Je suffoquais.
L'air autour de moi tourbillonnait en de multiples volutes blanches, tandis que le paysage écarlate d'au devant s'estompait un peu plus à chaque battement de paupières. Le froid transperçait ma cape et ma tunique, mordant ma peau en de multiples endroits, me laissant un peu plus transie à chaque assaut. Mon sang avait fini de s'écouler, gelé là où mes plaies s'étendaient, béantes. Ma respiration devenait rauque, pénible, douloureuse. Et en mon sein, l'air froid de la montagne finissait d'éteindre les dernières lueurs de ma conscience.

Je tombai.
La neige s'envola vers le ciel, me couvrant de son épais manteau. Là-haut, un oiseau déployait ses larges ailes noires. J'oubliai le froid. La douleur aussi, mais cela faisait longtemps déjà. Je ne sentais plus que la douceur de l'étreinte, et ma solitude. Arwin... Avais-tu aussi connu de semblables sensations ?

Je mourrai.
Mais avant, j'aurai dû accomplir Ses Desseins, au moins. Pour le moment toutefois... Mes occupations de prêtresse me paraissaient bien loin.

Je n'avais pas envie de mourir. Pas envie de mourir seule. Mais enfin, bientôt, ce dernier caprice s'envolerait lui aussi...
J'avais envie de hurler. Mais n'en avais plus la force.

Alors je regardais le ciel perdre de son éclat.

J'avais oublié à quel point il était agréable d'user de mes ailes et de sentir le vent les caresser. Depuis un moment, je n'ai pas arrêté de combattre, tuer, miner. Aller changer d'air ne me fera pas de mal.

J'ai sauté depuis un rocher assez grand, une espèce de rocher taillé en pique, ce qui fait que je vole à plus de dix mètres de haut, je ne saurais être précis. D'habitude, seules les montagnes offrent cette possibilité. "T'en a pour longtemps ?" Elrïa me suit, intrigué sur le fait que je n'ai pas voulu voyager sur son dos. Je l'ignore et continue mon vol.

Au bout d'un moment, je ne sens plus Elrïa derrière moi. Je m'arrête et la vois au sol, à une dizaine de mètres d'un être étrange au milieu d'une marre de sang. Revenant en arrière, je distingue à présent qu'il ne s'agit que d'un naga, "d'une" si j'en crois ses courbes. Il parait que mon peuple et le sien sont amicaux.
"Elle est blessé" interviens le sphinx. J'arrive à hauteur de la naga, balaie mon regard sur elle, puis fixe Elrïa.
"Allons, aide là ! En respect pour l'unique peuple qui ose avoir des relations avec le tien, prends-la en charge, et soigne-la !"
Sa réaction m'étonne, d'habitude je me fais crier dessus, mais c'est uniquement par moquerie.
-Tu veux que j'en fasse quoi ? Des gens meurent tous les jours.
-Et toi tu ne bronche pas en voyant un allié au sol ?
-Pourquoi je le ferais ? Elle m'est complètement inconnu.

Elle soupira et sous une nuance de colère, me donna un coup de patte dans le dos.
Voyant que je n'ai pas le choix, je me baisse, l'examine avec plus d'attention, et distingue plusieurs entailles.
-Va me chercher du petit bois pour faire un feu et retrouve-moi derrière cette colline. Je pointe du doigt une bute de terre un peu plus haute que l'on venait de passer plus tôt.
-Très bien, mais ne la tue pas ! Que ce soit volontaire ou non.
-Oui oui...

Pendant qu'Elrïa partait résoudre sa quête, je passais mes bras sous la naga tout en faisant attention de ne pas la blesser avec mon dévoreur, puis la souleva en essayant de ne pas accélérer la perte de sang. Et enfin, utilisant mes ailes comme paravent, j'avançais vers le point de rendez-vous en silence.

Les voix me parvenaient au loin, indistinctes. Je percevais mon monde tanguer et pourtant... aucune sensation ne me parvenait. Pas d'odeur, pas de chaleur, pas de contact. J'en étais réduite à une masse inerte et sans réaction...
Soudain j'entrevis un visage dans les brumes de ma semi-conscience : quelque chose de repoussant au premier abord, de ces visages qui n'inspirent aucune confiance. Et pourtant... Quelle était ce mélange de songerie et de fatigue que je devinais sur ces traits troubles ?

Mais cette personne qui semblait me porter, savait-elle au moins que j'étais vivante ?
Et. J'eus peur.
Qu'allait-il faire de moi ? Comment diable pouvait-il me porter, sous ma forme de naga ? Quel était alors ce personnage...?

"Qui... Qui êtes-vous...?"

Ma pensée n'était guère plus qu'un baragouinage tant mon esprit s'égarait.

J'étais presque arrivé, le vent faiblissait de plus en plus à cause des arbres et de la butte. Cette fille n'est vraiment pas pratique à porter. Car même si j'arrive à garder son buste à la même hauteur que le mien, sa queue elle, trainais au sol et manquait de temps en temps de s'écraser sous mes pas. Heureusement, rien de ce genre n’arriva durant le trajet.

"Qui... Qui êtes-vous...?"

Tiens, une voix dans me tête. Cette voix me fait penser à la femme d'une de mes victimes le mois dernier. Lui membre actif d'une organisation de contrebandier, avait offert à sa femme une ballade dans la forêt. Les pauvres sont tombés sur moi, un contrat portant son nom en main. La pauvre fille était terrifiée.
Bah, ce n'est qu'un souvenir parmi d'autres. Déposant délicatement la blessée au sol, j'en profite pour examiner une fois encore ses plaies. Elrïa va devoir m'aider, car je n'y connais rien en médecine.
Je m'assois en tailleur près d'elle et crée une cage avec mes ailes. Elle était vraiment gelée. Pendant le trajet je n'avais pas le choix, mais je sentais mon sang se refroidir à son contact.

Même si la petite enclave devrait garder la chaleur, je doute qu'elle se réchauffe réellement. Pas le choix, je dois la reprendre dans mes bras en attendant le retour du sphinx. Dans un soupir je la repris donc dans mes bras. Seule une partie de sa queue dépassait en dehors, car mes ailes ne sont pas assez grandes.

Quelle idée de mourir au milieu du chemin franchement...

Peu à peu mes sensations revenaient. Mais je ne parvenais plus à soulever mes paupières... Mon corps était si lourd... Mon coeur battait-il encore...? J'avais envie de me laisser dériver, ne plus penser à rien.
Toutefois, il semblait que ce n'était pas le souhait de cette personne à mes cotés : je sentais sa chaleur se diffuser dans mon être pourtant gelé, réveillant à la fois mon esprit... et mes douleurs. Je grimaçai. La vie était une chose si pénible... On souffre en naissant. On souffre en mourant. Entre temps, on essayait de tromper la réalité en tirant le plaisir de petites choses insignifiantes... Avant de revenir à la réalité.

Soudain, la chaleur finit d'éveiller mes sens. J'inspirai brusquement une grande goulée d'air. Je suffoquais. La douleur empoignait mes poumons dans une étreinte brûlante. Je me consumai de l'intérieur.

"Eau... de l'eau..."

Même si je communiquais par la pensée, mon esprit ne pouvait tromper mon état. Je manquais d'air. Alors cette personne avait-elle au moins réussi à me comprendre ?
En même temps que la souffrance, je retrouvai la sensation du bout de mes doigts. J'avais tellement mal ! Si seulement on ne m'avait éveillée..! Je n'aurais pas eu à vivre cette agonie ! Mes doigts se refermaient sur quelque chose. Je m'y agrippai comme si cela pouvait tromper la douleur...

Ma bouche s'ouvrit pour laisser échapper une longue plainte. Mais j'étais Silence. Aucun son n'en sortit. Je n'en pouvais plus...

Je m'ennuie à un point ! Je devrais être à Ishtar à menacer gaiement des matelots pour qu'ils me prêtent leur bateau. Mais au lieu de ça, je me retrouve là à protéger une fille et à la réchauffer grâce à ma chaleur corporelle. Une fois que ce sera fini, Elrïa m'entendra !
La naga se met soudainement à s'agiter comme un diable. La chaleur doit commencer à faire effet et la douleur doit lui perforer le corps et m'agrippent les racines de mes ailes comme une folle ! Ça fait mal bordel ! Je ne veux pas partager ta douleur !

"Eau... de l'eau..."
Tiens, encore cette voix. Pourtant, la femme du contrebandier n'avait pas demandé à boire... Je regarde l'inconnu d'un air étrange. Serait-elle qui me parle via mon esprit ? Bah, ça doit être mon imagination. Mais il faut avouer que la faire boire n'est pas une mauvaise idée. Malheureusement pour elle, cela fait bien longtemps que la notion de nourriture et d'hydratation ne fait plus partie de mes besoins, mais est plutôt réduit au rang de gourmandises.

Sur le chemin, j'ai repéré non loin un ruisseau qui s'écoule.
Je me dépêche de me lever tant bien que mal, la fille dans mes bras. Et me dépêche de parcourir la dizaine de mètres. Déjà que courir avec une naga dans ses bras n'est pas facile, mais en plus si cette dernière se débat et serre fortement mes ailes, ça tiens du miracle de courir plus ou moins droit.

Une fois arrivé, je la pose au sol plus ou moins délicatement et lui offre une paume comme récipient. Faisant l’allée retour entrent sa bouche et le ruisseau. Elle serre de plus en plus la naissance de mes ailes, ce qui me force à rester au-dessus d'elle, une main au sol afin de ne pas m'écrouler sur la blessée.

Le premier qui voix cette scène se fera déchiqueter par mes ténèbres.

Tandis que l'eau venait calmer le brasier en mon sein, je retrouvais de plus en plus mes perceptions. Alors je sentis l'embrassade d'un bras autour de moi, puis sous mes doigts... Un plumage ?
Je toussai, recrachant le trop plein d'eau.
Et j'ouvris les yeux.

Un stryge noir me tenait contre lui, l'air un peu... souffrant ? Me rendant compte que je plantais mes ongles dans ses ailes depuis un moment, confuse, je retirai mes mains, lentement, bien trop lentement, les ramenant contre mon torse. J'avais la drôle d'impression d'être un nouveau né, dans cette position...
Etouffant un nouveau toussotement, je fis signe au stryge de me donner à nouveau à boire. Je fermai les yeux. Inspirai. Expirai.

"Merci..."

La pensée avait été similaire à un soupir, un murmure. Consciente que peut-être il ne m'aurait pas entendue, je me répétai, mais cette fois avec plus de force.

"Merci."

Ce disant, j'avais soulevé les paupières et regardai de mes yeux mordorés les noires prunelles de celui qui m'avait aidée.

L'eau avait l'air de faire effet : elle retira ses griffes pour adopter une position plus sécuritaire. Apparemment, la blessée demandait encore de l'eau, alors je continuai mon travail de transport aqueux.
"Merci." Je pense que c'est ce qu'elle doit se dire. Après tout, j'espère bien que c'est ce qu'elle se dit, je lui ai sauvé la vie. Du moins, j'ai déjà retardé sa mort.

À présent elle me fixe. Si elle pense que je suis son chevalier servant, elle se mettra le doigt dans l’œil elle même. "Rekhan, le héros de ces dames", ET PUIS QUOI ENCORE !
Après un dernier voyage de transport, je me lève et la reprends par dessus de mes bras afin de l'amener de nouveau au couvert du vent. Je ne peux m'empêcher de la regarder, l'air sombre et silencieux. Elle me fait perdre mon temps.
Il faudra qu'elle mange pour vraiment se remettre, j'irais donc une fois las-bas, tuer une bête pour la faire cuir.

Je lui souris faiblement mais non sans effronterie : il faisait donc parti de ces carthésiens, ceux qui se croyaient que peu à l'extraordinaire ? Car pas à un moment il ne m'avait semblé réagir à mon toucher mental. Mais peut-être la brume de la douleur troublait mes perceptions.
Je me laissai donc faire. Il m'amena en un endroit vaguement familier... cette odeur de renfermé. C'était la même que j'avais senti lorsque j'avais repris conscience. Ainsi il était du genre à s'encombrer d'une femme pour aller satisfaire sa soif plutôt que la laisser sur place et lui ramener de l'eau ? Je souris une nouvelle fois. Il m'amusait.

J'appréciai le contact frais du sol. Cela finit de m'éclaircir mes pensées et de raviver ma souffrance. Mais celle-ci avait depuis longtemps été reléguée en arrière plan. J'étais une pirate. Blessures et douleurs étaient mon pain quotidien.
Mais peu importe mes fanfaronnades, mes illusions avec lesquelles je me berçais : ce fichu soldat à Baldorheim avait failli m'envoyer rejoindre Arwin...

Il fallait que je devienne plus forte.
Bien plus forte.

Je soupirai et le stryge parti je ne savais où, j'en profitai pour reprendre ma forme humaine. Bien que ma queue de naga soit plus résistante, elle prenait bien plus de temps pour guérir : je gagnerai du temps, avec mes deux jambes.
Puis si je me faisais attaquer... Sans doute le stryge me sauverait-il. On ne vient pas en aide pour renoncer au dernier moment après tout. Même si au final la perspective de mourir m'indifférait presque.

Pas un seul animal assez gros pour plusieurs repas. De rares lapins au sol, toujours des oiseaux en hauteur. Pas une biche ou un cerf dans les environs. Après une heure de recherche, j'ai finalement abandonné l'idée de gros gibier, et me suis rabattu sur deux pauvres lapins. Pour les tuer, j'ai dû utiliser ma corruption, libérant ainsi un peu de l'aura maléfique circulant en moi. Même les oiseaux se sont envolés, car incommodés par cette odeur de mort.

Un des lapins est gros, l'autre n'a pas tout à fait atteint l'âge adulte. Cela devrait suffire pour lui redonner des forces.
Une fois revenu, Elrïa avait fini de rapporter de quoi faire un feu et parlait avec la blessée qui a des jambes... Je n'ai pas sauvé une naga plus tôt ?

Je me redressai, sitôt qu'un esprit inconnu s'approcha des lieux. Où donc se profilait la menace..? Un bruissement d'ailes. Je levai le regard. Dans le ciel, une énorme silhouette obscurcissait le champ bleu de son corps massif et de ses larges ailes déployées. Un Sphinx.
Je savais ces créatures douées d'intelligence mais on ne peut jamais être trop méfiant : sans le stryge par ici, j'étais une proie facile pour un prédateur en quête de nourriture. Forte de ses pensées, j'envisageai dans l'instant de courir vers ses buissons... Avant de rapidement me raviser. Je ne pourrai pas faire plus de trois pas.

Alors la pirate s'éveilla en moi : j'attrapai le sabre pendant à mon côté et dégainai. Ce faisant, j'envoyai des pulsions mentales au sphinx. Eloigne-toi. Pars. Et...
Je fronçai les sourcils.
A son contact, je ne ressentais rien de ce que j'imaginai : ni faim, ni désir de tuer. Une simple curiosité teintée d'amusement et... de la tendresse ?

"N'aie peur, femme, je ne suis pas là pour te dévorer."

Sincérité.
J'attendis donc qu'elle atterrisse à ma proximité. Je plongeai alors mes yeux dans les siens, afin d'apaiser mes propres craintes.

"Qui êtes-vous ?
- Une amie du stryge noir. Calme tes craintes petite télépathe. Assieds-toi donc, tu ne tiens qu'à peine debout..."

Je m'exécutai, apaisant un peu ma peur. Bien qu'elle sache pour mon don, elle ne semblait vraiment pas emplie de malice. Je pouvais lui faire confiance, sans doute...

" Rekhan s'est bien occupé de toi apparemment, pour quelqu'un d'aussi peu doué avec autrui... Pour ce qui est des bandages, je vais m'y atteler -mais dis-moi, quel est ton nom ?
- Je m'appelle Silence. Et... Merci encore pour votre aide.
- Allons, stryges noirs et nagas sont de bonne entente donc c'est tout naturel. Soulève ton bras s'il te plait. Merci... Pour ma part, je suis Elrïa, enchantée. Parle-moi un peu de toi pendant que je te soigne."

Je savais bien que cela était une tentative de distraction afin de moins sentir la douleur mais je me pliai à ses instructions avec docilité. Elle avait ma confiance.

"J'ai rencontré quelques... problèmes qui m'ont séparée de mes compagnons de voyage. Sans doute les retrouverai-je dans le sud.
- Ne pense même pas à voyager pour le moment. Il faudra d'abord que tu récupères de tes blessures.
Je me demande si j'en aurai le temps... Pour tout dire, on me poursuit. Et en y songeant, il ne faudrait que vous soyez mêlée à tout ça, ni votre compagnon..
- Je suis une grande fille, ne t'en fais pas. Je saurai penser à moi-même le moment venu. Voilà, c'est fait."

Je jetai un regard au bandage qui ceinturait mon torse avant de remercier Elrïa d'un sourire.

"Contrairement au stryge noir, vous semblez à l'aise avec les télépathes.
- Tu n'es pas la première que je rencontre -ce qui ne doit pas être le cas de Rekhan. Il finira bien par s'en rendre compte" s'amusa-t-elle.

Le stryge s'en revenait d'ailleurs, deux lapins à la main.

Comment diable la naga est devenue humaine ? Bah, peut-importe : elle a les mêmes blessures, et Elrïa semble s'être pris d'affection envers elle.
Une fois le petit bois rapporté par le sphinx repéré, je m'attèle à la "cuisine" sans un remerciement pour la créature à quatre pattes. C'est à cause d'elle que je me retrouve à soigner quelqu'un.

-Ne me dit pas que tu es gêné parce que sa forme humaine couverte de vêtements déchirés te plait ? s'amuse le sphinx.

Je hausse un sourcil sans être déstabilisé. Elrïa déçu change de sujet :
-C'est le fait d'aider quelqu'un qui t'a cousu la langue ? Allons, ça te change de tuer tout ce qui bouge non ?

Je me lève, laissant l'unique lapin cuir à côté du feu et vient donner un petit coup de poing sur le flanc du sphinx.
-Tu me retardes.
-Dans quoi ? Tu as toute la vie pour aller chercher ce que tu veux. Aucune responsabilité à part peut-être l'institut de temps à autre.

J'émets un soupir, puis place ma tête à hauteur de l'humaine. Lui demandant où est passée sa queue. Elrïa répond à sa place en finissant par un agréable "Tu as vraiment lu ces livres ?".
Donc les nagas peuvent changer leur queue en jambes.

Je reviens près du lapin, regarde sa cuisson puis indique à la naga qu'elle peut manger si son ventre lui en dit.
Le ciel commence à s'assombrir et les loups débutent leurs chants assassins sous la lune qui apparait dans les dernières lueur du soleil. D'ici deux à trois heures, il fera nuit. Je crois qu'il va falloir passer la nuit ici. Elrïa servira d'oreille à la blessée. J'espère que son aspect décharné ne la répugne pas. L'idée contraire me fait sourire.
-Qu'y a-t-il ?
-Rien, une pensée amusante.
-En parlant d'amusement, tu n'as pas entendu une voix féminine dans ta tête ? dit-elle tout en bandant les blessures de la femme. dit-elle comme une petite vengeance.
Connaissant mon interrogation, elle continue avant que je réponde : "Tu devrais te pencher un peu  plus sur ta protégée."

Curieux, j'examine la patiente d'Elrïa de loin, ne voyant pas de quoi elle veut parler, j'arrache la cuisse la plus proche du feu avec mon dévoreur, puis vient me poster près d'elle, sur la pointe de pieds, jambe pliée.

J'écoutai leur conversation d'une oreille distraite, l'esprit un peu embrumé encore. Je couvrais une fièvre, sans doute. Mais cela ne m'empêchait pas de manger. Sans me préoccuper de l'absence de couverts, je mordis une grande bouchée de cette viande tendre et juteuse, à peine musquée : en mer, il n'était pas rare que mes compagnons et moi nous passions de bienséance. Le but étant de finir vite.
Mais j'étais encore trop faible pour suivre le rythme que me dictait mon estomac. La cuisse de lapin fut donc vite reposée. La sphinx en profita pour revérifier mes bandages et en changer quelques uns déjà imprégnés de sang frais -je me laissai faire.

J'appréciais l'aide de ces deux personnes... Mais cela valait-il la peine de les impliquer dans mes problèmes avec les nains ? Je ne le pensais pas. Alors je commençais à songer à une manière de m'éclipser cette nuit...
Sans doute Elrïa le devina-t-elle -sans être télépathe, elle faisait preuve d'une grande sensibilité, une sorte de clairvoyance admirable. Elle taquina donc son compagnon pour m'inclure dans leur conversation.

Leur bonne humeur me contaminant, je ne pus m'empêcher de me montrer un peu espiègle, aussi. Alors je laissai le stryge se pencher sur moi et lui souris.
Quelques secondes passèrent et je me retournai vers Elrïa, un air perturbé sur le visage et hochant négativement de la tête.
La sphinx que coula un regard entendu, ayant parfaitement su lire mes pensées ; mais elle me laissa faire, amusée de voir comment son compagnon allait réagir.

"Rapproche-toi plus Rekhan, allons, ne fais pas ton jeune prude."

Alors que le stryge s’exécutait, ma main attrapa doucement son épaule, l'attirant un peu plus vers moi : je lui collai un léger baiser sur la joue dans le même mouvement et laissai dans son esprit une trace de mes pensées.

"Je vous remercie de ne m'avoir laissée mourir au bord de la route, Rekhan."

Je ne pus m'empêcher de lui décrocher un vrai sourire, cette fois, amusée de cet ingénu et peut-être un peu touchée par l'affection que lu portait la sphinx.

La naga m'embrassa légèrement la joue et de nouveau une voix féminine retentit dans ma tête.
"Je vous remercie de ne m'avoir laissée mourir au bord de la route, Rekhan."

Pour sûr, la femme du contrebandier ne m'avait pas dit ça. Sans bouger, mes yeux s'écarquillèrent. Cette femme me parle par la pensée ! Elle à l'air de se sentir mieux, alors pourquoi elle ne me parle pas avec sa bou... Muette ?

Je me relève, tourne la tête d'un air désespéré vers Elrïa puis reviens vers le feu.
On entend toujours le requiem des loups ainsi que quelques pas rapides au loin. Sans doute des gens apeurés qui se hâtent de rejoindre le village le plus proche.

-Télépathe ? Tu es muette ?
-Nan, elle fait ça pour le plaisir de te déstabiliser. S'amuse le sphinx.

Agacé par son ton ironique, je déclare d'un ton sec :
-Demain tu essayeras de marcher et si tu arrives à te déplacer convenablement, nous partirons.

Il est sans doute trop tôt pour la relâcher après de telle blessure, mais je ne ressens pas le besoin de lui venir en aide. Si Elrïa proteste, je lui rappellerais qui est le maitre pour une fois.

Je le regardai d'un air un peu distant mais amusée par ses propos ; mes pensées allaient vers mes compagnons restés à Baldorheim. J'espérais qu'ils s'en étaient sortis mieux que moi… Quoiqu'il en soit, il me fallait retourner au bateau où notre capitaine n'attendrait pas les retardataires, et encore moins une naga comme moi, surtout si elle amenait dans son sillage maints problèmes.
Toutefois, même si mes plaies étaient pansées, je me savais loin d'être en état de voyager. Le moindre mouvement me faisait souffrir, même si je déployais tout mon art pour le cacher. Question de survie. L'idée de paraitre faible m'agaçait. Et encore plus de l'être vraiment.

Mon attention revint à la conversation à temps pour entendre la dernière affirmation du stryge noir. Je penchai la tête, le regard perdu dans les lointains.

"Vous partirez…" soufflai-je dans une pensée à peine perceptible.

Je ne savais pas quoi envisager pour la suite au contraire de Rekhan il semblerait. Mais je ne pouvais prendre le temps de rester trop longtemps sur place : j'avais la certitude que le nain, ce foutu nain, avait signalé mon comportement suspect aux gardes. M'enfuir… Si je m'enfuyais assez loin, ils abandonneraient sans doute. Je n'étais que suspecte. Rien de concret ne pouvait justifier une poursuite prolongée. J'irai au delà de ces montagnes.

"Demain je reprendrai mon chemin, soyez-en assurés."

Cette résolution prise, je m'étendis sur le sol dans l'optique de dormir un peu non sans avoir souhaité un bon repos aux deux compagnons. Une heure fila. Une seconde. Comme le temps, le sommeil sembla me fuir, aussi me relevais-je dans la sombre nuit. Je grimaçais sous l'effort. Ma blessure me lançait toujours.
Et en silence, je réunis mes maigres affaires avant de m'éloigner. Il ne fallait pas qu'on me voie avec eux.

HRP:

Bien que la puissance qui me parcours soit agréable, la condition de corrompu n'est pas sans incommodité.
Certes je n'ai plus besoin de manger ou de boire pour vivre, mais juste de voler l'énergie vitale qui m'entoure. Les maladies ne m'atteignent plus, ainsi que les températures moyennes. Autour de moi règnent désolation et carnage, à chacun de mes pas, si je le veux, les plantes meurent, les animaux fuient et les ténèbres s'installent.
J'aime cette puissance malfaisante, cette aura néfaste à la libération de mes ombres. Mais à tout ça, une chose me manque vraiment : le sommeil.

Je n'ai plus besoin de dormir, il me suffit juste de faire comme avec tous : prendre la vie. Je pourrais tout de même dormir, partir dans mes rêves, rêver de choses agréables. Mais à présent mes rêves ne sont plus. À chaque fois que je me laisse emporter, des cries, des hurlements, des voix. Je sens la présence du démon me rappeler à lui, m’emmener au loin. Un peu comme ce que NéoLéo a vécu lors de notre rencontre. J'ai peur que le démon prenne possession de moi et m'efface.

Il faut que je le retrouve. Je n'ai pas envie de finir le restant de mes jours sans avoir pût dormir une nouvelle fois convenablement. D'autant plus que sa puissance...

Un mouvement. Je tourne la tête de regarder le camp et de vérifier que rien d'anormal ne ce passe. La naga essaie de partir, avec difficulté. Elrïa quant à elle, dort. Je me demande comme elle fait pour dormir. Après tout, c'est un corrompu elle aussi. Si je vis assez longtemps, ma peau finira-t-elle comme celle du sphinx ?

Je me lève, écarte mes ailes et dit d'un ton inhospitalier: "Ou veux-tu aller ?"
Je m'envole du petit mètre de hauteur, bas des ailes une fois, puis bloque la route de la blessée par ma présence.
-Tu devrais te reposer, tes blessures ne sont pas guéries et il reste un lapin pour toi.

Mes ailes imposantes à moitié déployer dans les ombres de la lune, mon ton dure, ma posture fière. Tout chez moi indique vouloir intimider la jeune femme, sauf un élément : je ne libère pas mes ténèbres.

HRP:

Je regardai le stryge droit dans les yeux, sans craindre le moins du monde celui qui se tenait devant moi. J'avais frôlé la douce Providence et longuement conversé avec elle au dessus du lit d'Arwin après tout… Et c'est sans doute cette absence nouvelle de peur qui rendaient mes décisions si irrationnelles. Peut-être. Depuis sa mort, j'avais enchainé les mauvaises expériences, il est vrai.
Puis lentement, un sourire se dessina sur mes lèvres. Allons, parce qu'il restait un lapin, cela retiendrait mes pas si pressés ? Il m'amusait… Peu importe les airs qu'il se donnait : au fond, de nous deux, j'étais la plus proche du concept de "démon" de ce monde. Ni ailes, ni visage effrayant. Tout se résumait en mes actes.

Je pris ma décision.
Sans le quitter du regard, j'allai comme auparavant chercher cette flamme qui indiquait sa conscience. J'étudiai en une fraction de seconde le panel d'éléments qui caractérisait ses émotions… Aucune fatigue. Aucune douleur. Je fronçai les sourcils. Réessayai.
Je reculai vivement, une main sur le pommeau de ma lame.
Non. Il… Il n'avait pas les mêmes contraintes, c'est tout. Ce n'était pas un mort. Il était conscient ! Mais par le Basilic, quelle sorte de monstre était-il ?

"Qu'êtes vous ?" lui demandai-je d'un trait d'esprit des plus sérieux.

Mon état entrainerait ma mort si un combat survenait mais je ne pouvais pas rester l'air de rien à coté de cette créature pensante. Douée de conscience mais loin d'avoir le moindre sentiment. On aurait dit un enchevêtrement d'artifices…

La naga ne semblait pas apeurée le moins du monde. Peut-être la fatigue, ou un passé. Si elle pense que je ne lui ferais aucun mal elle à raison, mais je déteste être pris pour un idiot. Si elle veut partir soit, Elrïa dors, alors je me fiche de ce qu'il peut lui arriver, mais partir en douce durant la nuit pendant ma garde, je ne la laisserais pas faire.

Elle tendit un bras et me toucha la peau, sans exprimer la moindre peur. Je ne sais pas ce qu'elle à trouvé en moi, mais son expression changea : "Qu'êtes vous ?".

Je haussai un sourcil. J'aurais cru qu'en fouillant en moi, elle le saurait. Peut-être n'est-elle pas allée assez loin.
Bah, qu'importe. Elle a peur et cette attitude me plait davantage.
-Qu'importe qui je suis. Vous voulez partir, soit. Elrïa dort et ne pourra donc pas s'interposer. Libre à vous de vous en aller.

Je me positionne, replis une aile et lui ouvre le chemin de l'autre.
Je ne l'avais pas remarqué jusque là, mais les alentours paraissent bien calmes. Pourtant je n'ai pas été agressif...

Une flèche vient se planter dans mon dos, puis une dague me transperce un poumon. Je m'écroule au sol, la vision trouble.

Étonnement, peur et colère passèrent successivement sur mon visage tandis que je vis Rekhan s'écrouler : aussitôt, mon regard balaya les alentours à la recherche du fautif. Tapis dans les fourrés, à cinq mètres. Un Kazharien.
La peur et sans doute la faiblesse me firent perdre le contrôle ; mon esprit s'éloigna vers cet ennemi impromptu et s'y lia, partageant toutes mes émotions. Le froid. La douleur. La peur. La solitude. J'entendis vaguement un cri au loin, celui d'une tête sur le point d'imploser sous le flux puissant des pensées mais mes yeux ne quittaient pas le corps blessé du stryge noir.

Tout cela dura peut-être une fraction de seconde, peut être plusieurs minutes.
Je ne savais plus.

Et quand enfin la morsure glaciale du vent m'éveilla, un silence effrayant s'était installé. Je devinais le cadavre du Kazharien non loin et Elrïa qui s'en venait à nous en courant.

Je n'aime les attaques-surprises lorsque je n'en suis pas l'auteur !
Je reste un peu au sol, attendant quelque chose. Un agresseur nocturne serait fou d'être seul. Ses compagnons ne doivent pas être bien loin.
Je ne vois rien, mais j'entends. Mon agresseur commence à foncer sur ma patiente, mais celle-ci semble se défendre, assez bien. Je n'entends que la respiration rapide de cette dernière.

Mon intuition a eu raison. À peine le premier assassin mort, en voilà un autre qui se dévoile et tente une attaque frontale vers la jeune femme.
Prêt à bondir, il s’arrête. Son attention est tournée vers le sol, quelque chose le retient.

Un sourire malsain se dessine sur mon visage tandis que je me relève tel un zombie. Ma victime était prise dans mes ténèbres, la nuit m'ayant permis de masque leur présence.
-Ça fait mal un coup de dague ! Je te montre ?

Mes ombres remontèrent le long de ses jambes et vinrent lui perforer le corps et lui créer les mêmes blessures que les miennes.
Pendant ce temps, je retire violemment la flèche dans mon dos, ce qui a pour effet de m'arracher un peu de chair. Mais ce n'est pas grave, la blessure guérira d'ici quelques secondes.

Une fois ce second être mort, je me retournai vers la naga : "Je n'ai pas vu, mais bien joué" dis-je en souriant.

Je contemplais avec un mélange de perplexité et de soulagement Rekhan, qui venait de se relever comme s'il s'éveillait de quelque rêve plaisant. Aussi ne pus-je lui retourner qu'un rictus à son sourire. Et ma tête qui me lançait... Cela faisait bien longtemps que mon don n'avait été ainsi éprouvé ; peut-être ne l'avais-je jamais utilisé ainsi. Car s'il ressemblait à cette première fois au temple, la portée avait été tout autre dans la mesure qu'une seule personne était morte.
Je ne pus m'empêcher de soupirer, rassurée.
Je n'osais même pas imaginer si mon don avait agi sur tout ce qui m'entourait.

"Vous... Vous allez bien ?" demandai-je d'un trait de pensée à Rekhan.

J'avais déjà oublié ce sentiment qui m'avait poussée à le fuir, lui et Elrïa. Pourtant, malgré cette semblance de tranquillité retrouvée, une ombre ne cessait d'inquiéter mon esprit.

"Vous... Vous allez bien ?"

Sa télépathie reste troublante, mais j'arrive à m'y faire et à isoler ses paroles de mon esprit.

Elle a l'air perplexe, comme si elle avait vu un fantôme. Ou peut-être est-ce la première fois qu'elle ôte une vie ? Je me baisse afin de fouiller le pauvre bougre m'ayant provoqué en quête de quelques piécettes ou autres objets de valeur ou de savoir.

"Je vais bien, ne t'inquiète pas. Cette petite rencontre m'a mis en forme. Je ne dirais pas non à quelques autres abrutis." dis-je tout en jetant par-dessus mon épaule un morceau de viande anciennement au nain, ne m'n’étant d'aucune utilité.

Je passe au second cadavre, opérant la même gestuel méthodique, mais ne trouvant pas bien plus que de deux pièces d'or ainsi qu'un morceau de viande sèche. Une idée me passe par la tête, peut-être a t'elle faim ? C'est alors que je le lui tends : "Tu le veut ?"

La forêt est redevenue calme comme une nuit d'hiver. L'aura maléfique de ma corruption s’estompe peu à peu tandis qu'elle accélère le cycle mortel de la flore environnante. Ma main est toujours tendue vers la demoiselle, attendant une réponse.

Je regardais sans ciller le morceau tendu par le stryge ; c'était une bien étrange invitation pour celui qui était comme mort quelques secondes auparavant. Mais j'y voyais une source d'amusement -amical- plutôt que de consternation. Je tendis la main pour accepter le présent.

Douleur.
Une terrible douleur qui venait vriller mes tempes.
Plus forte que tout à l'heure.
Plus difficile à supporter.

Je tombe à genoux.

Du sang sur mes mains.
Mes yeux cherchent frénétiquement la source de ce flot... incessant.
Mon épaule ? Une flèche s'y était fichée. Sur l'articulation.

La reste de la troupe était donc enfin de venue, et déjà, l'un de leurs adversaires avaient été blessé... Mais ignoraient-ils mon pouvoir ? Moradund aurait-il gardé des informations ? J'étendis mon esprit, balayant faiblement une dizaine de mètres autour de moi -et de Rekhan.

"Un nain, Moradund Marteau-de-Fer veut ma mort. Il doit être là ou à l'origine de l'attaque" lâchai-je au stryge dans la même seconde.

Un. Trois. Sept... Huit mercenaires de la garde Kastalienne étaient donc venus pour ma pauvre tête ? J'en rierai presque tellement cela me paraissait ridicule. Tout en préparant ma prochaine estocade spirituelle.