Une impulsion. Tout avait commencé par une brise. Des douces volutes qui s'étaient insinuées dans son crâne et qui lui avaient chanté la comptine d'enfance des printemps perdus. Une peur trouble qui l'avait réveillé dans la nuit, qui l'avait fait contempler les aller-et-venues des soiffards qui gueulaient dans les rues de Stellaraë, par l'encadrement de sa fenêtre. Par ce trou rongé dans l'obscurité, un doute s'était immiscé et avait tôt fait de fendre la brèche en de milliers d'éclats aux répercussions multiples : et si, avait-il alors songé, dans le remue-ménage incessant et dangereux de son quotidien de cambrioleur et d'artiste volage, il mourrait sans avoir revu les pétales des cerisiers des montagnes de Kanaàn ? Le choc s'était abattu sur lui comme un coup de massue. Car si pendant tout ce temps, Rowtag n'avait aucunement nié sa nature, il avait pourtant soigneusement évité de s'épancher à ce sujet et avait occulté les souvenirs du Village. Il avait choisi de les entasser tous ensemble, et de les passer à la trappe. Mais alors que cela n'avait pas suffi, la mémoire étant récalcitrante, il avait usé de toutes les fourberies, de tous les stratagèmes, pour ne pas voir ces miasmes pourrissantes dans un coin, en témoignaient le florilège de masques et costumes aux identités diverses qui ornaient sa chaise de bureau, son porte-manteau ainsi que le contenu de son armoire.
Il fallait beaucoup d'imagination pour être toutes ces personnes à la fois, et pouvoir intervertir de visage à la volée. Mais que pouvait l'imagination pour le véritable Rowtag ? C'était du courage, qu'il lui fallait, et cette vérité rouvrait en lui la porte des névroses les plus viscérales. Ce qu'il ne réalisait pas encore, cependant, était à quel point il en faisait preuve lorsqu'il parvenait aux abords du Village des Djöllfulins, après un voyage depuis Kastalinn, où il avait quitté momentanément la troupe du Cirque de l'Éclipse.
Chaque pas était pour lui une épreuve : il résistait encore à se souvenir, d'une résistance qu'il savait inéluctablement vaine, et ce, malgré sa décision prise de rendre visite à son peuple, vingts ans plus tard. Dès qu'il pénétra à l'intérieur du Village, après qu'on le laissa rentrer comme il avait enlevé son chapeau et déclaré le motif de sa présence aux gardes, il eut une grande impression. Bien sûr, durant tout ce temps, il avait rencontré de nombreux djöllfulins à travers Dùralas, et même
discuté avec quelques-uns...Mais cela n'avait rien à voir. Ici, l'atmosphère toute entière était dédiée aux trois entités qui composaient le trithéisme djöllfulin : Lagmarù, Kar'Magûl et Urgaal'Mar. Et dès l'aube, chacune et chacun s'attelait à la tâche qui lui était dévolu afin de servir les désirs de ces trois protecteurs qui incarnaient le salut de tout un peuple.
Son allure d'humain de certaine caste, avec sa chemise à moitié déboutonnée, sa veste et son pantalon de cuir, ainsi que ses bottes de voyage, attira tout de suite l'attention. Les individus affairés sur le bord de l'allée principale, menant au bout au Pavillon Hiératique, relevaient la tête, intrigués. Il ne savait que trop que les siens étaient peu nombreux, il pouvait très bien y avoir des têtes familières dans le lot, déjà là. Parmi toutes ces personnes, après quelques temps à errer, une femme à la peau grise comme la pierre s'approchait doucement. Mais il continua son chemin, le regard vide, redoutant, jusqu'au dernier instant, l'alerte du retour du fils.
Ce fut quelqu'un d'autre qui hurla son nom. Tandis que la djöllfuline aux longs cheveux clairs qui portait une large étoffe aux motifs scintillants regardait la scène, impuissante. Elle se figea; tout autour d'elle, les gens affluaient vers cet étranger reconnu. Elle ne le reconnaissait que trop. C'était pour cette même raison qu'elle en était paralysée. Puis, après des secondes infinies, son poignet eut une secousse. Peut-être un instinct profond ? Ce mouvement subtil déclencha pourtant tout le reste de son corps qui s'avança alors vers Rowtag. Les djöllfulins la laissèrent passer. Elle creva la foula et attrapa le crâne de son fils pour y laisser un lent baiser sur le front, entre les deux cornes.
Lui n'était plus là. Bousculé, son corps ne sentait rien. Entouré du brouhaha qui s'était formé dans l'allée centrale, il n'entendait rien. Tout son être était affairé à recevoir l'étreinte maternelle. Ses pupilles tremblantes ne savaient guère où se poser. Dahina lui semblait être un spectre : pourtant la chaleur de ses bras était bien réelle...pourtant, ses paroles graves et tendres étaient vraies. Le monde, en dehors de ses illusions, se révélait tout à coup, comme la lente éclosion d'une hibernation millénaire.
- Iwao !!! Ton fils est de retour !!! cria un confrère de la foule. Tout ce petit monde était désormais en marche, tel un cortège, en direction de la maison familiale, tandis qu'ils échangèrent avec enthousiasme. Rowtag ne répondit que par des interférences de mots, on l'entendait à peine car il ne savait pas quelle voix adopter dans cette situation. Ses iris ambrées tournoyaient d'un visage à l'autre comme dans un kaléidoscope onirique et sur son visage figuraient toutes les émotions en même temps. Elles se bataillaient le moindre espace facial, sans qu'à aucun instant l'une d'elles ne triomphe. Alors qu'ils étaient maintenant proches de leur destination, Rengu Iwao, interloqué par tout ce bruit, sortit de sa maison-atelier en affichant une mine un peu endormie, comme si le soleil lui éblouissait la vue après un temps déraisonnable passé à l'intérieur. Malgré son visage terrible : deux billes de fureurs solaires qui crevaient le noir de ses yeux, le djöllfulin avait des expressions et des attitudes parfois inattendues, voire insolites. Elles dénotaient avec son allure imposante et son aura naturelle.
- Hmpff ? se contenta-t-il de répondre, tout en se curant les dents avec un pic. Puis, il écarquilla soudainement les yeux en réalisant ce qu'il se passait, lâchant le bout de bois au sol.
- Notre fils ! annonça Dahina à son époux, elle-même incertaine de cette nouvelle, tellement elle lui était inespérée. Ce fut alors au tour du père de tressaillir et de descendre, marche après marche, avec une solennité inouïe, les planches de cerisier menant à la maison et de serrer Rowtag dans ses bras. Ce dernier aperçut, dans les crevasses volcaniques du visage paternel, une coulée solitaire se frayer un chemin jusqu'au bord du menton. Des acclamations se firent entendre de plus belle. Certains invoquaient la gloire des dieux, leur clémence et leur miséricorde. Rowtag savait que c'était en partie de leur fait, en partie seulement, s'il se retrouvait là, reconnu aux retrouvailles.
Alors baigné dans un état d'allégresse quasi-hallucinatoire, il y aurait pourtant un moment où il devrait fournir des explications. À cet instant, les djöllfulins n'y pensaient guère : l'ambiance était à la fête et les plus festifs d'entre eux sortaient même des instruments en vue de célébrations improvisées. Il y eut du bruit pendant près d'une heure, portée au zénith de leur journée avant que la vague retombe petit à petit, laissant les villageois reprendre progressivement leurs activités respectives. Les djöllfulins avaient fait du respect et de la pudeur un code de tous les instants : même en ces circonstances exceptionnelles, ils maniaient leur fougue avec parcimonie et tenaient à préserver l'intimité familiale enfin retrouvée.
Rowtag, feu brûlant d'euphorie, retournait doucement au calme temporaire d'un volcan rendormi. Il pénétra la maison en bois en mesurant chaque geste. Lorsqu'il vit la pièce principale, les souvenirs resurgirent en torrent. Il frémit et se contint de toutes ses forces. Devant lui, une marche lui indiquait d'enlever ses bottes. Pourtant habitué ces dernières années à l'ambiance taverne et gadoue de l'aventure, il dénoua ses lacets et, comme s'il n'avait jamais perdu la tradition, marcha à l'intérieur. Alors, cérémonieusement, il fit le tour des différentes pièces, chacune comportant son lot de passé qu'il avait enfermé et qui s'échappait de sa prison mentale et coulait désormais dans son esprit. Dans cette hémorragie interne de la mémoire, les brèches se ré-ouvraient, impossible à arrêter.
Ses parents le suivaient durant toute sa visite. Ils le contemplaient avec attention, scrutaient le moindre de ses traits et la plus petite réaction de sa part avec les regards circonspects de ceux qui ne croient pas encore ce qu'ils voient. Rien n'avait changé, à part l'atelier qui était partie intégrante de la demeure et qui s'était bien développé depuis le temps. Dahina et Rengu étaient forgerons, spécialisés dans la joaillerie et la bijouterie. On pouvait ainsi y voir la forge avec son enclume, son four et ses nombreux outils, mais aussi des contenants pleins de pierres en tout genre, des cristaux, des draperies brodées au fil d'argent, du matériel de dorure...et bien sûr, des exemples de leurs créations toujours plus sophistiquées. Des tas d'armes et d'armures étaient aussi présentes, montrant qu'ils participaient toujours à l'effort militaire de leur peuple.
Les djöllfulins restaient encore des réfugiés.
Le soir vint et avec lui le premier repas du fils retourné. Ils firent de grandes excuses, car ils n'avaient bien évidemment pas prévu ce moment et donc les vivres nécessaires pour fêter comme il se devait un tel événement. Mais pour Rowtag, le simple plat de boulettes de riz et de poisson grillé servi par ses parents avait un goût de merveille en bouche. Tous les trois ne mangèrent que peu, encore sonnés par ce qu'il se passait. Et puis, lorsque l'on débarrassa les bols, vint le moment fatidique, amené par l'épaisseur de l'air qui devenait bien plus lourde qu'avant. Après la question tant redoutée, il y eut un silence crépusculaire, et le fils entama sa longue réponse.
- Lorsque Leyun'ar, Tshavaë et moi avons été séquestrés par des marchands d'esclaves, cela dura des années -je ne parviens pas à savoir combien exactement - sauf pour Tshavaë, qui partit plus tôt, peut-être six mois... J'ignore ce qu'elle est devenue. De même pour Leyun'ar, qui a trouvé preneur après elle. Je...je suis resté seul dans cet enfer durant ce temps indéterminé.- Et après, que s'est-il passé ? demanda Rengu, tandis que Dahina caressa les doigts de Rowtag. Ce dernier enleva sa main, sa voix devenait tremblante.
- Alors que j'avais perdu la raison...-nous avions tout essayé ensemble ! alors seul...- et quand le désespoir me gagnait, Urgaal'Mar apparut et me sortit de là. Les yeux parentaux s'écarquillèrent à l'évocation de ce dieu. Il n'avait pourtant pas coutume de venir en aide, c'était plutôt celui qui agissait pour punir. Mais ils le laissèrent continuer.
Et après...et après je me suis enfui grâce à ce nouveau pouvoir...Et je...balbutia-il. Comment expliquer ce que lui même venait tout juste de réaliser ? Ses mots étaient incertains, ils trébuchaient maladroitement dans l'air...Jusqu'à parvenir à quelque chose d'intelligible.
J'ai essayé de partir à leur traque, en vain...Je n'ai pas su faire face et me suis réfugié en Stellaraë...Je traînais dans les bas-fonds pour consoler ma propre misère. J'ai intégré un Cirque où j'ai pu trouver un peu de réconfort, de l'argent et de quoi vivre pour oublier en faisant l'idiot. J'ai tenté le grand frisson de l'aventure et ai dézingué des imbéciles sur ma route. J'ai troqué mes cornes djöllfulines pour l'habit d'un bourge revanchard qui se dupait lui-même. J'ai voilé mon visage avec des tas d'identités, pour mieux savoir que je n'existais plus. Je suis allé tout au bout de Dùralas pour y trouver le vide de mon absence. J'ai arpenté les lieux les plus sales d'Ishtar, là où les espoirs brutalisés s'échouent. J'ai défié des autorités, en quête d'une vengeance qui était celle de mon ombre. J'ai pu contempler la maladie ronger en Dùralas et ai voulu renversé la table entière. J'ai songé à brûler ce monde à l'ordre détraqué qui opprime toujours les mêmes. J'ai volé des épouses aux sommets des tours les plus décorées, j'ai affronté des créatures de légendes, j'ai fais le bouffon pour des rois, je me suis jeté des toits de la capitale, juste pour savoir, si au creux de mon âme, quelque chose n'avait pas été enseveli et s'animait encore.Les martèlements sur l'enclume tintaient dans toute la demeure au matin. Assommé par un sommeil lourd qui s'était imposé de lui-même, sa tête tambourinait au réveil, comme après l'une de ces soirées endiablées de la Digue du Fût, ou une bonne bastonnade du Dépotoir. Mais cette fois-ci était différente : il rouvrait les yeux dans les draps d'un futon, libéré d'un poids qu'il avait refusé de voir. Il l'avait traîné durant des années, paresseux d'être honnête avec lui-même, lâche et idiot. Il n'attendait rien de la vie, à présent, pensa-t-il.
Se redressant, il découvrit qu'on lui avait pourtant apporté quelque chose. Il se leva et prit le tissu par le bout tandis qu'il se dépliait à mesure qu'il s'élevait dans les airs. Il passa le kimono djöllfulin entre ses doigts, retrouvant le toucher de cette soie si spéciale, si unique. Elle glissa le long de sa peau, du coude, puis de l'épaule. Une manche après l'autre, le vêtement sobre et noir lui enveloppait l'épiderme. Ses longs cheveux sombres et raides se perdaient dans la fibre. Il noua l'obi et passa le hakama tout aussi noir sur ses jambes. Et il fit un pas, puis un autre, redécouvrant la sensation de l'amplitude des mouvements. La prise de l'air des tissus et leur poids l'intéressaient, il les chercha en basculer son corps dans des gestes lents et élancés.
Puis, muni de getas à ses pieds, il coulissa le shōji de la chambre et s'aventura à l'extérieur. Ce fut à ce moment précis qu'il se retrouva. Il eut un flash : la vision de lui-même d'un point de vue extérieur, soi-même, à la troisième personne. Il se vit arpentant le jardin en tenue djöllfuline et cela eut comme l'effet d'un déclic. Lorsqu'il enjamba le ruisseau dévalant le relief, faisant tapoter le bruit du bois sur les pierres, il réalisa. Le cornu arriva sur le bord, juste avant la pente de la montagne. Devant lui, un paysage s'étendait à perte de vue. Il semblait n'appartenir à personne. Brumeux, rocheux, plein de la vie des minéraux volcaniques : une nature sauvage et extrême que quiconque ne pourra jamais posséder. Le vent dans les cheveux, il darda ses cornes sur le firmament et sentit les souffles emplir ses manches élargies lorsqu'il leva les bras vers le haut, les paumes ouvertes. Il voulut les attraper tout entier par ses poumons dans une longue inspiration.
- Ne t'envole pas trop longtemps...Rowtag. Une voix avait interrompu l'harmonie des éléments. Le désigné se retourna après quelques instants où il peina à retrouver le propriétaire du timbre de cette voix. Alors, quand il vit son visage, ce fut un choc qui sortit des décombres de sa mémoire. Son coeur s'était gonflé comme si le vent de Kanaàn avait pu y rentrer. Leyun'ar s'en était sorti, lui aussi ! Il fit un pas vers son ami avant d'être stoppé net.
- ...ou plutôt devrais-je dire, continua-t-il, sur un ton ostensiblement acerbe,
le Cornu Farfelu ?! Il balança dans l'air une affiche du Cirque de l'Éclipse montrant son nom de scène avec une illustration de lui en costume. La retrouvaille prit la tournure d'un règlement de compte.
- Leyun'ar ! Je...je suis sincèrement heureux de te savoir en un seul morceau-- Oh, épargne-moi tes fadaises ! N'as-tu pas honte ? De revenir au Village comme une fleur ? Comme si de rien n'était ? Alors que tout ce temps...Rowtag comprit, par ailleurs, pourquoi ses parents n'avaient pas été si surpris de le savoir séquestré par des marchands d'esclaves, mais d'avoir été au contraire étonné par la suite de son récit. Leyun'ar était revenu avant lui, peut-être même plus de dix ans auparavant ! Il avait du leur raconter cette partie là, mais apparemment, les deux amis d'enfance avaient eu des façons bien différentes de gérer l'événement dramatique.
- Et tu viens nous dire quoi, maintenant ? Que tu tiens à nous après avoir fait comme si nous n'existions plus...? Sa voix était glaçante, mais également teintée d'une tristesse que ni l'un, ni l'autre, ne pouvait nier.
- Je suis venu pour me rattraper.- Eh bien voilà, c'est fait. Bravo, tu as montré à tes parents que le fils qu'ils attendaient depuis vingts ans était bien en chair et en os. Maintenant dégage dans ta roulotte, l'artiste ! Et remercie-moi plutôt de ne pas leur avoir montré ça. Eux qui te croyaient mort, imagine leur tête s'ils auraient appris que tu t'amusais à faire je ne sais quelle...grotesque...Il ne parvenait pas à trouver le mot adéquat tellement toute cette histoire le révulsait.
Un silence s'installa. Rowtag attendait patiemment que celui qui déversait son poison accumulé pendant des années se tarisse. Mais il comptait bien donner quelques rectifications.
- Leyun'ar...Je leur ai tout dit. Je n'ai rien à cacher, prononça-t-il, aussi étrange que cela pouvait paraître, pour un illusionniste, de s'entendre dire ces mots.
Après ce que nous avons vécu...j'ai été si minable ! Le cornu rouge au manteau blanc lâcha un grand soupir.
- Si tu n'avais pas le courage de te relever pour toi...Tu aurais pu tout de même le faire pour ta famille, pour moi...et pour Tshavaë ! Rowtag plissa les yeux à l'évocation de leur amie commune.
- Ainsi donc, vous n'avez pas eu de signe d'elle, non plus ?- Non...Qu'est-ce que cela peut bien te faire, de toutes façons ?- Arrêtes un peu, je ne suis pas l'indifférent que tu méprises, s'énerva-t-il.
Même loin du Village, j'ai cherché à remonter le réseau de marchand d'esclave qui nous avait embarqué. J'y suis parvenu, au début, j'ai même arrêté l'une de ces pourritures...Mais ensuite, plus rien, impossible de trouver la moindre trace !- Bah voyons...tu faisais ça pendant tes tournées de spectacles ?- LEYUN'AR ! gronda-t-il. Ils se turent ensuite de longues secondes, où ils purent reprendre un relatif sang froid.
Crois-tu vraiment que j'ai pu faire ma vie tranquillement après ce que nous avions vécu ? As-tu la moindre idée de ce qu'il s'est passé pour moi, lorsque vous étiez tous les deux partis du cachot ? Oh, je me doute que cela devait être tout aussi horrible pour vous, une fois "achetés". Son interlocuteur eut une expression d'immense dégoût à l'écoute de ce mot répugnant.
Mais écoute-moi bien...la vérité, c'est que ce temps fut interminable...Et après ce calvaire je crois enfaite que...je crois qu'être djöllfulin me terrifiait !Les derniers mots avaient éclaté comme une boule visqueuse qui se perçait enfin. Avouer cette dernière phrase acheva de briser les verrous de son esprit : il craqua en de chaudes larmes qui noyèrent le col de son kimono et ruisselèrent le long de son torse.
Leyun'ar soupira en regardant l'horizon. Il s'était résigné depuis longtemps au sujet de Rowtag, il s'était préparé à cette confrontation, à dégurgiter sa colère sur lui, si cette occasion se présentait, mais il ne s'était vraisemblablement pas attendu à ça...
- Ainsi donc, te voilà revenu de cette terreur...Il t'a fallu près de vingts années pour en sortir...Le cambrioleur ne répondit rien. Mais Leyun'ar ne ré-enchérit pas tout de suite, démêlant encore les noeuds de l'histoire qu'il apprenait.
- Il y a juste quelqu'un, finit par dire le voleur,
Urgaal'Mar. Le seul qui eut répondu à ma détresse. La seule entité djöllfuline que j'ai continué d'écouter et que j'ai gardé avec moi, tout ce temps.Le mage le regardait étrangement. Lui avait toujours été fervent défenseur de Kar'Magûl. Sa famille, et même ses deux amis d'enfance aussi, avant le tragique événement. Dans les cachots, Kar'Magûl, le dieu qu'ils vénéraient tous, n'était pas venu les aider. Lorsqu'ils se séparèrent suite aux différentes transactions d'esclaves, Leyun'ar avait quand même continué de croire en lui, tandis que Rowtag avait trouvé grâce auprès du dieu fourbe, de manière complètement inattendue.
- Désormais, nous devons poursuivre nos recherches et trouver Tshavaë.- Il n'y a pas de "nous". déclara Leyun'ar en partant, laissant là l'homme au kimono noir, rongé par le chagrin et la culpabilité, se morfondre au sein du jardin parental.
Le temps était un pile-ou-face cruel. Le poids des erreurs pouvait s'alléger avec lui, tout comme il pouvait s'alourdir au centuple. Toute inaction pouvait, sous sa coupe, être décisive, tout déni, fatidique. Rowtag restait devant la pente de la montagne, à s'accrocher à l'horizon, durant longtemps encore. Réfléchissant à ce qu'il venait de se passer, il méditait sur la situation, et sur ce qu'il allait entreprendre maintenant qu'il était là. Rester avec ses parents pour profiter d'eux était tentant, de même que de renouer petit à petit avec la société djöllfuline. Cela représentait le coeur de son identité qu'il avait pourtant occultée durant des années, et il comptait bien rattraper le temps perdu.
Cependant, il savait également qu'il ne devrait pas trop traîner ici. Car en dehors de l'enceinte du Village se trouvaient encore les hommes et les femmes coupables de leur enlèvement. Des individus aux vils desseins, ennemis des djöllfulins et marchands d'esclaves exotiques. Tshavaë, après tout ce temps, était peut-être encore en vie, et il continuera de la rechercher, avec ou sans Leyun'ar. Dans le cas où elle n'était plus de ce monde, et avait rejoint le Kashbarùk, ce qu'il redoutait, alors il en incombait à Urgaal'Mar de sévir en infligeant une punition aux criminels à la hauteur des affres commis...Et Rowtag serait honoré d'en être sa Main.
Plus que jamais, son lien avec le Dieu Dablotin allait se renforcer. Être en présence des autres adeptes d'Urgaal'Mar, au sein du Village, allait être l'occasion de se présenter officiellement comme tel auprès des siens. Si la volonté des Trois lui accordait cet honneur, Rowtag, illusionniste et voleur, continuerait ses méfaits au nom d'Urgaal'Mar. Il servirait son Dieu pour duper les imposteurs et cambrioler les oppresseurs. Il traquerait le moindre ennemi du peuple, en usant de ses fourberies, en se métamorphosant, non pas pour mieux oublier qui il est, mais bien pour inscrire la marque Djöllfuline dans la chair de ses tyrans !
[Rowtag laisse les Dieux tenir compte de tous ces chamboulements. Il aspire, dès qu'on le jugera digne, à servir Urgaal'Mar, en tant que Fidèle Officiel, bien qu'il n'ait jamais arrêté de le faire officieusement depuis les événements de sa Fiche de Présentation.]