"Vous qui portez le fardeau de la culpabilité sur votre joue craquelée, que votre coeur soit empli de chagrin."
Furius est une pièce de viande froide et mourante à l’intérieur d’une carapace de fer, un esprit brisé errant dans la pénombre de son casque. Toute chaleur humaine l’a quittée. Tout espoir est perdu. Reniant sa nouvelle nature, il erre ainsi, sans but, englouti dans l’ombre d’une profonde solitude sur les contrées dùralassiennes. Seules les carcasses pourrissantes qui s’amoncellent derrière ses larges épaules retracent le chemin de son existence. Malgré toute la quiétude qui anime sa présence, se cache une résilience solide. Autrefois chevalier blanc et protecteur du roi, il ne baisse jamais les bras, et cela quelque soit la souffrance endurée. La loyauté a un prix, et sa vie en est la seule monnaie d’échange. Il met son coeur et son âme dans chaque bataille. Peu ouvert dans les discussions, ce sont ses actes violents qui retracent le mieux ses intentions. Humilié par sa condition vampirique, une haine insatiable, vorace, lui dévore le cœur et l’anime dans le combat. A chaque instant, la flamme incandescente de sa colère retentit et le maintient en vie. Furius ne tue pas. Il massacre et détruit. Il brutalise à coups de poing jusqu’à ce que la matière fécale s’échappe des fesses. De son épée, il démembre cruellement ses adversaires avant de les observer longuement jusqu’à la dernière note d’agonie. Plus le meurtre est sale, plus le message est clair.
Une fois les corps éteints, il remplit le sang de ses ennemis à l’intérieur de son casque avant de le porter à nouveau, les rivières écarlates serpentant le long de son armure. Ce n’est pas un acte de purification, mais de pénitence pour tout le mal qu’il a causé et qu’il continue de répandre autour de lui. Ses anciennes croyances étant bafouées, il ne favorise plus aucune éthique et n’épargne aucune race, tant qu’il juge de lui-même que l’individu doit être châtié. Lorsque son épée sanguinolent décide enfin de sécher et que la violence ne suffit plus, sa voix rocailleuse s’élève en un souffle et se répercute sur chaque extrémité de son masque d’acier. Froide et sereine. Similaire à un ruisseau dormant au milieu d’un champ de bataille.
Son identité d'homme lui a été arrachée, remplacée par le nom "Furius". Ce nom lui est apparu en faisant référence à une entité divine appartenant au mythe Pricifien auquel il se réfère couramment. Il agit en permanence afin de s'inspirer, voire de devenir le symbole vivant de ce dieu de la guerre.
Humilié et détruit, Furius est un Protecteur aveuglé par la véhémence. Il se terre à l’intérieur de son armure comme un tombeau, épris d’une grande anxiété à l’idée de la quitter. De mettre en lumière sa nature vampirique alors qu’il s'accroche à l’homme qu’il a été autrefois.
Au loin, le soleil commence à se lever.
Le chant des goélands s’éveille en une douce harmonie.Je me retrouve assis au bord de l’océan, mes pieds nus chatouillant la surface de l’eau. Je la sens se glisser entre mes orteils. La première vague se repose à mes côtés, silencieuse. La seconde s’abat au loin, tel l’éclat brillant d’une majestueuse cascade. La troisième se manifeste avec paresse, déversant l’ensemble de sa fraîcheur sur ma peau. L’eau est belle et pure. L'horizon est cristallin et lisse.
Aucune voile ne vient.
Aucun bateau ne glisse.Puis, la pureté de l’eau commence à se dissiper, laissant de nombreux corps atrocement mutilés ressurgir de l’océan comme de précieux nénuphars. Rapidement, la marée se transforme en un vin abject à l’odeur de sang, des torses dépecés flottant au-dessus. Mes pieds désormais souillés de cette teinte rouge rencontrent les morts et la viscosité de leurs entrailles organiques. Le chant harmonieux des goélands a cessé également, rompu par le vrombissement d’une nuée de mouches trop grasses. Je regarde attentivement ces petites bêtes volantes pulluler à l’intérieur des cadavres au nom de la faim, creusant au-delà de la chair et de l’âme, leur mandibule se mouvant avec excitation et appétit. Et la sonate de la guerre éclate tout autour de moi, établissant ainsi une loi de la nature marquée par le sceau de la mort.
Ma guerre contre le cœur noir de l’Homme.“Mon amour ? Réveille-toi !”Février de l'An 743, au coeur du royaume de Stellarë
Mes yeux s’ouvrent brusquement, mettant un terme aux sombres rivages de mon profond sommeil. Cherchant la voix qui m’a appelé, je tourne mon visage sur l’oreiller avant d’apercevoir une femme aux cheveux ébènes, le regard amusé.
“Je fais appel à Gorthol Herumor, chevalier blanc et protecteur du roi. Je ne suis pas l’épouse d’un homme paresseux, il me semble ?”Sa voix suave me berce alors que son sarcasme me plante en plein cœur. Le soleil étant haut, je respire longuement, alimentant mes poumons de cette énergie apaisante qui rôde dans notre demeure familiale. Héra est à côté de moi, installée à l’extrémité de notre lit d’amour, ses cheveux détachés descendant en cascade sur le côté. Ses mains doucereuses caressent la surface de son ventre bombé. Nous attendons la venue d’un troisième visage dans notre si petite famille. Malgré les bandages qui entourent mon corps meurtri, un signe de ma dernière excursion dans le désert, elle me rappelle mes obligations en tant que chevalier. Et cela a toujours été ainsi depuis que nous nous sommes connus dès notre plus jeune âge. Ses yeux de couleurs amande ont su me séduire, alors que mon attitude impertinente face à l’autorité de mes ainés est parvenu à conquérir son cœur. Nous n’avons jamais quitté la ville depuis. Malgré les créatures monstrueuses qui m’attendent dehors, c’est bien la colère de ma femme que je redoute le plus. Ici avec les remparts de la cité qui nous protègent, la vie s’écoule. Notre assiette est toujours pleine. Nous pouvons bâtir un avenir pour nous et notre enfant.
Le passé ? Il n'est pas nécessaire de s'en rappeler. Un baptême se déroule toujours en deux étapes : une première fois dans le bassin sécurisant des dieux, une seconde dans les flammes voraces de son destin. Intégré au groupe des Chevaliers blancs depuis l’âge de vingt ans, les valeurs de justice et d’équité symbolisent ma propre croix spirituelle. Le crime ne peut vivre sans un châtiment en retour. Malgré mes mains souillées de sang, mais bénies par la lumière du jour, mon épouse ne juge aucunement mes actes. Car je suis l’instrument de notre roi Brendan III et de la lumière divine, un serviteur de toute son affection et ….
“ … le gardien de notre petit.”“Petit ? Tu estimes déjà qu’un mâle va sortir de mes entrailles ? Et si c’était une dame ?”“Eh bien, ce serait pire. Elle me mettrait en pièces car elle aurait l’autorité de sa mère.” “Sage réponse, chevalier blanc.”Juin de l'An 743, à l’ombre d’un palmier non loin de la place du marché de Stellarë
Héra, mon épouse, se retrouve allongée en gardant sa tête sur l’une de mes cuisses, alors qu’elle me narre avec une intonation très sérieuse le fondement de ses croyances religieuses.
Le mythe Prificien. Une vieille croyance humaine basée sur un panthéon de Dieux et d'êtres originaires du corps de Pricifien, dit créateur de tout ce qui est. Le vieil ouvrage étant emprisonné dans ses mains, elle me narre ainsi le contenu de ces écrits. Les yeux rivés au-dessus de nous, je l’écoute sans une grande attention de ma part. A l’inverse des guerres ouvertes, les écrits religieux nous écartent de la violente réalité :
“... Digilitis a permis à ses enfants de ne jamais être atteints par la mort. Les Trium, n'acceptant pas l'acte de Temsempro, approchèrent Oceanum. Avec l'aide de celui-ci, ils répandirent une colère qui contamina tous les êtres et …”Un long soupir fait vibrer mon torse. Il y a tellement de noms que cela devient insupportable. D’une voix lasse, je lui exprime mon ennui qui commence à peser sur ma conscience.
“Mon amour, ton histoire est longue et creuse …” Brusquement, un coup de coude de sa part me rappelle à l’ordre.
“Laisse-moi terminer, tu veux bien ? Tu arrives pourtant à supporter les longs discours militaires de notre roi. Donc, si les Trium ne pouvaient atteindre certains êtres grâce au temps, alors ils le feraient grâce à la violence. De la furie des peuples et de leur colère naquirent deux dieux.”Et je l’écoute à nouveau, incapable de retenir un soupir désopilant.
“Tu m’assassines …” J’aime cette femme et toutes les valeurs qu’elle incarne. Mais de là, à croire ces légendes d’un ère passé, sans aucune fondation réelle et crédible … Tout cela représente une gymnastique qui ronge mon cerveau avant de le plonger dans une mare boueuse
faite de pisse et de merde.
“Furius. Dieu de la guerre et de la rage. C'est un colosse à la peau sombre et aux muscles énormes sous une armure de sang immense et incassable. Ses cheveux longs et sa barbe en bataille se colorent du sang de ses ennemis et son rire résonne au firmament des champs de batailles où la violence n'a d'égal que sa force au combat.”Une infime lueur vient éclairer mes yeux.
“Furius représente la puissance et la violence. Pour lui, la guerre doit se dérouler dans le plus grand des carnages désordonnés en écrasant ses ennemis par la peur.” Faisant mine de me gratter le menton, je descends ma main en une longue caresse sur une ancienne cicatrice le long de mon cou. Un souvenir du passé avec des pillards Swen’jah qui n’ont pas hésité à nous prendre en embuscade avec mes hommes et moi-même.
“Ah, là il y a quelque chose de très intéressant …”“Vraiment ?”“Non. Furius ? C’est un nom creux et enfantin.” “J’abandonne, tu es incorrigible … Et tu dormiras tout seul cette nuit.”La bouche à moitié ouverte de surprise, ainsi s’éteint le bonheur d’un homme.
Novembre de l'An 743, à l’extérieur du village de Kothemba
Mes hommes et moi avons connu la pire des défaites.
Quelques heures plus tôt, un messager de notre ordre nous a informé qu’un assassin rôde devant le village de Kothemba, sans que Neïwa ait été mise au courant de la situation. Celui-ci a tué l’un des gardes de notre ville avant de s’échapper de Stellaraë. En conservant des relations amicales avec la cheffe du village, la responsabilité repose sur mes épaules. Trois de mes hommes m’ont suivi aussitôt dans ce court périple où la sentence d’une mort juste et violente flotte au-dessus du meurtrier.
Arrivée à destination devant une hutte isolée, nous n’avons pas trouvé l’assassin. Embusqués par des vampires assoiffés de vengeance par mes précédentes missions, l’intérieur de la hutte est rapidement devenu souillé par le sang, la sueur et les larmes. Mes hommes ont péri face à l’assaut de ces créatures, me laissant à terre comme le seul survivant avec le cou marqué par une profonde morsure. Au moment de ma transformation, j’ai compris la réelle définition du mot “douleur”. Le visage blême, je me suis senti mourir. J’ai tenté vainement de calmer le feu qui m’animait avec de l’essence. La réincarnation physique de ma nouvelle nature n’a pas attendu. Le visage en sueur, elle agit, tel un torrent de flammes déchaîné, en ne répondant qu’à sa seule volonté.
Puis est venu un long sommeil de cinq jours.Alors que je déambule dans l’inconscience, les lubies ne cessent de s’enchaîner les unes après les autres. Je me retrouve dans une clairière enneigée où s’est écoulé un silence absolu. Je suis écartelé par des démons sur une surface rocailleuse, fumante de soufre. Je marche au-dessus d’un océan agité par des éclairs déchirant les cieux. Un chemin se dessine. Une porte se referme. Encore, et encore. Cinq jours s’écoulent inlassablement alors qu’une fièvre intense brûle ma charogne sans vie. Le réveil est douloureux, fait de mirages et de désespoir, par les caresses d’une main humaine. En ouvrant mes yeux, une très jeune fille et un vieil homme du village se présentent. Mais ma résurrection n’en est pas une. Je ne porte pas le symbole de la paix dans mes yeux. La faim me brûle l’estomac. Et dans ma frénésie instable, j’ai tué les deux chasseurs du village. La viande sauvagement dépecée jusqu’à ce que la vie ne soit plus.
Moi, Gorthol Herumor, chevalier blanc et protecteur du roi, ai commis l’acte impardonnable.
J’ai tué des innocents.
Mais le cauchemar ne s’est pas terminé ainsi.Le cœur rongé de culpabilité, mes pas m’amènent ensuite dans mon seul lieu de refuge : ma propre demeure à Stellaraë. Auprès de ma femme et de mon fils en devenir. Mes pieds claudiquant me traînent jusqu’à l’entrée de ma maison, le corps constellé de contusions profondes manquant de tomber à tout moment. Lorsque la porte s’ouvre, je découvre un nouveau spectacle horrifique. Le sol n’est plus qu’une piscine sanguine qui s’étend jusqu’aux coins des murs. Les dents émiettées craquent sous mes talons. Par la faible lueur d’une cierge, je contemple le cadavre de ma femme où ses côtes brisés ressortant de sa peau blanche comme des pieux sacrés. Ce n’est pas un meurtre. C’est un message.
L’extinction de ma dernière lumière d’humanité.Les yeux absents, je la contemple sous toutes ses coutures meurtries. Mon épouse est morte. Mon enfant aussi. Et le monde qui les entourent. Les bras retombent mollement le long de mon corps. Les questions pullulent mon esprit comme une nuée de blattes. Que leur est-il arrivé ? D’où vient cette violence ? Qu’ais-je fais ? Mes jambes tremblent et cèdent sous mon poids, les rotules s’écrasant à terre sans ménagement. Instinctivement, mes mains s’emparent de mon épée avant de la retourner contre moi. Le visage fiévreux, mes yeux nagent dans un délire chaotique. Je n’entends plus rien. Je ne vois plus rien. D’une voix éteinte, vide de tout espoir, je demande l’impossible :
“J’implore les dieux … Donnez-moi la force de vivre … Quelqu’un …”La pointe de la lame effleurant mon ventre affamé, mes yeux sont happés un instant par un ouvrage paressant à moitié sous le lit.
Je reconnais la couverture du mythe de Pricifien.Après un long moment, la lame décide de chuter au sol en éveillant un son froid et métallique. D’une main tremblante, je récupère avec une douceur mesurée le livre spirituel de mon épouse. En parcourant lentement les pages les unes après les autres, mon corps se raidit en lisant un chapitre en particulier. Les mots défilent sous mon regard absent de toute forme de vie. Puis, toujours immobile, mes yeux épuisés regagnent lentement une légère vigueur. Aussi infime qu’une goutte de pluie dans l’océan. Peu à peu, mon cœur se serre à l’intérieur de ma poitrine. Mon tronc est secoué de quelques convulsions. Ma tête meurt d’envie d’exploser et de libérer toute ma cervelle le long du sol. Une colère proche de la furie furieuse me transperce brutalement. Mes lèvres se décollent péniblement, souhaitant avertir les dieux de mon nouveau chemin :
“Dieu de la guerre et de la rage, Furius représente la puissance et la violence…”Ma voix récite chaque syllabe avec une intonation teintée de rage et de détresse.
“... pour lui, la guerre doit se dérouler dans le plus grand des carnages désordonnés en écrasant ses ennemis par la peur…”Le livre se referme avant de retomber mollement à mes pieds. Ce message me suffit. Je n’ai pas besoin de lire la suite. Car un nouveau chapitre de mon existence s’y est déjà inscrit.
“Qu’il en soit ainsi.” Novembre de l'An 803, aujourd’hui.
Une cible se présente sous mon visage masqué.
Prêt à être châtiée par la voie de la Congrélation de l’Ombre.
Le faible éclairage des bougies permet de distinguer le visage d’un homme en désarroi. Il soutient mon regard avec effroi, la respiration haletante et les poumons en feu. Ma lame traverse son ventre depuis quelques secondes maintenant. Ses yeux écarquillés se plantent dans les miens comme si je représentais pour lui toute la fatalité de son petit monde.
“Qu…Qui êt…es-vous ?” Le regard sans vie, mon épée à deux mains se retire doucement de sa plaie béante avant de se lever au-dessus de mon casque, annonçant l’essor d’un nouveau châtiment.
“La voix du silence.”