Kidd fit claquer sa langue contre son palet, peut-être un peu trop fort, car cela alarma les quatre muscles sur pattes qui lui servaient de subalternes. Il fallait bien faire tourner sept fois sa langue dans sa bouche pour éviter de débiter une remarque maladroite pouvant lui coûter tous ses efforts. Le peuple du nord est fier et très attaché à sa souveraine, la Jarl de Kastalinn. Le moindre faux pas pouvait faire déchaîner un courroux sans précédant. Et ce serait bien dommage pour cette petite entreprise.

Kidd se releva du tronc écroulé sur le sol et s'épousseta les habits. C'était toujours sa tenue de jeunot de ses débuts auprès des pirates, une tenue qui avait été remplacée depuis lors.
Mais pour se remettre dans le bain, il lui avait semblé être une bonne idée. « Semblé » était bien le mot.



L'un de ces stupides nordiques était revenu après avoir accompli sa tâche. Au moins celui-ci n'était pas aussi sale que l'autre balourd aussi intelligent que trois cailloux réunis. Malgré tout, celui-ci n'était pas très futé non plus puisqu'il avait pensé qu'on s'était adressé à lui. Ce n'était pas parce que Kidd l'ouvrait un tant soit peu qu'il fallait absolument s'y engouffrer.


L'intéressé fit non de la tête et s'en retourna rapidement à sa tâche sachant qu'il allait se faire réprimander de s'être interrompu en plein milieu de son travail.
Kidd n'aurait pas montré son courroux ; les sentiments négatifs ont souvent un très mauvais effet. Mais une pointe d'agacement aurait pu donner un coup de fouet à cet homme du nord aussi bourru que stupide.
Après une rapide réflexion, les nordiques n'étaient pas les pires parmi les représentants de la race humaine, la plus simple à ensorceler.

Kidd revint de loin, après avoir laissé ses pensées prendre le dessus et l'occulter complètement de la réalité.
Plus rien n'avait de sens dans la réalité ; seules les bribes de l'esprit persistaient et apportaient même une sorte de tourment. Il y avait tellement de choses qui transitaient d'un bout à l'autre de son monde interne et privé. Et parmi tout ça, lesquels devaient être pris en compte ? Lesquels devaient être ignorés ? Lesquels représentaient une réalité cachée ?
Était-ce le fardeau de tout être un minimum éclairé ? Prenant conscience de son rôle, ou non-rôle, et de son sort ?


Peut-être que sa sanité devait forcément demander de faire abstraction de tout ça, de l'ignorer, et de se plonger dans une sorte de déni.
Les choses pourraient s'arranger, n'est-ce pas ? Et puis, si ce n'est pas le cas, pourquoi ne pas voir jusqu'où pourrait mener cette déchéance ?


Les bûcherons hochèrent la tête et mirent plus d'ardeur dans leur travail. De toute façon, ils en avaient pratiquement terminé et cette longue journée éreintante ne serait alors qu'un souvenir flou où chacun se demandera s'ils n'avaient pas trop abusé de la bouteille la veille pour perdre ainsi la notion du temps d'une journée entière.
Et que représentait une journée pour eux ? Dans cette vie morne et répétitive, ça n'avait pas plus de sens que de voir le soleil se lever chaque matin et se coucher en se faisant emporter par la nuit noire et obscure.

Pourquoi ce mot la mettait dans tous ses états ? Pour une telle réaction juste pour ce simple mot absurde ? Malgré sa condition, la créature vampirique devrait être bien au-dessus de ça ? Est-ce que cela avait à voir avec cet instant perdu dans le tourment de ses sentiments ?


Sa voix sifflait entre ses dents qui semblaient s'affûter au simple contact de l'air et se déformer en des pointes croqueuses de chair.

Le monstre grognait en son for intérieur.