Le courant chaud remontant de mes filtres se transformait en nuage de vapeur en s’échappant d’entre mes lèvres, sur les prunelles se déroulait le paysage des sombres montagnes, au manteau monochrome. L’aquilon fredonnait, caressant les ailes de mon nez, mes joues, et mon cœur le soutenait, de son rythme stable.

«J’aime ce son…»

Je me remémorai les instructions, me concentrant sur la direction à prendre en marge du village, la sensation de flotter me soulevait fictivement, signe d’excitation je crois.

Lorsque le soleil descendit sur la cime des monts, s'offrit à moi une allée naturelle, dessinée par une crête basse ainsi que la paroi principale que j’avais longée jusqu’alors. Je m’installai dans ce couloir protecteur avant que le crépuscule engloutit le monde.

La crainte planta ses griffes vibrantes dans mes organes. La mémoire de ce jour ressurgit sous la membrane de chacune de mes cellules.

J’avais sous-estimé la phobie qui m’avait contaminé tout entier. La phobie des ursidés.

Ma respiration se faisait difficile, les doigts fermés contre mon cœur, mes phalanges enregistraient la percussion organique et l’ample mouvement de mon jeu de côtes, qui s’ouvrait, se resserrait, s’ouvrait, se…resserrait, de façon continue, mécanique mais anarchique.

Il n’y avait plus que l'écho du sang qui se recyclait, et la sensation de manquer d’air, les yeux déconnectés, l’esprit vaporeux.

Je savais que la nuit serait lente, à la merci des ténèbres qui m’aveuglaient jusqu’au matin tardif.

En quelques heures, la gaîté nouvelle avait glissé sur de longs regrets que l’ambition tentait de resonner.

Quand la nuit frappa à nouveau à la porte des cieux, le lendemain, un feu crépitait déjà dans l’air glacé, j’allais avoir moins froid, moins peur, en fixant les ondulations ardentes, faiblement apaisé d'avoir pu leur donner naissance.

À mainte reprise j’eus désiré faire machine arrière, je ne pouvais m’y résoudre, quoiqu’il adviendrait.

{Je me suis engagé.}

La figure du lion protecteur me revint, celle que je pus voir en rêve avant de rentrer de mon premier voyage.

{L’Alfar devrait me protéger jusqu’au bout de la chaîne montagneuse.}

Pour quelques instants, mon ouïe se plaça au centre de mon attention, croyant capter de la vie au-delà des couloirs de vent.

Les sons devinrent plus clairs à mesure de leur approche. Trois. Ils étaient trois. Les pulsations familières ne laissaient place à aucun doute, ma garde perdit en résistance.

Je me hissai sur mes jambes, orienté dans leur direction, les silhouettes félines sortirent de la pénombre, je songeai en l'occasion de cette rencontre.

{Ils ne veulent toujours pas me dévorer, alors que je n’ai rien fait pour eux. Bientôt ils vont se séparer pour avoir leur territoire ou quelque chose de pareil ?}

Jamais entièrement je n'étais convaincu de leur attachement envers moi, lorsque leurs têtes de prédateur venaient se frotter contre moi.

ils me laissèrent croire qu’ils n’étaient que de passage, cependant, je les retrouvai dès le matin suivant.
Sur la route, bien que fondus dans le paysage, mon ouïe ressentait toujours leurs cœurs teinter pour m’indiquer leur présence. Cette dernière s'évapora sans plus revenir les jours qui succédaient.

Mes angoisses nocturnes se répétaient nuit après nuit, face au vide ténébreux qui recouvrait les montagnes. Le jour je progressais en fournissant des efforts assez pour être pris de nausée. J'avançais jusqu'à avoir les pieds sur la route qui longeait l’ouest de la Perracie, un sans faute probable sans pour autant en avoir la preuve.

Un apaisement réanima mes sphères détentrices d'images quelques temps plus tard, où au loin, les premiers sapins d’un regroupement imposant, silencieux, se dressaient majestueusement, je me demandais bien quels sons imperceptibles pouvaient-ils produire.

Je m'installai face à l'amas de pinophytes observant le tableau de ma victoire, appréciant ce repos rassurant qui précéderait mon arrivée.

Entrer dans la forêt de sapins me faisait l’effet de passer l’entrée d’un bâtiment, l’ambiance globale avait changé.

Baalumeth avait rencontré des bipèdes et était ressortie grandit de ses expériences. Elle avait appris d’eux et savait désormais que le monde était bien plus vaste que ce qu’elle croyait. Elle qui, depuis toujours, ne connaissait que les flammes ardentes qui léchaient les volcans affamés, au plus profond des enfers du Rebis. Elle avait découvert, en ayant été forcée de rejoindre le monde des mortels. Les couleurs, le froid. La peur. La chaleur du soleil, la beauté de la lune. Les divinités peuplaient le monde et régissaient un univers complexe dont les hommes n’avaient semble-t-il même pas conscience.
Alors, la satyre mit un sabot hésitant en dehors de ces plaines qui l’avait protégé. Elle voulait savoir ce qu’il y avait par-delà les frontières douces d’Aràn. Elle voulait savoir si quelque part existait un endroit qui pouvait ressembler à sa maison.

Mais elle marcha des jours durant, tantôt gambadant gaiement, tantôt se cachant de prédateurs féroces. Puis aussi chassant quelques rongeurs ou fleurs qui poussaient sauvagement un peu partout. Sans rien trouver de ce qu’elle cherchait. Le monde était grand, beaucoup trop pour ses petites jambes caprines… Alors elle se laissa choir auprès d’un arbre à la forte fragrance de sève et d’aiguille de pin. Ruminant son découragement certain, son désarroi, et ne voulant qu’une seule chose : retrouver l’herbe verte de ses plaines qu’elle adorait tant.

Oui c’est vrai, pourquoi partir ? Quand elle avait en fait trouvé un endroit où elle se sentait bien, en sécurité.
Un petit chat tout de flamme vêtu apparut devant elle, gigotant drôlement et fit sourire la petite démone. Chapalu était avec elle… Elle n’était pas seule. Elle ria, dansa, oubliant ses soucis à l’orée de la forêt sombre qui s’étalait devant elle, sans plus craindre les dangers qui pourraient rôder non loin.

À peine quelques pas réalisés au commencement de la forêt et me voilà saisi d’un léger tracas, il me semblait entendre un bruit en fond, mes jambes s’arrêtèrent afin de laisser toute visibilité à mes organes auditifs.

Mes tympans trouvèrent un double rythme que je pouvais situer plus ou moins, sur ma gauche, au nord de ce fait.

{Un peu plus de cinq cents, six cents mètres peut-être. Beaucoup trop rapide pour des prédateurs, peut-être la faune herbivore locale ?}  

Écartant la théorie d’un danger potentiel, en évitant les cailloux et végétaux autant que possible, mes pieds se posaient lentement l’un devant l’autre, dans la direction du signal sonore sur lequel ma concentration restait fixée.

Une dizaine de mètres restants, les battements gagnèrent en précision au creux de mes oreilles, je voyais leurs déplacements respectifs de façon limpide. Déplacements aux allures étranges.
Mon épaule frôlait presque une branche ainsi que ses épines qui la garnissaient, lorsque mes points de mire dansaient dans le fond de mes prunelles.

Discerner les contours du plus petit des deux êtres me demandait quelque effort, j’étais à peu près sûr qu’il était enveloppé de flammes. Mes iris suivaient ensuite les puissants membres inférieurs de la demoiselle montée sur des sabots. Je constatais sans délais à quel point j'étais moins agile, et surtout à quel point mademoiselle l'était plus que moi, alors que de surcroît, je n’avais certainement encore rien vu de l’étendue de ses capacités, qui toisaient déjà les miennes par cette démonstration inopinée.

Me sentant un peu méprisé, je scrutais ses cornes, leurs formes arrondies me semblaient, de toute évidence, bien plus agréables et harmonieuses que les miennes ne le seraient jamais.

Mon ego cherchait sans surprise à se réconforter par des attaques fondées sur mes impressions.
{Elle m’a l’air bien fragile. Et elle est toute petite. Elle fera pas long feu toute seule.}

Mes yeux captivés sur fond d’un sentiment transcendant, ne quittaient plus la beauté enchanteresse de la créature caprine, disposée avec élégance, mirifique, telle une entité venue d’une dimension éthérée, son regard mystique pointait droit dans ma composition mortelle, mes réflexions s’étaient volatilisées. Au-delà de mes sens, mon être ressentait une attirance ineffable qui aspirait mon âme à elle. Le décor s’estompait, ne laissant place plus qu’à la lueur cordiale de l’individu incandescent ainsi que ce qu’elle rendait encore perceptible, cette dernière berçait d’espoir mes quartiers vulnérables, quand ma phobie arrivant par derrière allait se prendre au piège dans la toile de l’hypnose.

Entre les présences coniférales, s'immergeant dans l’obscurité d’un orage, dont le voile suffoquant, glissait, enveloppant les victimes de mon instinct primitif, maudit par l’ours blanc, propagées de peur, tout au bas des arbres, ma décision était prise.

Une dualité se rencontrait, glaciale, provenant de l'intérieur, puis chaleureuse, invitée, émanant d’une source à distance ; se tournant autour, s'observant, se frôlant, se goûtant sans se dissoudre l’une en l’autre, dans un duel interne hélicoïdale, tracé aux premiers coups de tonnerre claquant rageusement dans le firmament tout en détonnant de part et d’autre de mon réceptacle, annonçant l’avènement du déluge.

Le son de la pluie m’avait toujours plu, cette fois, les nues ténébreuses avaient rendu la terre trop invisible pour l’aprécier,  marqué de mes démons nouveaux.

Mes idées s'étaient remises en place, l’inconnue savait que j’étais là, semblant m’inviter depuis déjà plusieurs minutes. Je lui présentai enfin mon double mètre survolé par la guerre céleste qui venait d’être déclarée. Les branchages frottaient l’air avec de plus en plus de conviction dans un bruissement qui se liguait face aux ouïes, avec les coups de feu électriques, déjà soutenus par l’averse vigoureuse.

Et alors la satyre fixait l’endroit d’où viendrait ce voyeur curieux. Il tenta quelques pas en sa direction et elle put bientôt discerner les cornes et la peau-rouge caractéristique de ce peuple si près des siens. Alors elle fut moins méfiante à son égard, peut-être à tort. Mais sa propre curiosité prit fin lorsque la pluie se mit à noyer la terre. Baalumeth n’aimait pas la pluie, cette chose qui noyait les flammes dorées du Rebis. Qui éteignaient les volcans si familiers à son cœur. Chapalu disparut dans un nuage de fumée noire alors que les éclairs et le tonnerre fit sursauter la jeune démone.

Elle se rapprocha instinctivement de son seul allié face à la pluie, ne cherchant plus le danger qu’il pouvait représenter. Ce grand bipède pourrait très bien l’aider s’il connaissait les lieux mieux qu’elle. Bientôt trempées de la tête aux pieds, ses prunelles flamboyantes mouraient peu à peu, étouffées par les gouttes d’eau glacée.
Elle frissonnait, transit de froid.

« Abri… » Articula-t-elle plus fort que le tonnerre, non sans difficulté. Communiquer avec les hommes était bien souvent compliqué pour elle. Son aura se rétracta tout près de son corps dans l’espoir de préservé sa magie et son essence, dans son enveloppe charnelle. Baalumeth commençait à aimer ce monde et elle ne voulait pas disparaître à cause de cet élément terrifiant. « Abri ! » Gronda-t-elle plus fort, dans l’espoir que le grand cornu se décide à l’aider.

Le ciel avait disparu et les arbres n’apportaient plus aucun réconfort. Les étoiles mourraient ce soir.

"Abri... Abri !"

Voilà ce que furent ses premiers mots entre les éclats fracassants.
Mots qui redoublèrent le ressenti de l’urgence dans l'extinction des flammes.

Agir où se laisser conquérir par la terreur, la seconde option était inhibée par la présence d'autrui.
Quitter le bois pour les bras de la frêle clarté, ou s'enfoncer dans ses entrailles inconnues à la recherche d’un abri hypothétique ici ou là.
La respiration effrénée, muette sous les épaisseurs sonores environnantes,  je déployai un pan de ma cape, c'était une proposition plus qu'une invitation, venir sous l’aile d’un homme tout juste découvert…devait-on se gêner ?

La sensation que des prédateurs se hâtaient en nous prenant pour cible n’était appuyée par quelconque signal que ce fût, j’entendais difficilement pour commencer puis seulement les affolements cardiaques, à vive allure, galopant dans le lointain, brouillant mes références sur le rythme assigné à tel ou tel d’entre toutes les espèces.

Mon esprit qui tourbillonait me présenta l’idée de retourner à un groupement de rochers rencontrés en chemin, seul lieu qui vint à mon esprit pour respecter mon désir de visibilité comme celui d'ériger une source de lumière ainsi que de chaleur.

Ces rochers attiraient par leurs détails, leurs formes particulières tout en étant à l’orée de l’assemblée de conifères.

Ce cheminement dans ma tête se brisa, je me raisonnai, les nuages aussi épais fussent-ils, allaient être chassés au plus vite, pris dans la course tortueuse des rafales de l’Est. Marcher dans cette direction nous révélerait la fin de la toile orageuse plus tôt et nous ne serions que plus proches de nos buts, du moins pour ma part.

«Continuons vers l’Est, si vous le voulez bien.»

{Elle doit au moins comprendre “l’Est”et “marcher” ?}

La marche se brisa subitement.
En un instant je vécus dans ma chaire la descente aux Enfers, quand sur un éclair, découpé dans une forme particulière, j'étais certain de faire face à celui qui m'enverrait au cimetière sur cette terre de conifères.

Un arbre, il n'était question que d’un arbre aussi mort que je m’étais imaginé l’être, qui m’eut assassiné, de peur seulement, telle la pluie glissant d’une gouttière, je sentis mon âme se déverser avec mon corps puis le tambour de mon être, toujours brutalisé, ma vision se précisa, dans un nouvel arc lumineux, sur ce bois délaissé de toute vitalité.

Une frayeur sans pareille, autant sans pareille que l’absurdité de sa venue dans l’obscurité.

Reprendre, les semelles et sabots dans l’eau terreuse, imprégnés nous-même de fluide céleste, ne s'offrait pas telle une proposition mais une pénible obligation. La sensation du sol pâteux et de la boue qui sévissait nous accompagnaient jusqu’au bas d’une construction inopinée.
En passant en-dessous, la vibration du déluge changea, je fis halte une seconde fois, puis pris du recul afin d’observer, du moins de discerner, les billes oculaires vers le haut*

Elle se présentait quasiment arrondie, faite de sarments superposés dans une grande ronde formant le corps et qui se rejoignaient en un sommet, achevant la toiture. De minces ouvertures linéaires, fabriquant quelques lignes noires à la lueur électrique, parcouraient les murs, il ne manquait plus qu’à escalader pour rejoindre l'hypothétique porte d’entrée flottante.

Voilà qui tombait à pique puisque escalader ici équivalait à quelque chose que je contenais en mes muscles.

«Vous pouvez, monter ? »

J’indiquais de mon bras et de l'index qui le terminait, l’abri perché à plus où moins six mètres entre plusieurs troncs disposés comme de longues échasses contre ses bords.