Dans la tempête, trois pauvres hères étaient pris. Des uns cramponnés aux autres dépendait leur survie. Leur volonté était sans faille, pourtant ils étaient loin de pouvoir gagner cette bataille. C'était comme lutter contre Harena lui-même. Pour autant, ballotté par les vents rageurs, Tristan ne pouvait laisser tomber celle que fraternellement il aime. Son fort intérieur lançait un cri d'appel, un cri du cœur. À sa grande surprise, ses pas étaient plus légers, le sable ne se dérobant plus sous ses pieds. Un miracle ? Un coup du sort ? Sa destinée ? Tout à coup la route lui semblait tracée, il sentait ses forces lui revenir. Il ne pouvait faillir.
Son aînée, quant à elle, serrait fort le bras de son cadet, presque autant qu'un bûcheron le ferait avec sa hache. Sa crise n'était pas pour autant terminée. Quelque chose lancinait son esprit. Malgré le brouhaha de la tempête, elle l'entendait distinctement, son nom. Chaque appel, chaque évocation lui provoquait d'intenses douleurs. Au moment où la douleur commençait à gagner ce duel, elle sentit Tristan la placer sur son dos. Peut-être son esprit martyr lui jouait il des tours, mais elle aurait juré que le sable ne touchait plus son frère. Pas le temps de réaliser, en un battement de paupières, elle était seule, au centre d'une sphère l'isolant de la tempête. Le bruit du sable était lointain, autour d'elle des murs opaque de sable volant furieusement. L'appel était lointain et plus douloureux. Une voix spectrale appelait son nom : "Cora... Cora...". Elle pouvait clairement la situer. Elle tourna la tête, tombant nez à nez avec une sorte de petite renard du désert. Son pelage jaune pâle partait en sable volant, ses petits yeux sombres fixaient la jeune fille au sol. Il était immobile derrière elle. Des nouveaux mots sortirent de sa bouche. "Réveille toi, Cora.", aura-t-il conclu. Une suite d'images apparurent ensuite à l'aînée, voyant successivement son frère avançant dans la tempête de loin, puis un aileron coupant doucement le sable pour enfin se trouver au sommet d'un rocher de grès ocre propre au sud du désert. Cette partie dura un peu plus longtemps, laissant Cora être témoin d'un levé de soleil. Aveuglée par ses rayons, ses yeux se fermèrent.
Alors qu'elle les rouvrait, elle était allongée par terre sur une cape à l'ombre d'une roche de grès. Tristan était à côté d'elle, assis sur un rocher, les yeux plongés dans le sable devant lui. Ses pensées semblent le torturer. Pas de trace de Shaya. Il n'a pas remarqué que Cora vient de se réveiller. Il marmonne.
"Je n'ai fait que mettre en sécurité ma sœur. J'avais besoin de mes deux mains. Pourquoi a-t-elle disparu soudainement." Il se lève et enfile un grand coup de pied dans le sable. "Elle ne devait pas venir avec nous, c'est obligé. Elle ne faisait pas partie de notre destin."  Il se frotte vigoureusement les cheveux, enlevant le sable qui s'y était logé avant de soupirer et de dire sur un ton plus sûr de lui. "Oui c'est ça c'était obligé. Elle ne devait pas en faire partie, voilà tout."

Cette fois-ci : la mort ne rampait pas telle une ombre ; elle serpentait, volatile et infinie dans cet œil ou durant quelques instants : ils pensèrent ne jamais en réchapper. Tristan était bâti de sorte à ce que sa silhouette demeurait le phare de ce cataclysme. Cora, affaiblie par le simoun froissait la main de Tristan de toute sa force, conscience que ses cinq doigts étaient la seule clé de sa survie. Pourtant sa souffrance grandissait, elle n’était pas seulement malmenée par la force inextinguible de la tempête, quelque chose de plus insidieux empoisonnait ses sens. Son pas s’alourdissait comme si les sables devenaient mouvants, à cet instant : la jeune femme glapissait le nom du puiné pour la secourir, sa main, malgré toute sa volonté, finit par lâcher la prise qui la retenait à lui. Un bien triste fin pour cette demoiselle… Alors qu’elle voyait son destin se tendre vers l’inexorable fin : ses muscles ses détendaient, il n’y avait rien de plus à faire que d’accepter le sort qui lui était fatal. Les paupières éteintes pour accueillir sa faucheuse, les sables l’emportaient toute entière.
Alors qu’elle battait ses paupières, un bref instant de quiétude l’enivrait, était-ce donc le royaume d’après ? Cora se trouvait présentement sur une hauteur, un promontoire face à un canyon dessinant la carte d’un véritable labyrinthe. Le pinacle du cayon rendait visible un immense rocher mais ce n’était pas le détail le plus baroque de ces instants brumeux, en effet : sur la crête saillante de la roche, elle distinguait un renard, du moins ce qui se rapproche le plus de cette description. L’animal portait une mante pervenche, comme s’il était né de la plus pâle neige et du plus blanc nuage, ses oreilles, pourtant longues : s’arrondissaient au sommet de son crâne. Un autre détail singulier : les marques mélèzes ornant son pelage d’hiver formaient d’étranges dessins, comme des sigils ou glyphes inintelligibles. Au moment ou le regard de la jeune femme et de cette chimère se croisaient, une toute autre image brutalisait la vision de l’humaine : elle voyait Tristan avancer dans la tempête en portant le corps de sa sœur. Quelle étrange sensation que de se voir elle-même sur une vue plongeante, une vision déchirante que lui offre l’au-delà dans ses premiers instants de non-vie. Le plus inquiétant de cette clairvoyance n’était pas le fruit du chagrin qu’il causait, elle remarquait une proéminence anormale dans les sillons du sable, malgré la tempête, Cora distinguait clairement ce qui s’apparente à un aileron. Son premier réflexe était d’hurler, d’avertir son cadet du danger ! Mais rien… aucun son… L’immensité d’un silence glacial. Ses lèvres bougeaient mais étaient damnée au mutisme. Alors qu’elle comprenait qu’elle était désormais impuissante sur le fil de la destinée, le Canyon apparu derechef ainsi que la créature qui le dominait. Avec nonchalance : l’animal détournait le regard de Cora pour observer la cime des cieux.

«  Réveille-toi, Cora »

Les douleurs qui ont cessé d’exister durant ce rêve la ramenaient doucement à la réalité. La jeune femme clignait des yeux pour épouser le paysage qu’elle avait jadis quitté : de roches et de sables. Quelques secondes asservissaient son esprit à la compréhension et lorsque l’évidence s’était à nouveau emparée d’elle : la voix de son frère attirait son regard.

« Alors, je ne suis pas morte…  Tristan, Tristan tu vas bien ? »

Sa voix était ébranlée mais ce devait être un doux euphémisme face à ce qu’à du traverser le jeune mais robuste frère.

« Tu as vu le renard aussi… ? Et tu as semé l’aileron… ? Oh misère, ou est Shaya… ? »

Ses index frappaient ses tempes pour atténuer l’invisible douleur qui martelait son esprit. Ce qui est certain : c’est qu’elle fait pâle figure en l’état.

Tristan se retourne alors subitement en entendant la voix de sa sœur, encore souffrante au sol. Il se rue sur elle, la serrant dans ses bras comme convaincu qu'il l'avait perdu.
"Oh Cora... J'ai eu si peur. Tu es tombé dans la tempête, j'ai dû te rattraper." Sa voix est un peu chevrotante, ce gros sensible étant en train de larmoyer de joie. "Je n'ai pas pu tenir Shaya, il me fallait mes deux mains pour te retenir. Je l'ai lâché qu'un instant et ça a suffit à la perdre... J'ai vu les renards oui." Il désigne des petits terriers épars autour d'eux. "Ils te tournaient autour en pensant que tu étais une charogne ou je sais pas quoi. Alors je les ai chassés. Je ne sais pas de quoi tu parles par contre pour l'aileron. Je n'ai rien vu comme ça."
Il se recule, la laissant un peu respirer et s'assied à côté d'elle dans le sable. Il s'essuie le visage humidifié par ses larmes récentes. Ce n'est pas vraiment le moment de perdre de l'eau.
Autour d'eux le sable s'étend à perte de vue, enfin jusqu'à ce que les ondulations causées par la chaleur brouillent trop la vue. On peut distinguer dans ces mirages une sorte de structure lointaine. Difficile de savoir si elle n'est que fantasmée ou bien réelle et quitter l'ombre à cette heure revient à s'exposer au soleil violent du désert. Une mer de sable fin les sépare de cet objectif potentiel.
Tristan observe dans cette direction un instant.
"Et toi ça va mieux ? J'ai l'impression que ton esprit te tourmente encore. On reprendra la route au crépuscule si tu veux ? Tu n'es pas encore en état de marche."  Il saisit son outre et la lui tend pour qu'elle s'hydrate.

Un fin sourire demeurait sur ses traits fébriles. L’ombre géante du cadet qui la ralliait a vaincu, durant un instant, ses nombreuses douleurs. La paume de la jeune femme berçait doucement la joue de son frère entrainé par l’émotion.
«  Oui je… J’ai fait un mauvais rêve, ça n’avait aucun sens… Je suis sincèrement désolée, j’ai failli provoquer notre mort à tous. J’espère simplement que ce n’est pas le cas de Shaya. »
Un soupir emportait ses lèvres, l’exhalaison de cette fatalité. Leur guide avait disparu et leurs réserves de victuailles étaient en train de s’amenuir, la situation s’annonçait pénible pour en décrire l’euphémisme. La fratrie devait désormais s’orienter dans le désert, il n’y avait pas besoin d’un expert pour voir que la tempête les avait dévié de leur trajectoire, malgré l’absence de brouillard : aucun moment n’avait été aussi flou depuis leur départ.

« Je divague, ne fais pas attention de ça… »
Sa faiblesse était plus limpide que les eaux immuables. Le sable infini terrassait leurs perspectives. A l’horizon d’un point lointain : les formes incongrues semblaient esquisser l’ombre d’une structure, c’était difficile à percevoir et à confirmer, pourtant, en l’état : c’était leur unique boussole.

« Nous devrions partir immédiatement, nous ne pouvons attendre plus longtemps. »
Alors que ses mots sonnaient le départ : sa tentative pour se redresser et tenir sur ses deux jambes était malmenée par l’asthénie de sa souffrance. Elle oscillait avec légèreté avant de trouver son équilibre. Cora s’enivrait d’une gorgée mesurée modérée ; la faim venant tordre ses viscères. La mort étiolée de ses chimères n’était que le sursis de celle qui s’annonçait, en tout cas : tout s’inclinait à le penser. Il ne restait plus que l'espoir de ce mirage qui n'en sera pas.

La chaleur est accablante comme à son habitude. Tristan se lève en même temps que sa sœur pour l'aider à tenir sur ses jambes.
"Je peux te porter si tu n'es pas en état de marcher Cora. Il faut que tu économises tes forces. Je suis en pleine forme moi."
Il a en effet l'air étrangement en forme. Ses mouvements sont vifs, ne semblant pas altérés par des courbatures ou autres désagréments causés par la fatigue. Il se tourne et lui offre son dos, lui permettant de grimper si elle le souhaite.
"Explorons notre dernière poste grande sœur. Et s'il s'agit d'un temple hanté par des spectres, on pourra peut-être trouver quelques objets de valeurs !"
Il reste motivé, leur destin les attend au bout de ce calvaire. Se décourager maintenant, c'est cracher sur celui qui a écrit leur futur. C'est maintenant qu'il faut lui prouver sa valeur.
Toutes ces mièvreries auront accaparé l'attention des deux jeunes gens qui n'auront même pas remarqué que les renards étaient cachés pour une bonne raison. Autour d'eux, quelque chose fend le sable et rôde, cherchant le meilleur moment pour attaquer. Un requin des sables surgit de sous un terrier de fennec pour dévorer un de ces petits animaux avant de replonger sous le sable dans un bruyant fracas.
Surpris et surtout un poil paniqué, Tristan ne regarde pas Cora mais reprend en parlant à voix basse. “Monte Cora, on ne doit pas s’attarder ici.”

Cora aiguisait sa curiosité quant à la vivacité de son frère, malgré tout : elle avait conscience de ce qu’il venait de traverser et ce qu’il lui en a couté de les ramener tous deux vivants. Une vraie force de la nature sur laquelle elle se repose en l’état. L’ainée ne semblait plus tenir sur ses jambes tremblantes. Plus fragile qu’une rose des sables s’effritant entre les doigts, elle ne manquera de saisir l’opportunité offerte par le dos saillant du puiné, devenu le vaisseau de leur survie.
« - Nous devrions penser à notre survie en priorité… »
Nonobstant son avertissement, elle préférait s’en remettre à sa volonté, il a maintes fois prouvé qu’il était d’avantage le meneur de ce voyage qu’elle-même. Cora n’était que la boussole, Tristan était le capitaine.

A l’instant ou toutes les perspectives étaient envisageables, l’attaque des requins des sables sur les petits canidés frappait l’accalmie de ce moment. Le silence régissait les deux humains afin de ne pas attirer l’attention des prédateurs. Cora : agrippée à son frère contemplait le spectacle de la nature et de ces pauvres bêtes dont le sang jaillissait à chacune des frappes des belligérants. Il était temps de partir, les protagonistes étaient indiqués comme l’extension de leur repas.
A voix basse, elle reprit :
« - On s’en va, doucement… »
Un geste de sa paume suggérait la direction prompte à leur fuite, il ne restait qu’à espérer que les requins étaient suffisamment occupés avec les fennecs pour ne pas réaliser leur présence.

Tristan ne se fera pas prier. Il attrape sa sœur qui commence à monter sur son dos et la charge comme un sac. Elle semble plutôt légère pour lui. En effet, Cora n'est pas la proie la plus charnue du désert. Malgré sa faiblesse du moment, un requin des sables se boucherait une dent creuse avec elle. Le prédateur est bientôt rejoint par deux puis quatre congénères qui commencent à décimer les quelques fennecs s'étant cachés ici. Un plus malin que les autres sort d'ailleurs en trombe pour rejoindre les hauteurs solides, d'abord la roche faisant de l'ombre à la fratrie, puis les épaules de Cora. Il glapit de panique, essayant de s'agripper comme il peut avec ses pattes lisses et ses griffes.
"Accroche toi bien, on y va." Il forme un siège pour elle de ses deux mains, lui facilitant le trajet. Il commence alors à avancer à pas de loup enfin autant que le sable le lui permet. "S'il te fait mal, jette-le, tu es déjà en piteux état alors ne te fait pas plus amocher."
Son pas est décidé, le sable s'enfonce à peine à chaque mouvement, il se dirige vers la seule forme visible à l'horizon. D'abord à vitesse modérée, il finit par se presser et courir autant que son corps le lui permet pour échapper aux squales. La peur le guide sûrement. Aussi gaillard qu'il soit, il ne fait clairement pas le poids contre cinq requins des sables. Déjà qu'un peut faire des dégâts, alors un banc n'est même pas une chose envisageable. La force du désespoir l'aide à avancer, à presque voler sur le sable. Il possède un cardio certain allant de paire avec son métier mais pas infini non plus. Son souffle commence à être prononcé, pour autant ils ne sont pas hors de danger. Il ne semble plus répondre de rien, il fonce vers leur salut. Les squales ne semblent pas les avoir pris pour cible pour le moment, leur ailerons se faisant de plus en plus petit dans les sables rougeoyant de leur carnage.

L’étau se resserrait, chaque seconde glapissait l’évidence du danger leur faisant face. Un puis quatre, puis l’infinité battue du sable par les mouvements d’un banc tout entier. Ils étaient le poisson d’un abysse de requins insatiables.  L’un d’eux s’était éloigné de ses congénères pour traquer la fratrie, à cet instant : les chances de survie s’amenuisaient déjà, une seconde suffisait à basculer de ce seul danger vers l’ensemble du groupe.  Par chance ou témérité : le cadet ne se laissait gorger de terreur, ses reflexes et son instinct traçait le sillon immuable de leur survie. En formant le siège qui portait Cora, il s’éloignait à pas de cerf vers le seul horizon de salut.
Face à cette situation, cette-dernière se questionnait : ayant aperçue naguère, la saveur étrange de la mort. En effet, elle se sentait inutile, pire : un obstacle à la survie de son plus jeune frère qu’elle estimait le plus. Cora était devenue sa chaine et elle le ressentait d’avantage lorsqu’elle le voyait s’épuiser dans sa course. La culpabilité grandissait jusqu’à l’étouffer.

« Ils nous ont lâché, je devrais pouvoir marcher, pose-moi ici, arrêtons-nous quelques minutes… »

Cora mis pied-à-terre, malgré sa faiblesse vacillante : elle tenait. Entre le support de son frère et l’adrénaline, elle recouvrait ses forces rapidement. En partageant son outre avec Tristan, elle la terminait complètement.

Ils n’avaient plus d’eau à présent… Ce n’était qu’une question d’heures pour épouser l’éternité du sable. Ce point lointain et peut-être chimère représentait le dernier rempart et leur dernier espoir…