Baladant l'azur envoûtant de son iris aux alentours alors qu'il atteint l'entrée du Canari jaune, Shae Elendris, paré de son élégante robe d'érudit bleu et d'une besace brune en lin portée en bandoulière, arrête ses pensées sur la main invisible du dôme de Stellaraë, merveille protectrice qui retient assidûment les implacables rayons projetés avec ardeur par l'astre diurne. Cette magie continue aujourd'hui encore à impressionner le Nordique tant elle semble inépuisable, la chaleur étouffante du désert, qui s'allège et s'atténue jusqu'à atteindre les limites de la ville, renforçant l'impression d'oasis salvateur au milieu de la désolation brûlante qui l'entoure.

Le voyage de Kastalinn à Stellaraë s'est révélé, cette fois-ci, bien moins éprouvant que celui qu'il entreprit il y a plus de quinze ans, lorsqu'il abandonna son Nord natal pour venir défier le mythe que représentait la plus grande cité du monde connu. La généreuse capitale humaine, avec ses innombrables possibilités merveilleuses, lui avait offert bien plus que ce dont il avait rêvé, et sans ces années passées entre ses murs rassurants, il ne serait certainement pas l'homme qu'il est devenu. Il lui est aujourd'hui difficile de ne pas abandonner un cortège de pensées nostalgiques vers le Quartier Noble et la demeure des Trevelyan, car même si l'Arànien a conscience que jamais plus les battements de son cœur ne sauront s'accorder avec ceux de celui de son ancienne épouse, il restera toujours une place tendrement gardée dans les contrées les plus chaleureuses de son être pour les souvenirs des doux moments qu'ils partagèrent ensemble, loin des conflits et de la tristesse qui parvinrent un jour à étouffer la flamme vacillante de leur amour.

Mais si c'est bien le passé qui a ramené l'ancien gamin du Nord à sa chère Stellaraë, cela a bien peu à voir avec les multiples emballements que son palpitant connut ici jadis. Un érudit, aussi compétent et assidu soit-il, reste un homme avec ses limites, et celles de Shae Elendris furent atteintes par la montagne de travail que représentait la copie de la totalité des ouvrages de la bibliothèque de la ville concernant un obscur et antique rituel d'invocation, ainsi que tous les mythes et légendes qui gravitent autour. Aussi, si l'Arànien s'évertua à copier lui-même les parchemins les plus critiques, les pages avec lesquelles aucun scribe n'aurait intérêt à être retrouvé par ses pairs, la reproduction d'autres livres moins incriminants, furent confiés à des personnes de confiance.

Parmi les diverses plumes qu'on lui recommanda se trouvait une jeune femme qu'on prétendait volontiers habile et consciencieuse. Peu enclin à laisser quoi que ce soit qui se rapproche de l'entité qui le hante aux mains de personnes dont il ne connaît guère les pensées, Shae enquêta un peu plus sur elle avant de recourir à ses services. Certes, le Nordique ne disposait pas d'un réseau d'informateurs et d'espions comparable à celui de certaines grandes maisons stellaroises, mais entre ses propres contacts issus de la noblesse, ceux de Milldred et les différents cercles de la cité qu'il avait côtoyés par le passé, il n'était d'ordinaire pas trop ardu pour lui de découvrir le nom et l'histoire d'une personne en particulier.

La situation d'Alba Divitius s'était révélée digne d'intérêt : issue d'une riche et ambitieuse famille bourgeoise stellaroise, la toute jeune érudite avait fui les siens et paraissait des plus désireuse de se défaire de ses liens parentaux. Les Divitius faisaient partie de ces familles qui cherchent à nouer des liens avec la noblesse par le mariage et à acquérir titres et domaines par ce biais, quitte à faire passer l'intérêt de leur maison avant celui de leur enfant. Il fut difficile pour l'homme du Nord de ne pas y voir un lointain écho de l'histoire de son ex-épouse et du mariage arrangé qui fut, dans un sens, l'élément ayant permis leur rencontre. Tout ce qu'il pouvait souhaiter à la jeune Alba était qu'elle parvienne, elle aussi, à s'émanciper de ses devoirs ou que ses parents finissent par se raisonner.

Pour avoir été lui-même un jeune homme loin de chez lui, en quête perpétuelle de savoir et devant faire ses preuves pour être accepté par les cercles d'érudits de Stellaraë, Shae était bien au fait des difficultés que la fille des Divitius avait dû rencontrer pour que son nom parvienne jusqu'à lui. C'est pourquoi il la choisit pour la copie d'un type d'ouvrages en particulier, lui ouvrant les portes du temple du savoir dùralassien par la même occasion.

Le contrat entre lui et la jeune femme se dessinait comme un échange d'intérêts entre intellectuels. Elle lui remettrait les copies demandées et, en contrepartie, en dehors de ses recommandations, il lui apporterait un autre ouvrage qui devrait être de nature à émerveiller la Stellaroise : un bestiaire ornithologique composé par un célèbre naturaliste. Récupérée il y a quelques années en tant que cadeau d'un important partenaire d'affaires de la famille Trevelyan, l'œuvre en question se présentait comme particulièrement intéressante. En dehors des études précises et des descriptions foisonnantes du livre, le caractère sublime de ses nombreuses pages provenait des magnifiques illustrations des divers oiseaux, dessinés d'une main de maître par l'auteur. Shae Elendris, bien que d'ordinaire peu enclin à se séparer d'un livre, s'était résigné à transmettre celui-ci à cette véritable passionnée en demande de ce genre d'ouvrages.

Alba fut, quant à elle, commissionnée pour la copie de pages spécifiques issues de divers recueils de légendes anciennes. Certaines mentionnaient des entités parvenant à atteindre le monde des rêves et à pénétrer les songes des mortels pour s’en repaître, tandis que d’autres concernaient des êtres profitant de la vulnérabilité du sommeil pour apporter terreurs et cauchemars dont ils se nourrissent par la suite. Mais les créatures qui se plaisent à tourmenter les dormeurs ne sont pas les seules à apparaître parmi les parchemins qui intéressent l’érudit. D’autres décrivaient diverses abominations, démons et autres, qui se terrent dans le subconscient et façonnent pensées et émotions à l'insu de leur victime, allant jusqu’à la possession de son enveloppe charnelle.

L'érudit abandonna alors la lumière éclatante de l'extérieur pour glisser son ombre jusque dans les entrailles du Canari jaune. À l'intérieur, les clients sont peu nombreux, comme anticipé à une heure aussi précoce. Les rayons radieux du soleil pénètrent timidement par quelques petites fenêtres, se couvrant de poussière et dévoilant un mobilier qui a déjà bien vécu. Certaines des chaises présentes dans la salle n'attendent vraisemblablement que la prochaine rixe pour enfin mériter de se reposer une bonne fois pour toutes, après s'être brisées sur le dos d'un idiot ou d'un ivrogne.

Sur les murs de pierre, on aperçoit les traces noirâtres laissées par les torches qui brûlent là le soir, et si à cet instant aucun feu ne semble chatoyer dans l'âtre, une odeur de fumée omniprésente se traîne jusqu'aux narines du Nordique. À cet instant, Shae se serait volontiers désaltéré d'un simple verre d'eau, mais dans cet endroit mieux valait privilégier une bonne bière histoire de s'éviter une intoxication potentielle. C'est ainsi que l'érudit s'attabla avec une Stellaroise en main.

La table en bois massif sur laquelle il pose son gobelet d'étain semble robuste, à défaut d'être finement ouvragée. Le banc ou siège son séant lui semble également prêt à affronter de nouvelles nuits agitées. Sa jeune collègue ne devant guère tarder à arriver à son tour, l'érudit extirpe le livre qui lui est destiné de sa besace et commence à le feuilleter jusqu'à s'arrêter sur un spécimen particulier : un ravissant volatile au plumage d'un bleu intense.

De taille modeste, avoisinant les trente centimètres d'envergure pour un poids d'une trentaine de grammes, son ventre blanc ou beige contraste fortement avec le reste de ses plumes. Le chant du petit oiseau bleu se veut doux et mélodieux, et participe avec d'autres espèces au rituel faunique plurimillénaire de la chorale de l'aube. Il s'agit d'une espèce qui apprécie volontiers de vivre en petite communauté, voire même de se montrer solitaire.

Il était rare, voire, disons-le, jamais vu qu'elle travaille pour quelqu'un. D'ordinaire, elle ne travaillait que pour elle-même, et, si elle avait confié l'un de ses carnets de croquis à la comtesse vampire, c'était uniquement par pure curiosité mutuelle. Elle n'avait pas été payée pour cela et n'aurait même jamais pensé à lui demander une compensation. Elle était déjà bien contente d'être ressortie vivante de leur entrevue.

Néanmoins, cette fois, la demande venait, d'après les dires du messager qui la lui avait portée, d'un érudit expérimenté... Et rien que pour cela, elle voulait le rencontrer. Si cela signifiait travailler pour lui, eh bien qu'il en soit ainsi. Il lui avait promis un ouvrage en retour. Mais elle, elle voulait discuter, apprendre ce qu'il savait, peut-être ses techniques de recherches... Enfin, elle saurait tout cela plus tard, puisque, après avoir passé des nuits entières sur la copie demandée, le jour de la remise de son travail approchait.

Elle prit le temps de dormir pendant la dernière nuit avant la rencontre. C'était un potentiel futur professeur, elle devait donc lui faire la meilleure impression possible. Reposée, apprêtée mais pas trop, professionnelle, elle soigna son image avant de prendre la route. Le trajet était court, la demoiselle étant revenue chez ses parents à temps pour se mettre au travail et le rendre dans les délais.

Le parchemin soigneusement rangé dans un coin de ses affaires où il ne risquait pas de se froisser, elle se rendit à l'auberge indiquée. Il était rare qu'elle se rende dans de tels lieux, mais elle devait bien admettre que cela lui plaisait précisément pour cette raison : si les lubies de ses parents les reprenaient, une auberge serait probablement le dernier endroit où ils iraient la chercher. Elle serait donc tranquille... Si les potentiels autres clients tenaient leur langue. De toutes manières, s'ils ne le faisaient pas... Elle recruterait des espions pour les retrouver puis prendrait elle-même les choses en main...

Quoi qu'il en soit, inutile de penser à cela maintenant. Tout se passerait bien, il lui fallait y croire pour pouvoir être agréable pour Monsieur Elendris. Après tout, qui sait, peut-être deviendrait-il son professeur, peut-être lui demanderait-il de copier d'autres ouvrages... Elle devait se montrer digne de confiance.

En entrant dans le bâtiment, elle promena son regard à la ronde. Il n'y avait pas grand-monde. Il devrait donc être difficile de se tromper de table. Lorsqu'elle avisa un homme en pleine lecture, elle sourit. Ce genre d'endroit ne devait pas regorger d'amoureux des livres...

Elle prit donc son temps pour le rejoindre, en profitant pour sortir délicatement le manuscrit alors qu'elle s'approchait. Le papier fut le premier à toucher le bois alors qu'elle le saluait, se retenant d'effectuer la révérence que ses parents s'étaient efforcés de la conditionner à effectuer en présence d'un homme. Ce n'était ni le lieu ni le moment.

- Monsieur Elendris ? Voici votre manuscrit, j'accepterai vos critiques sans aucun souci.

Elle ne s'assit pas. Après tout, elle n'y avait pas été invitée... Et elle n'était pas officiellement venue pour discuter. Il s'attendait probablement simplement à ce qu'elle lui remette la manuscrit puis prenne congé. Ce qu'elle ferait s'il ne répondait pas dans les quelques minutes suivantes.

La silhouette d'Alba glisse son ombre tel un nuage opaque sur l'océan céruléen des pupilles de l'homme du Nord, son attention délaissant le splendide plumage du petit oiseau bleu pour revenir se poser sur Le Canari jaune. Le bruit familier du doux frottement d'un rouleau de parchemin sur le bois émerveille les sens du dévoreur de lettres, qui salive d'anticipation à l'idée de se repaître de connaissances nouvelles. Si l'érudit avait écouté le gamin avide de savoir qui chahute dans son esprit, il aurait ouvert le rouleau sur-le-champ, comme un enfant qui se jetterait avec gourmandise sur sa friandise préférée, pour abandonner le monde qui l'entoure le temps de sa lecture.

Shae pose d'abord son regard sur le manuscrit tenu fermé à l'aide d'un attrayant cordon rouge. Attardant brièvement son attention sur les teintes et particularités du support utilisé, il essaie d'en imaginer la texture et la qualité. Au premier coup d’œil, il s'agit là d'une œuvre de valeur, restait à découvrir si le contenu serait à la hauteur de son apparence distinguée. L'érudit élève alors ses yeux plus haut, les laissant détourer l'aspect de la Stellaroise jusqu'à atteindre son joli minois et les profondes pupilles par lesquelles elle le scrutait avec quelques interrogations se promenant à leur envers.

La chevelure éclatante de la jeune femme se détachait de manière exquise de l'ambiance tamisée du Canari jaune, magnifiant les traits délicats d'un visage des plus agréables à contempler. Nul doute qu'à une heure plus avancée, en tel lieu, elle attirerait plus d'un regard sur elle, et autant d'imbéciles à éconduire. Le Nordique désigna le banc en face de lui d'un geste gracieux de la main, qu'il accompagna de mots menés jusqu'à l’ouïe de la jeune femme par un ton doux et cordial.

- Alba Divitius, je présume ? Ne restez pas debout, asseyez-vous, je vous en prie.

Les mains de l'érudit délaissent le bestiaire ornithologique pour s'emparer du rouleau de parchemin dont il ôte le cordon afin d'en dévoiler le contenu à sa curiosité.

L'écriture d'Alba se présente comme élégante et raffinée, signe d'une grande application de la jeune femme dans l’exécution de chaque lettre qui compose son ouvrage. Shae doit bien reconnaître que, si lui-même met un point d'honneur à rédiger des documents de bonne facture, celui-ci a une certaine sophistication et une beauté propres à la plume de la Stellaroise. Le contenu du manuscrit semble quant à lui tout à fait correct et propice à être utilisé pour ses travaux, un labeur exécuté à la perfection dirait-on.

- Vous avez accompli un excellent travail. Qu'avez-vous pensé de la bibliothèque de Stellaräe ? S'est-elle montrée à la hauteur de l'idée que vous vous en faisiez ?

L'érudit se remémora avec aisance ses premiers pas dans le grand temple du savoir dùralassien lorsqu'on lui en ouvrit les portes à l'époque où il n'était encore qu'un jeunot devant faire ses preuves. Les premiers livres sur lesquels il posa ses mirettes affamées de découvertes et de concepts nouveaux, ces rayons sans fin d'ouvrages qui le défiaient de tous les arpenter, et finalement, la conclusion qu'une vie ne lui suffirait jamais à engloutir toutes les informations qui s'offraient pourtant si généreusement à son intellect. C'est ici aussi que son destin se révéla à la radiance de sa conscience, tandis que le spectre qui se terrait dans les abîmes de son âme la recouvrait de son voile ténébreux pour le mener jusqu'à un livre tombé dans l'oubli. De ces pages jaunies, érodées par les grains du sablier du temps, émergèrent le chemin sur lequel il s'engagea bien malgré lui pour aujourd'hui se retrouver ici, en compagnie de cette fille qui semble se faire un lointain reflet de son passé.

Le Nordique émergea de ses pensées et tendit sa récompense à Alba, lui offrant un sourire radieux.

- J'espère que cet ouvrage vous plaira. J'ai moi-même souvent pris énormément de plaisir à le feuilleter.

Leurs regards se croisèrent... Et ce fut tout. ll ne parla pas. Du moins pas tout de suite. Elle décida de lui laisser quelques minutes de plus.

Finalement, lorsque le silence commença à menacer de se faire gênant, elle se prépara à tourner les talons, comme elle se l'était promis, pour ne pas importuner cet homme plus que nécessaire... Aujourd'hui. Evidemment, elle ne renoncerait pas aussi facilement à ce potentiel enseignement. Mais elle connaissait à présent son nom et son apparence, avait une idée de ses centres d'intérêt grâce au livre sur lequel il lui avait demandé de travailler... Avec une portion de la fortune de ses parents en plus, elle ne devrait pas avoir de mal à le retrouver plus tard, et cette fois, ce serait elle qui demanderait une entrevue.

Oui, elle ferait ainsi. Et ce jour-là, elle serait parfaitement prête, ne lâcherait rien, jusqu'à ce qu'il accepte de lui enseigner ce qu'il savait.

Ce fut à ce moment qu'il l'invita à s'asseoir... Elle fit de son mieux pour masquer sa surprise alors qu'elle prenait place avec élégance, le remerciant de quelques mots polis au passage.

Puis elle l'observa alors qu'il étudiait son travail, analysant chacune des micro-expressions de son visage. Certes, elle était loin d'être experte en analyse de visages, mais elle pouvait néanmoins se faire une idée. Sa véracité n'en serait pas prouvée, mais peu importait.

Il semblait satisfait. Ce qu'il confirma lors de sa prise de parole suivante. Et il enchaîna sans attendre sur le thème de la bibliothèque. Bien. Le moment semblait donc venu de passer à l'attaque. En toute cordialité respectueuse, évidemment.

- Honnêtement, je ne m'en faisais pas d'idée précise à quinze ans, lorsque j'y suis entrée pour la première fois. Je me souviens, j'étais simplement à la recherche d'un livre pour moi, qui soit autre chose que ces cours qui m'ennuyaient... Et je dois bien admettre que j'y ai découvert un univers infini. Je n'ai pas tardé à réaliser que je n'aurai jamais assez d'une vie pour tout savoir. Alors, j'ai décidé de ne pas chercher à tout savoir sur tout. Simplement sur le règne animal... Mais un livre, ce n'est pas suffisant... Rien ne vaut l'epérience, qu'en dites-vous ?

Il s'agissait de la première approche. Si elle parvenait à le faire parler de sa propre expérience, son plan pourrait avancer un peu plus. Et elle n'avait pas menti : les livres étaient une source d'inspiration inestimable, mais elle voulait également étayer ces connaissances, les mettre à l'épreuve, en contexte réel. Elle ne se lançait jamais dans une exploration sans s'y être préparée auparavant, et les livres constituaient des supports de choix pour ces préparations. Ils constituaient sa préparation théorique, elle s'assurait d'en savoir le plus possible sur l'espèce animale visée avant de partir à sa rencontre. Entre autres, elle avait à coeur de savoir comment approcher un spécimen en le dérangeant le moins possible.

Mais elle gardait jalousement les connaissances acquises par ces explorations. S'il lui arrivait de partager ses croquis, elle n'avait jamais pris la peine de rédiger les notes qui les accompagnaient et n'avaient de sens que pour elle. Car les partager ne l'intéressait pas. Elle travaillait pour elle-même et personne d'autre... Jusqu'à ce jour. Peut-être changerait-il sa perspective sur le sujet. Peut-être ce partage ne lui servirait-il qu'à faire de cet homme son professeur. Le seul professeur qu'elle aurait elle-même choisi... Voilà qui faisait rêver. Ce serait un peu plus de liberté qu'elle aurait gagné d'elle-même, sans recourir à ses parents, qui feraient bien d'apprendre qu'elle était à présent une adulte capable de s'en sortir seule. Mais ce n'était pas le sujet.

Comme s'il avait lu dans ses pensées, l'homme changea de sujet en lui tendant le livre qu'il feuilletait lorsqu'elle l'avait trouvé. Ainsi, lui non plus ne mentait pas. Il aimait réellement cet ouvrage, autrement, il ne se serait pas imposé une dernière lecture avant de le céder.

Ce fut avec mille précautions qu'elle se saisit de l'ouvrage.

- Je vous suis sincèrement reconnaissante de me céder un bien qui semble tant vous tenir à coeur. Mais je me dois de m'assurer que vous ne le regretterez pas.

Après tout, si elle partait avec cet objet, il ne faudrait pas que son ancien propriétaire se mette en tête de le lui voler...

Effleurant délicatement la couverture de l'oeuvre qu'elle venait d'acquérir, elle résista à la tentation de l'ouvrir immédiatement. Ce ne serait pas poli. Mais dès qu'elle serait de retour dans sa chambre, elle savait à quoi elle s'occuperait jusqu'à une heure de la nuit probablement très avancée... Quoi que, peut-être qu'elle ferait bien de soigner son sommeil, elle n'en avait pas eu beaucoup, dernièrement... Enfin. On verrait bien. Il fallait d'abord voir comment cette conversation allait se terminer.

L'érudit vint quérir le reflet de la blondinette pour le déposer à nouveau au sein de son iris azuré, fronçant brièvement les sourcils tandis que les mots de la jeune fille se baladaient sous le prisme de la curiosité de sa psyché.

- À 15 ans ? Eh bien, vous êtes chanceuse, Dame Divitius, nombre de vos aînés aimeraient pouvoir y entrer aussi aisément...

L'écho de la voix d'Alba et celui de la question posée s'élancèrent à leur tour dans les méandres de l'esprit de Shae, se réverbérant en ces réminiscences.

- Les livres apportent la connaissance et transmettent l'expérience de nos prédécesseurs, qui tentent, par l'écrit, de partager avec les générations futures leur savoir et leurs pensées. Ils sont censés nous éviter de commettre les mêmes erreurs qu'eux et représentent un gain de temps inouï. Cependant, dans bien des domaines, rien ne vaut la pratique en effet.

L'Homme du Nord retrouva en son esprit les images encore vivaces de la première traque au sanglier dans laquelle il se lança à son retour dans les plaines d'Aràn, avec ce livre écrit de la main d'un chasseur nordique expérimenté, spécialisé dans la pose de collets, comme référence. Si l'ouvrage et le souvenir des pistages pratiqués avec son grand-père durant sa jeunesse lui permirent d'arriver à ses fins, et de retrouver un sanglier prisonnier de l'un de ses pièges, la mise à mort de la bête fut, quant à elle, un défi d'une toute autre nature.

Il y eut d'abord la panique de l'animal qui se débattit en tous sens en émettant de bruyants grognements et qui finit par se ruer sur Shae malgré la corde qui l'entravait, puis, la lame de l'épée du Nordique qui s'abattit cruellement dans la chair de la bête à la recherche de sa moelle épinière, mais qui échoua à la sectionner au premier impact. Jamais l'Arànien n'avait entendu pareil cris de douleur que ceux que le sanglier émit alors, et le second coup porté à la base de son crâne ne fit qu'accentuer l'angoisse et la souffrance de la bête sans parvenir à l'en libérer. Shae se retrouva ainsi face à un être à l'agonie, ses pattes postérieures en partie paralysées, mais qui continua à se débattre dans une horrible cacophonie de vocalisations et de gémissements. Enfin, le chasseur parvint à achever sa victime au bout d'une troisième tentative qui atteignit enfin la moelle épinière de l'animal.

La scène de la mise à mort de la bête dévoila alors le sang répandu autour d'elle, mais ce n'était rien en comparaison à ce qui allait suivre : la carcasse à éviscérer avant le transport et ces entrailles qui allaient bientôt joncher la terre boueuse du bosquet. Si le cœur du Nordique s'est endurci depuis lors, il se surprend encore à cet instant à sentir une larme naître dans l'océan bleuté de sa pupille, effusion lacrymale qui se mettra à couler le long de sa joue pour se perdre sur sa peau. Dans le livre du chasseur nordique, pourtant, tuer un sanglier en frappant sa moelle épinière semblait si trivial...

L'érudit essuie cette larme, personnification d'une miséricorde qu'il pensait perdue bien loin dans les abysses de son insensibilité, avant de reprendre.

- Les livres et les parchemins sont également, pour les humains, un moyen de faire face à l'éphémérité de leur existence. Parfois, j'en viens à jalouser les elfes pour cela. Eux ne sont guère soumis à une telle contrainte et ont le temps d'étudier autant de manuscrits que leur intellect peut en assimiler. Et pourtant, cette limite de temps à passer en ce monde est à mon sens ce qui rend l'humanité si prolifique et audacieuse. Si nous disposions d'un temps infini, la tentation serait grande de tout remettre à de lointains lendemains, et beaucoup de nos accomplissements, qui découlent justement de notre nature fragile et fugace, resteraient toujours cantonnés à notre imaginaire.

Le Nordique laisse ses pensées le submerger à nouveau jusqu'à ce qu'il soit happé par sa peur latente de disparaître dans un avenir proche. Sera-t-il encore là pour accueillir sur son visage les premiers vents glacés qui descendront du Nord pour prévenir les plaines d'Aràn de la venue de l'hiver ? Ses os auront-ils encore de la chair et un épiderme où les flocons immaculés pourront se poser lorsqu'ils descendront des cieux grisâtres ? Son cœur battra-t-il encore ou son corps sera-t-il si froid que la neige s’amoncèlera sans peine au-dessus de lui, le préservant du pourrissement jusqu'au printemps ?

Et pourtant, il le sait pertinemment : c'est d'ores et déjà écrit et gravé en lettres de feu sur son squelette, la mort serait bien incapable de délivrer ce pantin de chair de ses souffrances, pour lui, il n'y aura point de repos, et l'asservissement est son seul horizon. Peu importe qui en sera alors le marionnettiste, Shae Elendris est voué à être éternel. De cette sombre note qui résonna de manière lugubre dans les sinuosités reculées de sa conscience, l'érudit composa une mélodie ascendante qui dissipa bien vite les brumes naissantes de sa confusion. Ses mirettes céruléennes se firent alors perçantes tandis qu'il fixa Alba avec davantage de sérieux, quand bien même sa voix se révéla toujours aussi chaleureuse.

- Au fait, Dame Divitius, j'aurais aimé avoir votre avis sur les ouvrages que vous avez reproduits pour moi. Que pensez-vous de ces légendes ? Avez-vous vous-même déjà découvert des créatures semblables lors de vos lectures ?

Shae observa méticuleusement les réactions de la Stellaroise, disséquant chacun de ses faits et gestes en portant une attention particulière au ton sur lequel ses prochains mots seraient énoncés.

Elle n'avait pas spécialement conscience de cette chance dont il parlait. Pour elle, l'accès à la bibliothèque était une évidence. Adolescente, elle était bien loin de se soucier du fait que la fortune de sa famille avait permis à ses parents de graisser quelques pattes pour permettre à leur fille de parfaire son éducation. À l'origine, le but était simplement de compléter ses cours avec des lectures complémentaires ou pour faire ses devoirs. Mais elle avait vite découvert qu'elle pouvait y apprendre autre chose que ce que ses parents voulaient lui inculquer. Bien sûr, elle était une élève assidue, mais cette bibliothèque était également devenue un refuge où elle cherchait à s'évader. En plus de ses livres de cours, elle adorait les histoires et les ouvrages de biologie qui dépeignaient des paysages et des créatures inconnues. Créatures qu'elle avait décidé d'aller chercher elle-même quelques années plus tard, et elle était toujours, à l'heure actuelle, à la poursuite de cet objectif.

Mais peu importait. Elle ne rebondit pas sur la remarque qui, de toutes façons, ne semblait pas demander de réponse. C'était cela : une remarque, ni plus ni moins. Ni une question, ni une affirmation appelant un commentaire. Et puis, qu'aurait-elle pu dire, même si elle voulait répondre ? Pas grand-chose, finalement. Elle n'avait jamais vraiment apprécié ses cours, quelle que soit l'image qu'elle avait renvoyée à cette époque, et à présent, l'aventure et sa propre expérience avaient de toutes façons bien plus de valeur à ses yeux. Désormais, les livres lui servaient uniquement à préparer le mieux possible sa prochaine expédition.

- Je dois bien admettre que sans livres, j'aurais certainement fait fuir bien plus d'animaux, que je n'aurais donc pas eu l'occasion d'observer correctement. Cela dit, je trouve dommage que les auteurs livrent toutes leurs pensées au public. Le mystère est bien plus intéressant...

Puis il s'épancha sur la nature éphémère de l'humanité. Certes. Mais une fois encore, elle n'était pas d'accord :

- Justement, comme je l'ai dit plus tôt, il me semble inutile de vouloir tout savoir sur tout. Nous sommes éphémères, oui. De cela découle l'intérêt de savoir le plus tôt possible quels sujets nous intéressent réellement afin de pouvoir passer notre vie à nous en faire notre propre opinion. À quoi bon nous encombrer des pensées d'autrui ? Nous n'avons pas le temps pour cela.

Désignant l'ouvrage qui lui servait de paiement, elle poursuivit :

- Par exemple, voyez. Si dans quelques jours vous me cherchez en ville, je vous souhaite bon courage. Je serai déjà sur la route pour aller rencontrer les espèces décrites ici.

Après avoir passé ses jours et ses nuits à étudier l'ouvrage. Lorsqu'elle trouvait un sujet passionnant, elle dormait peu, voire pas du tout...

Puis la conversation revint sur le livre sur lequel elle avait travaillé. Elle prit le temps de la réflexion. Certaines de ces créatures relevaient très clairement d'une imagination bien trop débordantes. Quant aux autres... Elle savait bien qu'il lui avait demandé si elle avait LU quoi que ce soit à leur sujet. Mais elle, elle cherchait à se souvenir de si elle avait VU ces animaux. Comme elle le disait depuis un moment déjà, les livres ne signifiaient rien pour elle si elle n'allait pas vérifier leurs dires sur le terrain.

Lorsqu'elle répondit, elle n'était cependant toujours pas complètement certaine de sa réponse :

- J'ai dû en croiser une ou deux par hasard... Mais ce n'était pas celles que je cherchais, je n'y ai donc pas vraiment fait attention et ne pourrais par conséquent rien vous dire de façon certaine.

C'était probablement sa réponse la plus sincère depuis un moment.