Piteusement, Lewiss regardait le corps de sa grand-mère dériver sur son radeau de fortune.
La vieille femme, qui n’était pas vraiment de sa famille, l’avait apparemment trouvé un jour en faisait le tour de ses filets, abandonné entre deux touffes de roseaux. Il ne portait pas d’objet familial, pas de jouet, juste quelques langes sales, elle avait donc abandonné l’idée de retrouver ses parents et elle avait décidé de s’occuper elle-même de ce bébé égaré. C’est elle qui l’avait élevé dans sa petite hutte sur pilotis perdue au fin fond d’Hukutav, qui dépassait des brumes du marais d’un mètre à peine. Elle lui avait appris à pêcher, à saluer quelqu’un poliment, quelques notions de géographie et d’histoire ; mais surtout, elle lui avait enseigné à quels risques on se déplaçait dans les marais d’Hukutav et comment on pouvait s’en sortir tout de même en étant discret et malin, tant qu’on ne s’approchait pas du territoire des nagas, en tout cas.
- Ce sont des prédateurs de nature qui ne pensent qu’à verser le sang des autres pour leur horrible dieu, disait-elle. Tiens-toi loin d’eux !
Le garçon avait donc grandi en arpentant sa parcelle de marécages du matin au soir, parfois même la nuit, accompagné d’abord de sa tutrice et de ses conseils avisés, puis seul lorsqu’il sut se débrouiller pour relever lui-même ses filets (et éviter les pièges des monstres du marais). Malgré sa grande liberté, jamais il n’osa approcher les ruines d’Alquateraze ni le Temple naga.
Aujourd’hui, Lewiss avait treize ans, et sa grand-mère venait de rendre son dernier souffle. Comme elle ne lui avait pas appris de rite funéraire, il avait improvisé et s’était débrouillé pour la rouler jusqu’à une embarcation fabriquée en catastrophe avec quelques flotteurs de verre et des bouts de bois. Autour d’elle, il avait placé ses objets personnels, une petite lanterne et ce qu’il avait pu trouver comme fleurs dans les marais, c’est à dire surtout des algues. Puis il l’avait poussée dans un courant en tâchant de rester digne. Il se doutait bien qu’elle n’arriverait jamais jusqu’au delta en une seule pièce, mais au moins, elle serait présentable au moment de retourner sa chair au marais qui l’avait nourrie toute sa vie. De se faire bouloter par un troll, quoi.
Malgré les récits que sa grand-mère et les quelques voyageurs qu’ils croisaient parfois lui avaient fait du monde au-delà d’Hukutav, il n’eut pas envie de quitter sa petite cabane tranquille. On prenait plus de grenouilles que de poissons, ici, mais il y avait assez pour manger, et même pour se faire quelques piécettes au marché d’Endorial s’il avait besoin un jour de renouveler un équipement.
Le temps passa. Lewiss avait quinze ans et contrevenait maintenant à deux règles fondamentales que sa grand-mère lui avait inculquées : il fumait la pipe occasionnellement, ayant trouvé un nécessaire dans une caisse poussiéreuse au fond de leur cabane, et il s’était mis à pêcher sur le territoire des nagas.
Le domaine sur lequel il se rendait habituellement appartenait à une prêtresse du Basilic nommée sœur Erzulie. Tout le monde savait qu’elle était un peu sorcière et qu’elle aimait torturer chez elle ses offrandes au dieu-serpent, qui arrivaient généralement au temple Naga dans un état assez spectaculaire. Offrandes disait-on qu’elle ne se gênait pas pour choisir parmi ceux qui approchaient de sa hutte sans son consentement.
Nourris à la viande, les poissons, par chez elle, étaient plutôt en forme.
Lewiss craignait évidemment sa voisine, mais il était confiant dans ses capacités à ne pas se faire attraper. Après tout, ça faisait dix ans qu’il se baladait dans le marais au nez et à la barbe des dévoreurs, des trolls et des golems, il savait se faire discret. En effet, en ne s’aventurant dans les parages de la maison d’Erzulie que la nuit, en cachant bien ses pièges et en se dirigeant à la lumière de la lune, il parvenait pour le moment à déjouer la vigilance de la prêtresse.
C’est par une de ces nuits que son histoire commença vraiment.
***
Accroupi sur un petit îlot, à peine visible entre les roseaux, il promenait un hameçon dans l’eau trouble depuis quelques minutes quand il sentit qu’il avait accroché quelque chose. Il pensa à un gros mollusque, mais la ligne opposait une résistance inhabituelle. Il la ramena doucement pour ne pas la briser. Accroché à son hameçon, il trouva un paquet de tissu solidement ficelé qu’il posa sur ses genoux. Un objet perdu ?
Avec un petit couteau à écailles, il coupa la cordelette qui fermait le tout et écarta les pans de tissu. La surprise lui arrondit les yeux. Le paquetage contenait une jarre de verre bleu fermée par un épais bouchon de liège, au centre de laquelle dansait un étrange feu follet. Hypnotisé par la lueur, il tapota la surface du récipient du bout de l’index et le verre lui renvoya une note cristalline.
- En voilà des manières.
Lewiss poussa un cri et lâcha sa trouvaille dans l’eau.
- C’est malin, ça. Tu vas pas t’enfuir quand même ?
Le pêcheur se pencha au-dessus de la jarre. Le petit feu follet s’agitait sous la surface du verre, projetant des rais de lumière bleue dans la brume du marais. Il jeta un œil par-dessus ses deux épaules et repêcha le récipient bombé.
- Milles excuses, chuchota-t-il. C’est que je ne suis pas censé être ici, vous voyez. Si je me fais attraper...
- Je sais, nous sommes sur le territoire de la Sœur Erzulie. Je suis sa prisonnière, c’est elle qui m’a cachée là. Écoute-moi bien car nous avons peu de temps...ton nom ?
Sous les yeux de Lewiss, le feu follet avait pris la forme d’un fœtus aux contours troubles. Sa voix aïgue lui parvenait à travers le verre, étouffée.
- Heu...Lewiss, juste Lewiss. Et vous ?
- D’accord, Louwisse, enchantée. Déjà ouvert un ouvrage interdit sur les arcanes supérieurs de la nécromancie ?
Le jeune home secoua la tête négativement.
- Alors mon nom ne te dira rien. Donc : la sœur Erzulie me tient prisonnière dans cette jarre depuis plus de dix ans car elle convoite des enseignements que je refuse de lui donner. J’ai besoin de ton aide pour m’échapper. Accepterais-tu de m’aider ?
- Ma foi, oui.
Lewiss porta la main au bouchon de liège et commença à tirer. Le fœtus poussa un hurlement qui arracha un frisson catastrophé au pêcheur :
- Surtout pas, malheureux !! Si tu ôtes ce bouchon, tu briseras le milieu créé par Erzulie et je serai dissoute dans l’air instantanément. Je suis une âme vagabonde, un fantôme si tu veux. Pour survivre à l’extérieur, il me faut de la tangibilité, un rituel, un réceptacle, quelque chose. Tu as bien quelques notions de magie de l’Immatériel ?
- C’est à dire que...Je suis pêcheur, moi...non ?
- Évidemment. Bon, Louwisse. Si tu essayes de m’emmener avec toi loin de cette marre, Erzulie le sentira et elle te prendra en chasse, autant dire que tu ne vivras pas assez longtemps pour voir le soleil se lever. Je te propose un marché. Tu me donnes juste un petit bout de toi, je m’incarne dedans, et je me charge de semer la sorcière pendant que tu prends tes jambes à ton cou. N’importe quoi fera l’affaire. Je ne sais pas, moi, tes yeux, disons.
La méfiance rida le visage du pêcheur. Même quand on ne connaît rien du monde, il est assez facile de deviner que la règle n°1 quand on s’adresse à un objet parlant non identifié qui commence à proposer des pactes, c’est d’agir prudemment.
- Si je vous donne mes yeux, je vais pas devenir aveugle ?
- Oui, tu perdras la vue dans ce monde-ci. Mais je ne suis pas une sauvage : si tu me donnes tes yeux, je te donne les miens. Je dirais que c’est plutôt équitable. As-tu idée de ce qu’on voit avec des yeux de fantôme ?
Lewiss ouvrit la bouche et la referma. Le fœtus poursuivit sans l’attendre :
- Ah...comment t’expliquer en des termes que tu pourrais comprendre ? Nous pourrions échanger nos mains ou nos cœurs, bien sûr, mais tu ne saurais pas quoi en faire. Alors qu’avec mes yeux, rien qu’en ouvrant les paupières, tu pourrais contempler les fenêtres par lesquelles l’énergie originelle se déverse dans ton monde, les âmes qui dorment sous la chair, les esprits protéiformes qui errent à la surface de Dùralas parmi les mortels, un spectacle que certains se damneraient pour contempler l’espace de quelques minutes !! Pour deux petits yeux, ce n’est pas très cher payé.
- Ça vous arrive, de reprendre votre souffle ?
- Non. Je suis un fantôme.
Voyant que le pêcheur ne savait plus quoi répondre, l’embryon monstrueux reprit d’une voix mielleuse :
- Allez, quoi. Fais juste un essai.
Le jeune homme hésita une seconde, se mordant l’intérieur des joues. Peut-être qu’il valait mieux rejeter la jarre à l’eau, décamper et laisser à Erzulie le soin de s’occuper de cette petite chose bavarde. Mais pouvait-il la laisser à son sort, maintenant qu’il savait qu’elle était prisonnière ?
- Je pourrai voir les fantômes, alors ?
- Je vais prendre ça pour un oui. Alors écoute moi bien : tu vas poser la jarre sur un endroit sec et tu vas dessiner autour exactement ce que je te dirai. Si tu te trompes, il y a une chance non négligeable qu’on se fonde l’un dans l’autre au moment de l’échange pour former la chimère la plus hideuse et la plus dysfonctionnelle de la création, donc ouvre grand tes oreilles. Et rappelle-toi : presto ! Erzulie va le sentir quand...
- Quand je vous sortirai de la marre, j’ai compris. Lewiss transporta la jarre, légère comme une plume, jusqu’à un plus grand îlot. Allez-y !
Le fœtus, sans hésitation, lui fit tracer dans la boue avec une brindille la forme de trois cercles concentriques, donnant des précisions compliquées sur leurs rayons et l’espacement de leurs circonférences. En mesurant avec ses doigts, Lewiss s’en sortit à peu près, mais il n’avait pas compris grand chose. Les occasions d’utiliser l’algèbre et la géométrie n’étaient pas légion dans les marais.
- Bon...Voilà. Et maintenant ?
- Je m’occupe du reste. Penche-toi bien au dessus de la jarre et...débouche.
Le pêcheur s’exécuta. Le bouchon émit un « pop » d’un autre monde. À ce moment-là, les roseaux de l’îlot se couchèrent brusquement, comme soufflés par un vent imperceptible. Lewiss eut juste le temps de plonger les yeux dans l’ouverture, d’un noir sans fond, avant de voir deux petites mains vertes fondre vers son visage.
Un éclair froid mordit l’intérieur de ses orbites, puis ce fut l’obscurité.
***
Lewiss se releva en titubant. Un rire de femme résonnait à côté de lui. Il avait plaqué ses mains sur ses yeux par réflexe quand celles du fœtus avaient plongé dans ses orbites, mais il ne sentait plus rien maintenant. Il les baissa et battit des paupières avec curiosité.
La vision lui pénétra le crâne si profondément qu’il resta tétanisé. Des formes aux couleurs éclatantes s’emmêlaient et se démêlaient devant lui, parcourues de battements, de tressaillement. Certaines éclataient et disparaissaient, d’autres se divisaient encore et encore. Il croyait voir des yeux s’ouvrir et se refermer, des bras se tendre depuis le sol avant de se faner comme des fleurs.
Au milieu du flot de couleurs exubérant, une silhouette se tenait devant lui, haute de deux mètres peut-être. Les nouveaux yeux de Lewiss balayèrent la créature. Le long corps boursoufflé, affublé de deux rangées de bras de bébé qui se tortillaient sans but, était surmonté d’une tête d’insecte aux orbites vides. L’adolescent hurla et se jeta en arrière.
- Attention, près de vous ! Il y a un monstre !
La voix de la femme, calme, lui répondit.
- C’est mon âme.
- Une chenille ?!
- Aujourd’hui, oui. Mais peut-être que si je parviens à me nourrir assez...
- Mais c’est horrible !
L’ectoplasme se pencha et approcha sa face effrayante du visage du pêcheur.
- Ah, forcément, ce doit être un peu intense pour un novice. J’avais négligé ce détail. Je te conseille d’y aller doucement au début si tu ne veux pas devenir fou. Oh et au fait, des spectres risquent d’essayer de passer par tes yeux pour s’incarner dans ton corps, maintenant, si j’étais toi je me trouverais un bandeau sacré fissa.
Lewiss, tombé dans l’eau boueuse, se débattait avec son propre manteau. Il parvint à se remettre debout et tâtonna l’îlot à la recherche de la jarre. Il n’existait plus aucune correspondance entre ce que voyaient ses yeux et ce que lui disaient ses autres sens.
- J’en ai vu assez ! Je veux refaire l’échange !
Son interlocutrice secoua la tête avec un air désolé.
- Je vais quitter cet endroit, à présent, et je te conseille d’en faire autant. Avec le boucan qu’on fait, il y a fort à parier qu’Erzulie est déjà en chemin. Quand je l’aurai semée, elle se mettra peut-être à ta recherche, mais elle ne sortira pas du marais. Voyage vite et tu pourrais lui échapper. Adieu !
La chenille se contorsionna et se mit à s’éloigner à grande vitesse, lévitant bizarrement au-dessus du sol sans forme. Lewiss, à qui le balai des couleurs donnait la nausée, referma les paupières. L’obscurité fit un bien fou à son esprit. Il tendit l’oreille, mais la femme, dans sa course, ne produisait pas de bruits de pas dans la boue.
Il retomba sur son séant dans un soupir fébrile. Autour de lui, il n’y avait que le vrombissement des insectes, le coassement des grenouilles et le grincement des branches des arbres. Sa main trouva la forme de la jarre à côté de lui et il la jeta au loin, écœuré. Qu’est-ce qu’il était censé faire, maintenant ?
...
Ah, oui. Courir.
Lewiss attrapa sa canne à pêche dans son dos et se tâta le corps. Il avait encore ses filets et ses couteaux. Se servant de son outil comme d’un bâton pour sonder le sol irrégulier, il se mit en marche, les bras en avant. Chaque foulée maladroite dans la boue lui donnait l’impression de faire plus de bruit qu’un probotyre dans une baignoire. Au bout de la troisième fois qu’un buisson épineux attrapa son manteau, il cessa de croire que c’était les griffes d’Erzulie et se concentra sur la route. Connaissait-il assez bien le domaine de la sorcière pour le quitter dans l’obscurité complète ? Et les marais ?
Sa fuite fut effrayante et laborieuse, mais quand le soleil se leva, il avait la certitude de se trouver en terre étrangère. L’air était différent, le chant acerbe des batraciens avait été remplacé par celui, mélodieux, d’oiseaux qui lui rappelaient de vagues souvenirs. Il se trouvait dans la forêt de Sylfaën. Loin d’Erzulie.
Avec un soupir soulagé mais épuisé, il se laissa tomber sur place et se recroquevilla autour de ses jambes. Il sentait, au-dessus de lui, l’ombre d’un grand arbre protecteur. Gagné par un fragile sentiment de sécurité, il laissa son menton reposer sur ses genoux, puis s’endormit.
***
Le temps passa encore. Sa mésaventure avec la jarre lui valut sept ans de malchance, pendant lesquels il vécut en vagabond entre les grandes villes Dùralassiennes. Il apprit à vivre avec sa cécité et à pêcher en dehors de son marais pour subsister. Il effectua aussi quelques petits boulots d’infirme ici et là, mais son naturel solitaire et son habitude de la nature le poussèrent à éviter de se poser trop longtemps au même endroit. Il avait bien vite abandonné l’idée de retrouver lui-même la trace de la chenille : quand il demandait autour de lui si on n’avait pas vu passer par là deux yeux flottant dans le vide ou un monstre insectoïde qui volait en ondulant comme un serpent, à la limite un genre de bébé verdâtre avec une voix de femme, on le prenait généralement pour un original et on lui donnait une pièce.
Un mage qui pose ce genre de questions, passe encore, mais un clochard, ça sent l'araignée au plafond.
Quant à ses nouveaux yeux, il ne les ouvrait que rarement. De toute façon, il ne comprenait rien à ce qu’il voyait, et la perspective de laisser la chance à un esprit malveillant de s’y engouffrer à son insu ne lui plaisait pas tellement. D’ailleurs, suivant les conseils du fœtus, il s’était fait bénir un bandeau par un purificateur aussi tôt que possible (lui aussi lui avait donné une pièce) et ne l’avait presque plus jamais enlevé depuis.
Aujourd’hui, les choses en sont là. Lewiss parcourt les routes à l’aveuglette, l’oreille tendue et le pas alerte, guettant ici et là la rumeur du passage d’un fantôme aux yeux bleus venu d’Hukutav. Le souvenir de sa nuit de cauchemar dans le domaine d’Erzulie commence à s’adoucir dans son esprit. Peut-être qu’il est prêt à essayer de s’intéresser à son pouvoir...Les mots du spectre qu’il a croisé son gravés à jamais dans sa mémoire : ouvrages interdits, immatériel. Mais par où commencer ?
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