Ils n’étaient que des enfants.
Ils n'étaient que des enfants, mais ils voulaient déjà tout faire comme les grands.
Ils étaient fiers de leurs parents, il n’y avait pas un bobo qu'ils ne pouvaient pas soigner. Les chagrins du corps, les blessures de l'âme et aucun jour ne passait sans que leurs talents ne soient sollicités.
"Oh papa, maman ! Vous avez sauvé la vie de Mme Ginette ! Maintenant elle peut marcher à nouveau !"
Des étoiles brillaient dans leurs yeux, tant et si bien qu’eux aussi, voulaient être guérisseurs. Eux aussi, voulaient réparer les gens.Un jour alors que papa et maman étaient de sortie, l'un des trois gamins, le plus âgé et le plus fougueux, se faufila dans la grande bibliothèque. C'était sans aucun doute la pièce la plus grande et spacieuse de toute la bâtisse et certainement la mieux gardée de leurs yeux indiscrets. Pas un poil de bourrin ne venait salir les magnifiques tapis qui recouvraient le plancher fatigué. Il déambula parmi les vastes rayonnages, son regard pétillant passa de proses médicinales à herbes et plantes aux nombreuses vertus. De la science, de la magie, des croyances, tout était bon à prendre dans la voie de la guérison et lui voulait déjà tout connaître. Les leçons d’algèbres, de lettres et d’arithmétique ne lui suffisaient pas. Ce n’était pas ça, guérir pour lui.
Mais alors qu’il s’enfonçait toujours plus profondément au milieu des étagères, un faible murmure lui chatouilla les oreilles… Un chuchotement à la voix féminine qui s’intensifia alors que, totalement hypnotisé, il le suivit.
Là, trônant sur un socle sculpté, protégé par une cloche de verre, un énorme livre à la couverture de cuir noir comme du charbon lui susurrait des mots doux. Des cornes de chèvre ornaient la couverture et un mot était gravé en lettres dorées sur la reliure.
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Baalumeth… Marmonna l’enfant en passant son doigt dessus, l’air pensif.
Lorsqu’il ressortit de la bibliothèque, ce fut avec le livre à la main et un air victorieux sur le visage. Sa couverture, usée sur les bords et l’énergie sombre qui s’en dégageait ne firent pas déchanter les enfants qui s'empressèrent de l'ouvrir.
Un courant d'air froid glaça la vieille grange, le lieu propice aux méfaits de tous les diables. C'est là, derrière les balles de foin, qu’ils se retrouvaient pour fomenter quelque mauvais coup alors que les deux chevaux, seuls habitants du lieu, profitaient du calme et de la chaleur de leur maison.
-C'est pas un manuel de guérison ça... Avait Constaté le plus jeune, Roger, qui frissonnait en regardant la lumière faiblir drastiquement au-dessus de sa tête.
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Non, c'est un livre de magie noire, répondit Albert, le regard fou. Il ne quittait plus le grimoire des yeux et s’empressa de parcourir les écritures complexes marquées par du sang de chèvre. Ils se rendirent rapidement compte que les pages contenaient autant de sorts de guérisons que tout autre sortilège tous plus ou moins utiles ou effrayant les uns que les autres. Sacrifice pour réparer un membre arraché, Rituel pour cautériser une grosse blessure ou encore comment ressouder un os brisé.
Cet ouvrage était un héritage légué de génération en génération, au cœur même de la magie de la maison.
La révélation pour les trois jeunes gens fut terrible. Chaque incantation, chaque sortilège, avait un prix à payer. La moindre utilisation de cette magie vorace demandait une partie de soi en échange. Et le démon auquel il était relié s’en nourrissait.
-On devrait le rapporter, les parents nous tueraient s’ils apprenaient qu’on a piqué un livre pareil. On voulait juste apprendre le sort de guérison des plaies ordinaire, Albert. Ça, c’est plus grave. Et si ce ne sont pas les parents, c’est ce bouquin qui aura notre peau, regarde comme il brille maintenant ! Fritz était sans aucun doute le plus sage et le plus rationnel de la fratrie, mais il avait aussi tendance à se laisser rapidement emporter par les idées saugrenues de son grand frère.
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Non, on peut pas le rapporter maintenant ! Papa et maman ne reviennent pas avant des heures, on a largement le temps de l’étudier un peu. Ensuite, on le range et promit, on y touche plus.L’autre capitula, convaincu par ses arguments, les deux plus jeunes frères furent convertis à la passion de leur ainé pour la démone.
Trois ans s’écoulèrent. Trois ans où, quasiment chaque nuit, lorsque leurs parents s’étaient endormis. Albert pénétrait dans la grande bibliothèque pour s’emparer du grimoire et l’apporter dans la grange, derrière les ballots de foin.
Ils apprirent à décrypter les écritures complexes de son écrivain, essayant les formules et sortilèges qu’il proposait. Et chaque fois qu’ils réussissaient à utiliser la magie démoniaque qui transpirait à travers l’ouvrage, ils donnaient un peu d’eux même, La nourrissant grassement.
Et puis quand ses frères tombaient de fatigue, Albert se confiait au livre, à Baalumeth à travers cette petite fenêtre vers le Cercle. Il lui parlait, lui racontait ses journées, et toujours sa Présence lui répondait. Rarement par des mots, mais par des sensations, des images. Elle comprenait, il le savait.
Il grandissait, d’enfant à adolescent, d’adolescent à presque un homme, et durant toutes ces années, toujours ses pensées se portaient vers Elle.
Jusqu’au jour où Albert découvrit une nouvelle page du livre, il n’eut pas le temps d’en déchiffrer les premiers mots car il se ferma dans un claquement de feuilles bruyant. Intrigué, curieux, il rouvrit le grimoire délicatement, comme si le moindre geste brusque pouvait le fermer de nouveau. Quelque chose semblait forcer contre la volonté du jeune homme et de Baalumeth. Une force venant du livre lui-même.
Le premier écrivain du grimoire avait pris soin de sceller certaines pages. Elles contenaient des sortilèges dangereux, des incantations plus complexes encore que ce qu’avait pu apprendre les trois jeunes hommes jusqu’à présent. Mais surtout, Le Rituel. Celui permettant d’invoquer la démone, de la faire venir du plan démoniaque, jusqu’au plan physique. De la sortir de son Cercle démoniaque.
Seulement les trois frères étaient malins, ils ne mirent pas longtemps à déjouer la sécurité du grimoire. Trop heureux de tomber sur un tel pouvoir pour ne pas s’en servir.
S’ils avaient lu les petites lignes rédigées au bas de la page, ils auraient très certainement compris que ce ne serait pas sans conséquence. Mais Albert, motivé par le seul amour qu’il portait à cet esprit lointain, ne prit pas la peine de les lire. Il prit seulement connaissance de la manière de procéder.
Il fourmillait d’impatience, car son cœur chavirait chaque fois qu’il pensait à elle. A quoi elle ressemblerait ? Comment serait-elle ?
Roger posa le chevreau au centre du pentacle. Chaque branche était terminée par une bougie allumée et chacun des trois jeunes hommes se mit au bout d’une des branches.
-C’est un des chevreaux de la vieille Bertina ? Elle va nous en vouloir à mort si elle apprend qu’on le lui a volé ! S’exclama Fritz, horrifié par la vision de la vieille dame lui courant après avec sa canne en bois.
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Chut ! Elle n’en saura rien, elle pensera qu’il s’est fait manger par des loups, comme toujours ! Allez maintenant, on récite l’incantation.Le petit animal, les pattes attachées, bêlait faiblement de terreur. Il tentait de se débattre en vain, fiché au centre du cercle dessiné à la craie sur le plancher de la grange.
-Très bien. Albert, ton sang. Roger, le cœur du prédateur, en l’occurrence, le loup qu’Oward a tué ce matin et moi… Ma foi… Le charbon enflammé. Chacun des trois frères déposa son offrande autour du chevreau avant de placer le grimoire tout près de ses petits sabots puis ils se mirent à psalmodier en chœur.
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Bibette Biquette Baalumeth, viens à nous et prend ce chevreau, car au démon-chèvre il revient d’en dévorer le cœur pour en posséder le corps.La flamme sur le bout de charbon grandit, grandit, grandit, jusqu’à consumer le cœur de loup et le sang d’Albert avant de recouvrir le chevreau qui bêlait de plus belle. La torture ne dura pas car l’animal changea peu à peu d’apparences, les flammes disparurent alors qu’un coup de tonnerre faisait sursauter les trois sorciers. Lorsque la lumière revint, que les flammes se furent totalement consumées, ils purent voir l’accomplissement de leur œuvre. Une faune était recroquevillée à la place du chevreau. Elle semblait si frêle, si fragile. Elle gigota au centre du cercle avant de lever ses grands yeux rouges vers les trois frères, son regard se fixa sur Albert qui, les yeux brillants, était bouche bée face à la beauté de la démone.
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Baalumeth… Souffla-t-il avec fascination et adoration.
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Baalu… Meth… ? Répéta-t-elle d’une petite voix bégayante. Son regard inquiet balaya la grange et le foin. L’esprit embrumé, la vision encore trouble.
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Oui ! C’est toi ! Tu es Baalumeth ! Et c’est moi, Albert !-
Moi ? Baalu… Meth ? Toi… Al… Bbb. Elle sourit presque, se rappelant vaguement de ce nom. C’était un nom qu’elle appréciait, une voix qu’elle reconnaissait. Elle se souviendrait peu à peu de chaque discussion qu’ils avaient eu tous les deux.
-Incroyable ! Ça a marché ! Eh, Baalumeth ! Moi, Roger ! Vas-y, dis-le !
La faune se tourna vers le plus jeune des adolescents, trop de mots se bousculaient à ses petites oreilles de biquette. Elle tenta de se lever mais trébucha aussitôt. Paniquée, elle se mit à respirer rapidement, à petites goulées d’air tout en sortant tant bien que mal du cercle. Son corps lui semblait si lourd, si compliqué à utiliser sur ce plan où la gravité nous attirait sans cesse vers le bas.
Albert se précipita vers elle.
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Là ! Tout va bien… Baalumeth, Peur ? C’est ça ? Tu ne sais pas marcher hein ? Je… On va t’apprendre, d’accord ? Je crois qu’il va lui falloir un moment pour se faire à son nouveau corps…Il avait pris la jeune biquette humaine dans ses bras. Ne sachant comment appréhender les nouvelles sensations qu’elle ressentait, Baalumeth capitula et se laissa faire. Elle ne comprenait pas vraiment ce qu’il se passait.
-Visiblement… Il va falloir qu’elle apprenne deux trois trucs oui. Mais d’abord… Comment on va expliquer sa présence ? Les parents vont se rendre compte que le grimoire ne sert plus à rien, regarde, il ne brille plus, il n’y a plus aucune magie qui s’en dégage. Qui plus est, ça va être compliqué de la garder cachée.
En effet, le livre n’était plus qu’un vulgaire livre inerte comme on en trouve des tas partout.
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Laissons la dans la grange pour le moment, on trouvera bien une solution… Plus rien ne comptait aux yeux d’Albert que la démone dans ses bras. Il ne cessait de la regarder, avec le regard fougueux de la possession et de la passion.
Les deux autres ne savaient que faire, ils sentaient bien que leur grand frère était différent, ils fixèrent tantôt la bébiquette, tantôt le grimoire, inquiets de ce qui allait se passer maintenant. Cette dernière, tentant de se camper sur ses pattes de chèvre, s’approcha de l’ouvrage de malheur et le prit dans ses mains.
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Maison… Marmonna-t-elle, les yeux brillants de larme.
Maison ! Elle n’aimait pas ce monde qui lui faisait ressentir le froid, la fatigue et la faim. Chez elle, elle n’avait besoin que de l’énergie des humains pour être satisfaite. Albert posa tristement ses yeux vers son amie, il avait été si heureux de la rencontrer enfin, mais elle ne semblait pas partager sa joie et ça lui déchirait le cœur.
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Ce n’est pas la maison de Baalumeth. La maison de Baalumeth est ici, maintenant. Il avait employé le ton le plus doux possible, mais la faune comprenait seulement qu’elle était coincée dans un univers qui n’était pas le sien. La peur fourmillait sur sa peau, elle détestait cette sensation. Des flammes apparurent au-dessus de sa tête, enveloppèrent tout son corps sous les cris d’effroi des trois garçons. Et lorsqu’elles disparurent, Baalumeth était devenue biquette.
-Wouah… C’est plutôt pratique ça ! S’exclama Roger qui tentait d’approcher le caprin qui reculait toujours plus vers le fond de la grange. Est-ce que tu peux éteindre la flamme sur ta tête ? Sinon ça va être compliqué de faire croire aux parents que tu es une chèvre ordinaire !
Baalumeth avait compris ce qu’on lui demandait, et aussitôt la flammèche s’éteignit. Elle ressemblait presque à une biquette comme les autres… Si on oubliait les deux petits crocs qui dépassaient de sa bouche ou ses yeux rouges luisants.
Les jours passèrent, les semaines suivirent, et les trois frères se relayaient sans cesse pour veiller sur la faune. Elle apprit à marcher, à comprendre le langage des hommes, bien que le parler était plus compliqué. Elle s’habituait peu à peu à son corps et à ne pas oublier de respirer l’air qui l’entourait sans suffoquer.
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Albert aime Baalumeth… Baalumeth aime Albert ! Ses frères n’appréciaient pas vraiment la relation privilégiée qu’il avait avec la faune, la manière dont elle se lovait dans ses bras et qu’elle approchait son visage tout près du sien. Mais c’était lui qui avait trouvé le livre, lui qui avait entendu ses murmures pour la première fois, lui qui était tombé amoureux. Il pensait l’apprivoiser, avait-elle seulement conscience de l’emprise qu’elle avait sur lui, du pacte qu’ils avaient conclu sans même le vouloir le soir où il avait donné son sang, pour la libérer du grimoire ?
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Oui c’est ça ! Albert aime Baalumeth, Baalumeth est gentille. Il lui répondit, un sourire idiot sur le visage. Elle vint poser sa petite mimine contre sa joue d’où une lumière dorée s’échappa et dans un soupir d’extase, la petite démone se nourrissait de sa vitalité. Le regard vitreux du garçon se posa dans les yeux pétillants de son amour, il prit délicatement sa main dans la sienne, la retirant de sa joue.
Ça suffit… Je… Fatigué…La faune sursauta, elle avait toujours faim, mais elle arrêta son geste, pour lui. Elle ne voulait pas que son cœur cesse de battre. Il s’endormit en l’enlaçant de ses grands bras et elle posa sa tête tout contre son torse chaud.
Le sang s’était répandu en une grande flaque.
Le cadavre poilu à moitié dévoré gisait au milieu du foin. Baalumeth, accroupie sur ses sabots de caprin, regardait tantôt son repas encore tiède, tantôt les trois garçons. Le visage rouge, elle passait sa langue fine sur ses lèvres, comme si elle se léchait les babines dans l’attente de pouvoir reprendre où elle s’était arrêté avant d’être interrompue par les sursauts horrifiés des garçons qui entraient.
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De toutes façons, personne ne l’aimaient ce chat… Marmonna Albert, mi-figue, mi-raisin face à la scène devant lui. Il s’en détourna tout en retenant un haut-le-cœur. Si jusqu’à présent, il avait des doutes sur le régime alimentaire d’un démon, maintenant, il était fixé.
La nuit était tombée depuis longtemps, l’astre lunaire avait pris place au cœur de l’obscurité et régnait sur les ombres. Toute la maisonnée dormait profondément. Personne n’entendit le faible grincement de la porte qui se plaignait sur ses gonds, ni le craquement significatif de l’escalier.
Se faufilant dans les couloirs, le claquement de ses sabots étouffés par les tapis épais qui recouvraient le plancher, elle utilisait son odorat pour le trouver.
Ô comme il était beau, ainsi assoupi ! Elle le voulait à jamais que pour elle, ce doux visage. Grimpant sur le lit, elle s’approcha tout près de lui jusqu’à ce que leurs lèvres s’effleurent. Elle lui caressa la joue du bout de sa petite griffe, un trait vermeil s’y dessina et ses yeux rouges plongèrent dans les siens alors qu’il commençait à se réveiller.
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Baalu… Qu’est-ce que ttt... Eu-t-il seulement le temps de répondre avant que son souffle ne se perde entre ses lèvres.
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Baalumeth aime Albert… Susurra-t-elle à son oreille avant qu’une lueur dorée ne s’échappe de la bouche du jeune homme, aspirée par la faune qui l’embrassait langoureusement. Plongé dans une profonde extase, il n’eut pas même l’idée de réagir tant il l’aimait. Son esprit se perdit dans celui de la démone tandis que la fatigue gagnait peu à peu ses sens, son esprit puis son corps. Il n’avait pas la volonté de lutter, mais seulement de se donner totalement à elle.
Quant à elle, elle se délectait de son énergie, du cœur qui ralentissait sous elle jusqu’à totalement cesser de battre. Elle ferma ses grands yeux de biche, savourant chacune des secondes à dévorer l’énergie d’Albert car c’était là sa véritable nature.
La porte de la chambre s’ouvra à la volée, mais il était déjà trop tard. Baalumeth jeta sur la famille du défunt un regard affamé et plein de tristesse alors qu’elle se rendait compte de ce qu’elle avait fait. Cette nuit fut la dernière d’une longue lignée de sorciers. Et du peu de compassion que Baalumeth avait pu ressentir pour l’espèce humaine.