instant aux rumeurs qui circulaient sur cette troupe au passé mystérieux. On parlait de vols, d’assassinats, et d’autres choses tout aussi sordides qui faisaient vibrer mon âme d’artiste sanglant. Si tout ceci s’avérait vrai, et que je parvenais à rentrer dans leur cercle privilégié, peut-être bien que j’aurais enfin l’honneur de montrer à des gens passionnés mon art si controversé : celui de mutiler les corps de façon à les immortaliser dans une conception de l’art absolue dépassant de loin ce dont les gens sont habitués.

Je rentrai dans la tente alors qu’un jeune naga sortait au même moment, visiblement dépité. Lui, il avait pas été pris, ça ne faisait aucun doute. Déjà, il n’avait aucun style et on aurait plutôt dit un paysan qu’un comédien ou qu’un artiste, ce qui ne devait pas pencher en sa faveur.
En rentrant, je vis que j’étais le seul candidat encore disponible. J’avais au moins la chance de ne pas devoir patienter, c’était déjà ça.

Jaugeant les juges qui me faisaient face d’un air sérieux, je me détendis d’un seul coup, leur lâchant un joli sourire tout en faisant une courbette exagérée, et je me présentai d’une voix chaleureuse et suave :

« Zacharel le saltimbanque, pour vous servir. Je viens pour m’inscrire, et je possède plusieurs compétences qui pourraient vous servir. A vous de déterminer laquelle vous préférez. Je suis acrobate, jongleur, et je pourrais même être monsieur Loyal. »

Spoiler:

La journée avait semblé interminable à Azriel. Les candidats s'étaient succédé, sans briller outre mesure. L'un d'eux, un nain cracheur de feu, avait finit par se brûler la barbe. Bien sûr, il était tout à fait prêt à embaucher des débutants, mais il fallait quand même quelque chose... Une lueur, une posture, un regard, quelque chose de magique ! Le but était d'émerveiller le public, pas de lui faire pitié. Assis sur une estrade surélevée en compagnie d'Holy et de Mélaskholés, le vampire se tenait jambes croisées, la joue posée sur son poids qui lui servait d'appui.

Fort heureusement, les auditions allaient se terminer, et devant eux s'avançaient le dernier candidat. Azriel soupira. Il fallait tenir. Parmi les montagnes de rocailles grisâtres, on trouve parfois un diamant brut.

« Zacharel le saltimbanque, pour vous servir. Je viens pour m’inscrire, et je possède plusieurs compétences qui pourraient vous servir. A vous de déterminer laquelle vous préférez. Je suis acrobate, jongleur, et je pourrais même être monsieur Loyal. »

La dernière partie de la phrase réussit à décrocher un sourire de suffisance sur le visage masqué du vampire. Celui-ci semblait avoir les dents longues, et il présentait plutôt bien. Au moins, songea-t-il, il a l'air propre. Il repensa en frissonnant à un candidat venu plus tôt dans la journée, couvert de crasse, et porteur de tellement de puces qu'on pouvait les voir sauter de loin. Mais Azriel n'était pas disposé à lâcher les rênes.

- Bienvenue. Pour l'instant, nous nous contenterons des postes artistiques seulement. En revanche, tes talents d'acrobate ou de jongleur peuvent nous intéresser. Mademoiselle, Monsieur, dit-il en se retournant vers ses collègues, avez-vous quelque chose à ajouter ? Dans le cas contraire, c'est quand vous voulez.

Les juges étaient au nombre de trois. L’un d’eux, celui du centre, était habillé d’un large manteau, ce qui lui donnait une certaine autorité naturelle. J’en déduisais qu’il s’agissait probablement du recruteur principal, voir même du chef de la petite troupe. A côté de lui, un homme revêtu de vêtements au moins aussi bariolés que les miens. Celui-ci était assurément un artiste aguerri, cela se sentait. Et de l’autre côté une jeune femme, je sentais qu’elle était chanteuse, mais cela tenait plus de l’instinct que de la véritable analyse. Et étrangement, son visage me disait quelque chose. Etait-ce une ancienne compagne de nuit ? Je n’en savais rien, mais peu de chance qu’elle me reconnaisse, vu mon accoutrement.

Les juges me sommèrent donc de leur montrer mes talents, précisant que le poste de Monsieur Loyal n’était pas à pourvoir pour le moment. Bah, peu importe, j’avais d’autres tours dans mon sac !
Je m’étais entraîné quelques temps avant de me décider à vivre ma nouvelle vie d’artiste. Certainement moins que beaucoup d’autres artistes, mais c’était dû au fait que j’avais déjà de très solides bases en acrobatie et en jonglage, je n’avais donc pas besoin de beaucoup m’entraîner pour présenter un spectacle. L’entraînement, d’ailleurs, consistait plus à me souvenir des enchaînements que j’avais en tête que de parvenir à les réaliser.

Je commençai donc la performance en courbant le dos de façon exagéré, mon nez touchant presque le sol et mes bras tendus en arrière donnant l’impression que j’étais un valet des plus professionnels. Mais sans crier gare, je me mis soudainement à faire un salto arrière, démarrant de ma position statique, et au même instant je bandai ma volonté pour dégainer mes deux dagues de mes fourreaux dorsaux. Tout ceci dura quelques secondes, mais j’étais si concentré que ça me sembla durer une éternité. Tout en sautant en arrière, mes dagues firent quelques tours autour de moi, suivant la courbe de mon saut sans pour autant me toucher. Si la télékynésie les avaient impressionnés, ils n’étaient pas prêt pour la suite.

Désormais, mes dagues tournoyaient autour de moi, de plus en plus vite. J’étais pour ma part droit comme un i, mes bras ouverts et le sourire suffisant du stryge qui se savait supérieur à tous les clampins précédents. Très rapidement, j’analysai où se trouvaient les piliers de bois qui tenaient le chapiteau, et en claquant des doigts je lançais mes deux dagues sur deux piliers opposés. Tout ceci me demandait un effort de concentration et de magie réellement intense, mais il ne pouvait y avoir qu’une issue : réussir. Je ne me permettais pas l’échec.
Les dagues, qui auparavant tournaient à vive allure autour de moi, se lancèrent à tout vitesse contre les piliers. Et au dernier moment, faisant un ultime effort, je les stoppai net à quelques centimètres, puis les fit bifurquer pour qu’elles se mettent à tournoyer autour des piliers. Je commençais, malgré moi, à respirer fort, mon énergie se vidant à mesure où j’usais de ma magie. Il fallait que je finisse le tour avant de tomber dans les pommes. Car si j’étais habitué à user de ma télékynésie lors de mes assassinats, je n’avais jamais eu à dispenser autant d’énergie en si peu de temps. J’espérais donc qu’ainsi mes talents allaient être reconnus à leur vrai valeur.

Faisant mine de m’écrouler – ce qui était à moitié vrai, car j’étais vraiment fatigué – je mis un genou à terre et posai mon poing droit au sol, dans une pose thêatrale, alors que mes dagues cessèrent de tourner autour des piliers et revinrent dans leur fourreau. Le tour était achevé, il était maintenant temps de voir à quel point mon jury avait été impressionné.

Je relevai la tête au bout de quelques secondes, puis fit quelques courbettes – à la manière des artistes – avant de leur lancer, haletant :

« Bien sûr… hun… hun… Tout ceci n’est qu’un aperçu… hun… hun… de ce que je sais faire… Un petit aperçu ! »

Mélaskholés ne comprit pas vraiment pourquoi il s'était trouvé assis à regarder défiler de drôles de personnages qui semblaient déterminés à leur prouver quelque chose, à lui et ses deux compagnons. Il ne se prononça que très peu voire pas du tout car ils ressortirent tous la mine déconfite. Sensible à leur déception, le jeune homme accumula lui-même de la peine au fur et à mesure et refusa enfin de contribuer à ceci.

Son esprit finit donc par s'absenter quelque temps, ignorant tout des différentes scènes auquel son corps assistait pourtant. Il percevait certes de l'agitation, parfois même beaucoup, mais tout cela lui apparaissant de très loin. Parfois, on le regardait dans l'attente d'une réflexion qui ne venait cependant pas.
Cela pouvait en surprendre plus d'un car Mélaskholés était bon public et aimait par-dessus tout s'extasier devant tout et n'importe quoi. Ce qu'il avait fait dans un premier temps, mais sa joie naturelle et innocente s'était très vite estompée après les nombreux refus essuyés de la part des artistes.

Il finit néanmoins par revenir, quelque peu confus après tout ce temps d'absence. Il y avait devant lui un homme à l'apparence aussi bien pauvresse qu'angélique. Il semblait malade tant sa pâleur ressortait de l'ombre et celle-ci révélait une innocence virginale qui attendrit le jeune homme. Et comment ne pas tomber sous le charme de ses ailes ? Celles-ci étaient d'une puissance qui l'étourdit aussitôt.
Il n'avait même pas eu le temps de faire sa prestation que Mélaskholés était déjà sous le charme. Il était certain d'une chose, c'est que cet étranger ne devait impérativement pas être déçu. Lui-même ne le supporterait pas.

Il s'installa confortablement sur sa chaise et attendit, impatient comme un enfant. Il ne fut pas déçu, l'étranger fit voler des couteaux dans les airs. A plusieurs reprises il lâcha des « Oh ! » ne pouvant dissimuler sa surprise. Et quand vint le moment de voir ces lames danser autour de poutres en bois avant de revenir vers son propriétaire, Mélaskholés ébahi resta un moment pantois.

« Bien sûr… hun… hun… Tout ceci n’est qu’un aperçu… hun… hun… de ce que je sais faire… Un petit aperçu ! »

Sortant de sa stupéfaction, Mélaskholés applaudit alors cet étranger qui s'était pourtant présenté tout à l'heure. Mais il en avait oublié son nom tant sa prestation l'avait emporté. Il se mit alors à rire comme si la situation était drôle. Son rire surpassa ses applaudissements qui finirent d'ailleurs par s'estomper pour ne laisser place qu'à sa joie.

« Vous n'êtes pas sans ignorer que je ne supporterai plus la moindre déception... » Commença-t-il ignorant tout de l'ambiguïté de ses propos. Mélaskholés avait prit la parole en premier justement pour s'épargner un nouveau désespoir. Cet étranger-là, il ne voulait pas le voir partir le regard triste. « Je refuse de voir dans votre chaste regard cette lueur terne qu'est celle de la déception ! » Il s'arrêta là, l'observant des pieds à la tête, remarquant combien il haletait après tant d'efforts. « Votre apparence est déjà terne en elle-même, je pense qu'il est de notre devoir de préserver ce regard ! » Dit-il en le pointant du doigt.

Azriel était resté silencieux et immobile pendant que le candidat faisait sa présentation. Un point le gênait. Il était persuadé de l'avoir déjà vu, mais n'arrivait pas à se rappeler où et quand ? L'un des problèmes quand on est un vampire, c'est que l'on a, littéralement, l'éternité pour rencontrer des gens. Dans l'esprit du vampire, tous les visages qu'il avait pu rencontrer se mélangeait parfois. Avait-il rencontré ce stryge récemment, ou plusieurs décennies auparavant ? Il était bien incapable de le dire...

En lieu et place d'un jonglage classique, Zacharel faisait voltiger des dagues grâce à des pouvoirs télékinétiques. Anastasia possédait un don similaire, et le voir faisait résonner en lui des souvenirs. Il se revoyait, jeune vampire, admirer sa grande soeur faire voler des objets avec dextérité sans les briser. Et le moins que l'on puisse dire, c'était que le candidat avait une certaine maîtrise dans ce domaine. Les dagues volaient avec précision, leur trajectoire était nette. Le fait qu'il fasse son tour avec un objet potentiellement dangereux, une arme, rendait la chose dangereuse, et donc intense.

À ses côtés, Mélaskholés se lança dans un discours qui laissa le vampire circonspect. Il avait une manière très personnelle d'exprimer ses opinions, et Azriel avait encore un peu de mal à s'y faire. Dans une tirade qui se voulait élogieuse mais dont la tournure pouvait laisser planer un doute, l'homme masqué exprima - enfin, c'est ce que compris Azriel - son vif intérêt pour le numéro. A sa suite, Holy présenta un avis similaire, quoiqu'exprimé plus clairement.

Les trois personnes attendaient un dernier avis, celui du maître des lieux. Ce moment de flottement amusait le vampire, par le sentiment de pouvoir qu'il conférait. Il pouvait, d'un seul mot, exaucer le souhait de Zacharel d'intégrer la troupe, ou le renvoyer dans ses pénates.
Mais ce genre de suspense n'était véritablement amusant que lorsqu'il y avait de vrais doutes en jeu. Ici, ses deux collègues étaient d'accord, et lui-même rejoignait leur opinion. Il donna donc son avis sans laisser durer le silence plus longtemps :

- L'avis de mes camarades me paraît clair. Et je les rejoins. C'est un tour qui mérite quelques améliorations, mais qui reste néanmoins impressionnant. De ce fait, je n'aurais qu'une chose à dire : bienvenue dans la troupe.