J’entendais, j'entendais en étant seul à ressentir ces vibrations sinistres à mes tympans, les pompes visqueuses, cognant sous les cages thoraciques.
Enfant je pensais que les oreilles de chacun étaient engorgées par ces sons qui peuplent le monde.
Même en me retrouvant seul avec moi-même, ces grossiers battements poursuivaient leurs déglutitions sans fin, près de nous.
Ha… pourquoi avoir un cœur ?
Pourquoi ce son en particulier me hantait-t-il ?
Kar’magùl ne m’apporta que la moitié des réponses.
Ce fut tout un orchestre à apprendre à ignorer pas à pas.
Je suis Jaspe et naquis après l’installation de notre peuple, Djöllfulin, à Duralas, mon enfance se situait ainsi dans un monde qui avait déjà entamé sa reconstruction, si bien que cela ne m’avait jamais affecté.
Ma mère étant connectée à Kar’magùl, j'étais destiné à une éducation riche, toutefois la réalité refusa de s’aligner à ses attentes, datant de ma venue au monde.
À l'acquisition du langage verbal, on me planta à la table basse, devant des supports et exercices d’écriture, j’eus beau observer les modèles étape par étape, j'étais dans l’incapacité totale de reproduire toute ligne, aucun lien entre mes yeux et ma main n’existait, au mieux je traçais des ‘’traits’’ aléatoires, inventés, au pire je demeurais immortalisé telle une statut.
Dès le premier jour d’ailleurs, à cette initiation, je prévins ma mère que je ne pouvais accéder à sa demande.
«
Comment ça ? Tu n'as même pas essayé, il faut pratiquer, tu ne peux pas savoir tout faire du premier coup.»
Ce jour-là, je regardais encore le modèle, immobile, même en ayant entendu ses mots rassurants.
«
Allez.» M'encouragea-t-elle, je lui répondis en tenant mon pinceau dont l’ancre finit par rejoindre la table goutte à goutte.
«
Je ne peux vraiment pas»
Ma mère insista et insista, elle pensait que j’étais capricieux ou de mauvaise fois, que je n’étais pas obéissant, j’en passe. Cependant, je peux jurer devant la Trinité, je ne rêvais que de ceci, écrire, lire aussi, rendre fiers mes parents, rendre fière ma mère.
Chaque jour reprenait identiquement, grondé et puni, portant sous sa surveillance partielle, un seau d’eau à moitié rempli dans chaque main, c’était bien lourd pour un enfant qui maîtrisait tout juste le langage, c'était néanmoins mon quotidien.
«
Non. Ils ne doivent pas toucher le sol Jaspe.» Me rappelait-elle toujours avant que la demi-heure ne s’achevait tandis que mon père entrait dans la pièce quelques fois, me jetant un œil, l’air étonné, et mes bras me faisaient mal. Dès que les yeux se détournaient, les seaux retrouvaient le sol, pardon mais c’était bien trop dur.
Mon père, cet homme-là, ne vénérait pas Kar’magùl, il suffisait d’apercevoir sa musculature pour comprendre qu’il priait Lagmarù, principalement, me voir soulever des seaux lui donnait de l’espoir, il voyait déjà sa progéniture dans ses pas.
Tout ce que j’entreprenais ou tout ce à quoi j'étais initié était mal réalisé ou restait au point mort, rien d’alarmant ou presque, le jeune âge laissait encore le doute.
J’avais des difficultés de concentration à cause des pulsations cardiaques notamment, je crois avoir fait assez de négatif pour parler de souvenirs un peu plus légers.
J’aimais quand revenaient les fleurs, là je pouvais profiter des couleurs que mon peuple avait découvert en arrivant sur cette terre d’accueil. J’aimais bien toucher aux végétaux et sentir leurs différents parfums que le vent diffusait, ils n'avaient pas de cœur, si doux, si reposants.
Une fois en rentrant chez-moi, je surpris ma mère qui se rapprocha pour humer son enfant.
«
Qu’est-ce que c’est que cette odeur ?» Nous interrogea-t-elle en tenant l’une de mes jeunes cornes, la réponse vint en apercevant les grosses fleurs éventrées, embrochées sur les deux excroissances me sortant de la tête.
Qu'est-ce que tu as fait pour qu’elles soient dans cet état ?«
Un élémentaire les a réchauffées.»
En donnant mes explications la confusion ne se lisait sur mon visage, pour avoir été jugé par un autre enfant.
Je devins d’ailleurs amateur de pot pourri, cela se produisit avec la venue d'un habitant de Duralas, en me voyant fixer ses marchandises, qu’il apportait à mon village, il me fit cadeau d’une structure transparente remplie d’étrangetés odorantes, c'était parfait pour me détourner du bruit, je me concentrais sur un autre sens.
Toutefois… ma mère me retira les objets de ma passion et m’interdit aussi de sortir par-delà le village, désemparée, ce au bout de plusieurs années, dans l'échec permanent de m'inculquer les bases de l’instruction, vous n’avez pas mal compris, même après des années d’efforts, je ne savais lire ni écrire et guère beaucoup plus suivre les jeux et les entraînements physiques que mon père aurait souhaité me voir accomplir. Je ne savais ni manier les armes ni les outils ni les ouvrages, à l'inverse des autres, ils faisaient et feraient toujours mieux que moi, les autres. Certains avaient même des dons démentiels, à croire que je venais d’un monde parallèle au leur.
En dépit de mes incompétences, j’étais socialement accepté, les sourires et les petits services me catégorisaient en tant qu’enfant bien éduqué, serviable, gentil, j’ajoute que mes parents étaient loin de répandre que leur fils était un incapable. Aussi ils donnaient l’impression de consommer la crainte que je me tournasse vers notre dernière divinité dont ils étaient plus distants. Non. Non non. Je ne m’intéressais pas à duper autrui, pas à mauvais escient disons ?
Laissez-moi me justifier en donnant un exemple, me voici déjà adolescent quand cette charmante Karan, fille de l’érudition, me prêtait les ouvrages qu’elle trouvait les plus passionnants, difficile de ne pas deviner où se cachait la supercherie, je ne lui avouai jamais que je n’étais doté de la capacité de lire, je complimentais toujours sans savoir même quoi, je l’écoutais évoquer certains points, lui donnant toujours raison et partageant mensongèrement ses opinions, ses coups de cœur..
Plaire aux autres, j’y arrivais, ils venaient d’eux-mêmes.
En parallèle je vivais dans ma conscience, m’acharnant à trouver le meilleur en moi, tenté si bien que je finis par abandonner, c'était un déchirement, mon attention avait fini par se tourner vers les autres, ceux qui étaient moins doués étaient encore plus méprisables que moi et ceux qui seraient meilleurs, ne feraient bouillir en moi qu’un déluge de sentiments virulents agrémenté d’un regard spirituel hautain et critique, principalement les meilleurs des meilleurs.
Adulte, quasiment, trois ou quatre années ne sont rien... j’entrepris d’aller à la rencontre du silence que mon cœur trouverait tout de même à troubler, pour une durée indéterminée.
Obsédé par le perfectionnement vain de ma personne, ne trouvant non-plus la connexion idéale auprès de l’une de nos divinités ni la moindre satisfaction en mon existence, j’allais pouvoir vivre ma honte à l'écart du vivant civilisé.
Cette sensation profonde d'être incomplet et béant me poursuivait depuis l’enfance, pourquoi ces exigences envers ma personne dont j’attendais à la fois tout et plus rien ?
Je savais que personne ne fondait déjà plus d’espoir sur celle-ci, je veux dire, les seules qui étaient en capacité de voir le Jaspe réel, alors à peu de l'âge adulte, me voici à vivre ma banalité refoulée sur les sentiers éphémères que mes traces créaient dans la neige. Immature ou pathétique, enfin, les deux sans doute.
Les paysages glacés vides d’âmes humanoïdes comblaient temporairement un espace en moi sur la route, oubliant même la douleur des engelures, apercevoir de nouveaux horizons me donna l’illusion de libérer le Djöllfulin que j'étais de ses futiles préoccupations presque trentenaires. Presque trente ans de néant, ans improductifs…
Seulement, malgré ma préparation discutable sur plusieurs années de convoitise à l'égard de cet acte, je me laissai au plus vite hiberner partiellement, ne fournissant que peu d'énergie à ma survie. Passer des années en dormance s’installait en tant qu’ideal avenir, au détriment de la méditation.
Les graines accumulées jusqu’alors restèrent graines, les champignons de Jouvence et autres provisions disparaissaient lentement. Chaque jour avait son lot de regrets, de solitude, d’égarement, de nostalgie, d’interrogation ou encore d’apitoiement, je savais pourtant que j’avais de quoi être heureux par ma naissance… j'étais le problème paradoxalement, en tout cas pour résumer, je me perdais en des expéditions émotionnelles mouvementées plutôt que d’avancer sur le chemin de la paix intérieure.
En dehors de cela, pratiquant l’observation des environs les moments d’éveil, je rencontrais, aux croisement des montagnes et de la banquise, la faune autochtone que je ne pensais pas avoir à craindre après confrontation jusqu’au jour où…
J’en viens, j’en viens.
En sortie hors de mon antre paisible ou plutôt prison léthargique, je me postai à mon observatoire, un large rocher plane de bien vingt-mètre de long, facile d'accès par l’escalade, au bord d’un relief bordé en partie par une crête, en partie par la banquise.
Les yeux sur une communauté de rhinocéros laineux dont le troupeau étaient visibles au loin, je m’allongeai à plat ventre, la tête en direction de cette palpitation isolée, qui retint mon attention, je me rappelle avoir posé les yeux sur cette ravissante créature, une licorne nordique, il semblait que c'était bien une licorne nordique. Je découvris sur la glace, très proche en dessous, pour la première des premières fois, ce majestueux être qui se déplaçait par hasard peut-être, en périphérie de mon timide relief. Absorbé par la scène dont mon humble moi se voyait honoré, j’entendis subitement le cœur lent et lourd d’un prédateur de près d’une demi tonne.
Je n’eus besoin de me retourner en l’optique d’une vérification, m’arrachant du sol, détalant sur le champs, en panique extrême, les angles aiguisés de la crête entourant l'élévation m'attendirent au bas de ma course, la terreur me poussant jusque dans le vide, persécuté mentalement par la masse mêlée à la vitesse excessive du danger à blanche fourrure. Celle-ci me rattrapait en quelques instants, en ces mêmes quelques instants je lui échappai, déposé, à un jeu de quelques secondes, par la gravité, entre les sommets qui auraient pu terminer mon récit.
‘’Le Djöllfulin Jaspe’’, restait inanimé dans la poudreuse, dépourvu de volonté, persuadé qu’il valait mieux succomber au froid sans réfléchir, priant aussi, la Trinité, d'être hors de portée du féroce athlète carnivore qui le terrorisait.
Lorsque le visage onirique de la mort me retrouva subitement, mon rythme cardiaque s’affola, mes paupières se déployèrent au-dessus de mon propre essoufflement, le court cauchemar me montra un ciel vespéral, en implosant.
Je pensais alors que plus personne ne verrait mon visage ni n’entendrait ma voix, baignant dans mon propre liquide vital.
Le déclic teinta lorsque en hypothermie sérieuse, entre deux sommeils étranges, m’apparut la chaleur protectrice d’un nouvel amas d'instruments organiques, battant, au calme.
J'étais sans doute la première source de chaleur que les jeunes félins tachetés purent obtenir, privés de leur sécurité maternelle.
Je le vis, sans doute par épuisement et faiblesse, tel un signe à mes prières “Ne te contente pas de disparaître passivement, tu es encore connecté à ce monde” que je signais Kar’magùl.
Peu importe mon bagage de tristesse pitoyable et d’acceptation que je ne m’arracherais guère de mon propre ego ou encore le poids de ce qui était à faire, je devais me lever, je devais redresser mon corps dans le vent qui hurlait, me dépassant, me rappelant que par mes sens j'étais en vie.
Peu importe les blessures qui parcouraient mon corps, je devais vivre pour accomplir ce que le vide en moi avait toujours cherché en me dévorant de l’intérieur.
Du moins, dans la réalité de mon sursaut.
Il ne m'était plus possible de retourner en mon nid, la crainte des ursidés me conduisit à éviter de repasser en territoire occupé, abandonnant le peu que j’y avais laissé, des graines qui n’avaient aucun avenir, de maigres provisions gelées, mon futon douillet mais si encombrant, il m’avait tellement fatigué en venant, j’exagère peut-être.. un peu pour dix kilos ? J’avais mal aux jambes et j’étais toujours épuisé…
Soit, la portée féline sur mes traces, mes vêtements absorbant le sang, je trouvais refuge au repère d’un voltigeur des glaces.
Le sommeil revint contre eux, à l'abri des colères climatiques, l’instinct de survie foudroyé, dans mon rêve, l’Alfar apparu, notre bienfaiteur.
Je rouvris les yeux sous le courant d’air de la bête immense qui se déplaçait en son logis. Je n’avais aucune envie de bouger, écrasé de fatigue et courbaturé, les douleurs renaissaient avec l'éveil progressif, je me motivai à quitter la grotte et le fis enfin.
En reprenant ma route, le sommeil et la fatigue me rattrapaient constamment, épuisé en le constatant, je posai mon corps contre une paroi qui supporterait pour moi une partie de mon poids, puis mon cœur pieux et ma voix s’adressèrent à la divinité dont j’avais le plus besoin en l’heure.
«
Lagmarù je sais que je suis loin d'être l’un de tes disciples, permets-moi tout de même de te prier pour un peu d'énergie et de force. Je te prie de m’en accorder tout au long de ma route dont je ne connais encore aucune caractéristique.»
«
Que Lagmarù me donne la force de surmonter cette épreuve.»
Mes paupières purent se refermer pour un moment, ne rencontrant plus aucune résistance de ma part.
Les petits félins me retrouvèrent, et ne me quittèrent que pour la chasse, j’espérai ne pas devenir leur repas tout le long du pénible trajet qui m’apprit certaines choses sur Jaspe, enfin moi… : a un bon sens de l’orientation, n’est pas mauvais en escalade et finalement patient et persévérant plus qu’il ne pouvait l’imaginer.
Le village en vue après des jours, des semaines, plus encore, je redoutais les retrouvailles, faire face aux questions ou encore aux reproches.
Puisque j’y suis, les petites panthères avaient bien grandi, je les avais chacune baptisées, au nombre de trois, elles reçurent le nom de nos divinités. Je n'avais aucunement percé l'énigme de leur naturelle persévérance à me suivre. (si quelqu’un trouvait cela louche)
Je me présentais aux gardes qui me connaissaient très bien, et connaissaient encore mieux mon père, leur camarade de jeux avant même le Grand Exile, je peux dire qu’ils avaient plissé les yeux, avais-je tant changé ou étaient-ils si surpris ? Ils m’avaient même proposé leur aide pour me raccompagner à la maison. Je me retournai avec de la tristesse luisante au fond des prunelles, très légère, saluant mes compagnons de route qui ne s’étaient guère aventurés auprès de la civilisation.
Je n’avais qu’une envie soudainement, en marchant entre les maisons, rentrer manger un VRAI et délicieux repas chaud, préparé par ma mère, il ne faut pas le dire mais j’en eu les larmes aux yeux. Un instant plus tard, j'étais bloqué devant la porte. “J’ouvre, j’ouvre pas ?”
Le temps semblait figé une éternité avant que mes phalanges teintassent avec le bambou, ce son si simple me rappelait encore davantage que j’étais à la maison. Je m’attendais à voir ma mère, ce fût pourtant mon père qui apparut à l’ouverture de la chaumière. Cela simplifiait la situation, il me demanda calmement d’entrée et de m’installer à la table basse le temps que ma mère rentrât.
D’après lui, elle n’avait cessé de s’inquiéter, le montrant à sa manière émotive, pleurer, s’indigner principalement, imaginai-je.
«
Juste ciel, est-ce une plaisanterie Ugraal’mar ? » Sa voix me réveilla en sursaut, ma mère était rentrée tandis que je m’étais déjà assoupi, je me redressai alors avec de petits yeux avant qu’elle ne vienne jusqu’à moi, de l’autre côté de la petite table, ses mains attrapèrent ma tête.
«
Toi tu vas te dépêcher d’avaler quelque chose. » M’ordonna-t-elle avant de poser sur la table les emplettes qu’elle venait de faire.
Le vrai repas serait pour plus tard, la spécialité sucrée me réconforta à la première bouchée à tel point que je ne pus continuer à manger, mon poing devant mes yeux. Je m'excusais intérieurement d’offrir ce spectacle minable à mes parents.
La vie reprit avec beaucoup de sentiments étranges les journées qui suivirent.
Lors de l’une d’elles en particulier, où je donnais un coup de main à l’auberge principale, je découvris dans une chambre fraîchement vacante, un scintillement inattendu, ma main vint chercher l’objet fait de plusieurs facettes polies, de couleur violette. Je ramenai le bijou au maître de l’auberge qui décréta que je puis me l’approprier.
Fasciné et attiré par sa beauté, je m’adressai à Karan pour en apprendre davantage sur mon acquisition récente.
«
Tu ne comptes pas repartir j’espère… tu sais… la chance est rare. -
Quelle raison pourrais-je avoir de partir ? Nous interrogeai-je sans réflexion interne au préalable.
-
Tu t’intéresses à ces choses… comme si tu voulais partir en trouver.»
Je plongeai dans ma conscience en écoutant son cœur battre plus rapidement que le mien. J’avais peut-être une piste sur ce que je devais faire.
«
Pardon de t’inquiéter Karan.»