Elle a des yeux magnifiques… Rouge rubis, comme notre chère Matriarche ! C’est un parfait petit bébé que vous avez là ! Elle sera forte, et protégera la tour noire avec ferveur.
Elle grandit… Elle court après les autres enfants, et ses ailes commencent à pousser… Mais son duvet n’est pas sombre comme celui des autres enfants… Ses plumes ne poussent pas et ne pousseront jamais, donnant à ses ailes un aspect frêle et rachitique.
On la cache… Elle ne doit pas sortir. Que diraient les autres ?
Non ! C’est une stryge noire ! C’est ma fille ! Ne me l’enlevez pas ! Par pitié !
Les larmes… Les cris… Les pleurs… Les hurlements de douleur et de chagrin.Dans une pièce froide, je suis enfermée derrière des barreaux d’acier. Les rats et les cafards me tiennent compagnie, ou attendent le bon moment pour me dévorer vivante. Seule une minuscule fenêtre tout en haut du mur, juste en dessous du plafond, m’indique s’il fait jour ou nuit. Et je pleure. Je pleure et je hurle de mes hurlements d’enfants qui déchirent le silence des cachots de la tour noire.
Où est ma mère ? Elle qui m'a portée dans son ventre et qui m’a fait naître ? Où est mon père ? Qui s’est battu jusqu’au sang pour les empêcher de m’emmener ?
Qu’avais-je fait pour mériter ça ?
«
C’est une enfant de Mahriser ! Gronda une voix qui résonnait dans le cachot.
-
Non, c’est une abomination. Une erreur de la nature. »
Et les erreurs, les exécuteurs les éliminaient, les torturaient jusqu’à ce que leurs âmes ne se brisent en mille morceaux et que leurs corps ne soient plus qu’un amas de chair inanimée. Il n’y a pas d’amour dans les profondeurs de la Tour noire, il n’y a pas de bonté non plus.
Les jours se ressemblaient. Certains jours, j’avais droit à un vieux morceau de pain rassis et un bol d’un liquide verdâtre et peu ragoûtant. Je servais de cobaye aux jeunes recrues, et chaque jour apportait son lot de souffrance et de douleurs. Ma peau était à jamais marquée par les traitements que je subissais. Mais j’étais forte et déterminée, une détermination ridicule, qui me raccrochait à la vie. Je voulais vivre… Pourquoi ? Je l’ignorais, abandonnée de tous… Perdus au fond des enfers. Qu’est-ce que la vie pouvait bien m’offrir à présent ?
Il était loin le temps où je jouais insouciamment avec les autres enfants de mon âge… Il était loin le temps où j’étais libre et aimée. Et pourtant, j’avais tant d’amour à donner ! Tant d’amour que personne ne pouvait recevoir.
Un jour, un jeune stryge entra dans ma cellule. Il semblait aussi terrifié et déterminé que moi. Une journée et une nuit durant, il m’attacha les bras et les ailes, il entailla ma peau, me broya les os du bras droit, déchira ma chair.
Ils riaient à l’extérieur, oh oui, ils riaient, ils s’amusaient de mon sort, pariaient sur le moment où le dernier souffle de ma vie s’échapperait de mon corps brisé.
«
Pourquoi… » Avais-je soufflé, alors qu’une vision ne vienne se superposer à la réalité, qu’au creux de mon cœur s’illumine le Cri du Dragon. Que sur la chair ensanglantée de mon bras droit poussèrent les écailles blanches de Marhiser, avant que je ne tombe dans l’inconscience sous les coups, la douleur… Et lui ressortit de ma cellule, le regard sombre d’où ne transparaissait plus aucune émotion.
Mes yeux s’étaient ouverts péniblement, la lumière me sembla trop forte, la surface dure sur laquelle j’étais allongé était trop froide. Mes mains étaient liées, mes pieds également, je ne pouvais pas non plus bouger mes ailes dénuées de plume. Elles étaient horribles, un poulet déplumé au duvet noirâtre. Celles-là même qui m’avaient causé tous ces soucis, qui avaient réduit ma vie à néant. Une difformité abjecte qui n’inspirait que dégoûts et pitié. Si j’avais pu croire que mes peines étaient finies, que la mort était doucement venue pour me recueillir auprès d’elle et qu’auprès de Marhiser je pourrais enfin respirer. En réalité, il n’en était rien.
Je me suis débattu, mais la douleur me brûlait la peau, j’ai grondé, j’ai crié, j’ai hurlé, j’ai tenté de regarder autour de moi mais je ne voyais que des toges noires, des habits noirs, des ailes noires, des capuches noires et des yeux rouges. J’étais épuisée.
Les adeptes du dragon blanc étaient tous regroupés autour de l’autel sur lequel j’étais liée, une Phalange Sombre était munie d’une dague sacrificielle et dessinait sur ma peau des runes draconique, m’arrachant à chacune de ses entailles des hurlements de douleur.
Des adeptes du Cri psalmodiaient des paroles draconique, faisaient vibrer les murs du cachot, briller mes écailles d’une blancheur terrifiante et mes ailes d’un noir abominable. Ils avaient vu en moi un de ces nombreux élus, ceux ayant un lien particulier avec la divinité dragonne qui aurait enfanté tous les stryges noirs. Sur mes ailes rachitiques sortirent de minuscules écailles aussi noires que la nuit, une queue reptilienne commença à pousser dans mon dos, de la blancheur immaculée qui recouvrait le corps de la mère des stryges noirs et des cornes déchirèrent la peau de mon crâne, de minuscules bout d’os ensanglanté, en réalité.
Mes hurlements résonnèrent dans toute la tour noire. Et lorsque le rituel prit fin, que ma transformation abominable resta inachevée et que les adeptes du dragon blanc me laissèrent pour morte sur la table de pierre, mes cris cessèrent enfin.
Je ne sens plus rien… Mon corps semble lourd, et léger à la fois. Les larmes sur mes joues avaient séché et laissaient dans ma bouche un goût de sel et de sang. Mais mes liens se détachèrent les uns après les autres, et sans pour autant voir ce qu’il se passait, je sentis bientôt la pierre froide de ma cellule sous mon corps brisé. Je n’étais pas morte, pourtant, j’aurais prié tous les Dieux de la terre pour enfin être libéré de ces tourments.
«
Bats-toi. Ou meurs. » Cracha une voix grave et sombre, avant de laisser tomber un vieux bout de pain rassis devant mon nez, et de sortir de la cellule. Dans un effort incommensurable, je réussis à ouvrir un œil, c’était le garçon qui m’avait torturé. Il avait grandi, il était devenu plus froid encore que la pierre de ces cachots putrides. Son cœur perdu à tout jamais dans les ténèbres de Zéphalia et des exécuteurs.
Me battre ? À quoi cela servirait-il ? Ne suis-pas condamnée de toutes façons ? À n’être que cette chose immonde qui amusait tant les stryges de cet étage ? Une bête de foire, un défouloir… Je voulais le voir souffrir autant qu’il m’avait fait souffrir. D’une main tremblante, péniblement, je réussis à attraper la nourriture à peine comestible, et à l’amener à ma bouche douloureuse et pleine de sang. À force d’humidifier le pain dur avec ma salive, je pus l’ingérer. C’était difficile, mais quelques forces anima le pantin désarticulé que j’étais. Une douce lumière s’échappa de ma peau et mes os sous ma chair se ressoudèrent.
Je ne mourrais pas, je me vengerais.
Les jours passaient, les mois et puis les années, les écailles de mes ailes poussèrent, ma queue blanchâtre et mes cornes également. Je ne ressemblais à rien, à rien de connu dans ce monde, je n’étais que le fruit d’une expérience raté et tout le monde voyait en moi une abomination. Dans ma cellule froide du cachot, au tout dernier sous-sol de la tour noire, personne ne savait que j’existais.
Personne sauf lui. Il me jaugeait de ses yeux abandonnés de toute émotion, mais il m’apportait à manger, il m’obligeait à me lever, à me soigner. Il semblait voir en moi quelque chose. Quelque chose que personne d’autre n’avait vue. J’ignorais quoi, mais je prenais tout ce qu’il me donnait, dans le seul espoir qu’un jour, je pourrais lui planter un couteau dans la gorge, que je puisse m’enfuir de ces cachots puants pour aller quelque part, n’importe où pourvu que ce ne soit pas ici.
Et puis un jour, il franchit le pas. Il ouvrit la porte de ma cellule, mais il n’était pas seul.
«
Qu’avez-vous fait ? C’est un acte contre-nature ! La transmutation strygienne est formellement interdite ! Vous serez puni vous, et toute votre caste, pour ce que vous avez fait. Vous en rendrez compte devant Zéphalia. »
Et pour la première fois depuis toutes ces années, je pus voir de la peur dans le regard de mon geôlier.
«
Que ferez-vous d’elle ? Elle est presque parfaite ! Nous touchions au but ! -
Eh bien elle n’aurait jamais dû voir le jour, elle sera exécutée à l’aube, Adepte du Cri. »
Et l’exécuteur quitta la cellule, prêt à faire son rapport. Laissant seul avec moi le stryge qui m’avait caché au plus profond des profondeurs des cachots de la tour noire.
Recroquevillée dans un coin de la pièce putride, je le regardais d’un œil mauvais, alors qu’il semblait terrifié et indécis.
«
Marhiser ne t’a pas épargnée pour rien, breloque désarticulée. Singalia… J’ai relevé la tête, plus personne ne m’avait appelé par mon prénom depuis bien longtemps, j’étais d’ailleurs surprise que ce jeune Adepte du Cri, ayant passé toutes les épreuves des exécuteurs sans pour autant y adhérer vraiment, le connaisse.
Je vais te faire sortir d’ici. »
Je voulais le tuer, je voulais lui arracher chacune de ses belles plumes immaculées une part une et lui faire subir toutes les souffrances que lui, m’avait fait subir durant toutes ces années. Je voulais le voir hurler, pleurer, supplier qu’on l’achève comme j’avais pu le faire à maintes reprises. Mais là, tout de suite, il m’offrait la liberté… Pourquoi ?
«
Ne réfléchis pas trop, ton temps est compté. » Soupira-t-il d’un ton froid. Il avait raison. Mais mes pieds n’étaient pas bien musclés. Mes membres se mirent bien vite à trembler à chacun de mes pas tandis que nous traversions les cachots de la tour noire, un drap en partie rongé par les mythes me recouvrant le corps. Ce même corps abominable que je détestais tant.