Dans tous les villages dans lesquels Kraho avait fait halte, il avait essayé de donner l'alerte. On l'avait cru... on compatissait, oui... mais on ne s'alarmait pas outre mesure. "Boaf, les skarniens... ça n'arrive qu'aux autres, m'voyez ?" ...Bien sûr oui.
Au bout d'un moment, il avait complètement renoncé.

Lui qui n'était jamais sorti de son village, il s'était souvent imaginé comment pouvait être les autres, ceux de dehors. Parce que... chez ses concitoyens, il avait constaté que la moyenne intellectuelle n'était pas très haute. Ce n'était pas des imbéciles, non... mais... ils faisaient ce qu'on attendait d'eux, puis... voila. "Pourquoi faire autrement puisqu'on a toujours fait ainsi ?" Lui, qui remettait toujours tout en question, et cherchait à améliorer ce qui l'entoure, avait très vite gagné le titre de casse-bonbons local. Celui qui se pose trop de questions, celui qu'on n'a pas envie de croiser le long du sentier. Quelle frustration pour lui de se lancer dans une explication, et de ne susciter absolument aucune forme de raisonnement de la part de ses interlocuteurs. "bah... euh... mouis... sionveut...". Personne ne voyait jamais de quoi il parlait... Ironie du sort, tout le monde avait fini par le considérer comme l'idiot du village.
Maintenant qu'il pouvait enfin pratiquer l'art de la rhétorique auprès du reste de l'humanité, une sorte d'épiphanie avait traversé son esprit : Mais en fait ! Ce n'était pas le village le problème. Même en dehors, ils sont tous comme ça !
C'était à la fois bien rassurant, et fortement inquiétant...

En bon économe pingre, Kraho dormait dehors autant qu'il le pouvait. Il avait préféré investir dans des peaux chaudes, plutôt que de dormir dans des auberges. Parfois, il couchait gratuitement dans une étable où une écurie quand il en obtenait la permission, mais souvent, il campait dans la plaine. Dormir à la belle étoile ne lui avait jamais fait peur, et avec Ficelle c'était plus simple. De toutes manières, dès qu'il entrait quelque-part, on lui faisait bien comprendre que son odeur était incommodante.
Mais il ne faut pas croire. Ce n'est pas parce qu'on vit seul et qu'on a pas d'amis, qu'on ne peut rien apprécier. Y a pas besoin des autres pour se sentir exister, hein ?... Hein ?...
Tiens, et ce soir, c'est jour de fête. Il y a de la marmotte ! Alors... pas belle la vie ?

- Mais non ! Tu ne sens pas le cadavre.
- Wouf !
- Mais... elle a dit ça sur le coup de la surprise. Écoute... t'as vu qu'elle vendait aussi du lichen d'Algrincide non ? ...Et ? C'est quoi le composant principal du lichen d'Algrincide ?
- Bwouf.
- Exactement ! Et c'est quoi l'effet secondaire le plus fréquent de l'inhalation répétée de mycobiote ?
- Wouf !
- C'est ça ! Donc c'est pas toi qui pue, c'est elle qui a les récepteurs altérés voila.
- ...
- ...
- Wouf...
- Ouais, je sais... demain on dort à l'auberge et on se baigne.
- Awouf ?
- Oui, oui, oui... Promis, voila, t'es content ?

Dix jours ont passé depuis l'attaque des skarniens. Le voyage fut long, mais demain, si tout va bien, il arrivera à Kastalinn. Comme promis, ce soir Ficelle et Kraho dormiront dans un lit, et ils seront propres pour se présenter à la grande cité. Vers la fin d'après midi, l'une de ces auberges isolées que l'on trouve dans les Plaines d'Aràn montre le bout de sa girouette. En général, c'est hors de prix, mais il faut reconnaître qu'on y mange bien.

- ... "La Grappe Dégelée" ... C'est... original, mais... pas dans le bon sens du terme.
- Wouf...

Il entre. A l'intérieur, c'est enfumé, chaleureux, bondé et... absolument personne ne fait attention à lui. Entrer dans un lieu public, c'est toujours angoissant. La peur d'être jugé, d'être l'attraction pendant une minute, d'être celui qu'on regarde, qu'on dévisage. Mais là, non. Tout le monde s'en fout. Ca change, mais c'est une bonne surprise.
Il se dirige vers le comptoir.

- Un grog, un ragout, une écuelle d'eau et une chambre avec une bassine.

Pour simple réponse, il obtient un vague acquiescement de la part de l'aubergiste.
Alors il s'assoit à une table isolée pour n’incommoder personne, et il boit. Il attrape sa gamelle de ragoût, et se retourne pour scruter l'assemblée de voyageurs. Il y a tous les genres ici : riches, moins riches, jeunes, vieux, solitaires ou en groupe.
Ça fait du bien de temps en temps de ne faire partie de rien, mais d'être entouré.
Il se laisse aller à divers jeux dans sa tête. Deviner ce qui se dit, inventer les raisons des uns et des autres d'être ici... C'est une bonne soirée qui s'annonce.

Lewiss cheminait en silence, grignotant une écrevisse qu'il avait réussi à attraper dans un ruisseau un peu plus tôt dans la journée. L'aveugle était en train de se dire qu'il avait marché trop lentement et qu'il n'arriverait sans doute pas à Kastalinn avant la tombée du jour, ce qui l'embêtait un peu. Voyager dans le noir ne faisait évidemment pas de grande différence pour lui, mais la nuit, dans le nord, apportait avec elle un froid glacial et il préférait la passer auprès d'un bon petit feu que sur la route à la merci des vents.

À en juger par l'angle sous lequel les rayons du soleil touchaient sa peau, il avait encore quelques heures avant le crépuscule. Juste assez pour avancer un peu et se trouver un abri à l'écart de la route. Un petit écrin de verdure près d'un étang ou d'un cours d'eau, dans l'idéal, où il pourrait essayer de pêcher son repas du lendemain. En plus, il sentait dans l'air qu'il allait bientôt pleuvoir, l'abri de quelques arbres ne serait pas de refus.

Alors qu'il réfléchissait à l'organisation de sa soirée, la rumeur de voix enjouées au loin vint perturber ses plans. Un fumet de ragout de poisson dansa sous ses narines. Ce devait être une taverne...Pas aussi bien qu'une bonne vieille marre à grenouilles, mais ça pouvait aussi faire l'affaire, au moins pour passer l'orage. Ça ne coûtait rien d'aller passer une tête.

En suivant la piste des voix, le pêcheur parvint à trouver la porte de l'établissement. Il l'ouvrit sur une salle où l'on parlait beaucoup et fort. La chaleur de la pièce lui caressa la peau. En tâtonnant le plancher avec son bâton, il fit quelques pas et dit en haussant la voix pour être sûr de se faire entendre du patron ou d'un membre du personnel :

- L'abri pour un pauvre vagabond...?

Dans un coin, une voix d'homme lui répondit :

- Bien sûr, l'ami. On va te trouver une table. L'aubergiste attrapa le bras d'une serveuse partie pour apporter quelques soupes à des clients, et s'adressa à elle plus bas. Lisa, installe-le donc à côté de l'autre clochard là-bas.

La fille vint attraper le bras de Lewiss d'un pas alerte. Elle sentait la lessive fraîche. Elle le conduisit à sa place et ne lui adressa la parole que pour lui demander s'il prendrait quelque chose.

- Merci. C'est gentil, mais je n'ai pas d'argent...

Elle s'en allait déjà. Occupée, probablement. Lewiss se frotta les mains et ressortit son écrevisse pour finir de la décortiquer. Il sentait une forte odeur de transpiration non loin, probablement celle de son voisin. À en juger par les autres fumets qui planaient autour de la table, l'homme avait eu de quoi se payer quelque chose de chaud à boire et à manger, lui. Il croqua dans son crustacé et eut un sourire content. La frugalité ne le dérangeait pas.

À ce moment-là, une truffe humide se colla à sa jambe et se mit à farfouiller entre les pans de ses chausses déchirées. Le vagabond tendit la main et trouva une tête velue qu'il gratouilla en riant.

- Bonjour, toi. T'essaierais pas de glaner un bout d'écrevisse par hasard ?

Kraho observe le gamin aux yeux bandés qu'on vient d'asseoir à sa table. Dans son cerveau, les connexions se mettent à échanger des signaux électriques dans tous les sens.

- Aisance à se mouvoir.
-> Aveugle depuis longtemps.

- Porte un bandeau.
-> Pourquoi un aveugle porterait-il un bandeau ?
-> Incohérence.
-> Raisons possibles : protéger des orbites nues / masquer des cicatrices monstrueuses / stopper des signaux lumineux gênants liés à une hypersensibilité.

- Crasse uniforme à la démarcation visage/bandeau.
-> Il ne l'enlève jamais.
-> Pourquoi ?
-> Si blessures il y a, elles sont cicatrisées depuis longtemps.
-> Renforce la théorie de l'absence de paupières ou de l'hypersensibilité.

- Mange de l'écrevisse crue + canne à pèche.
-> Vie sauvage près de l'eau.

- Canne en Frêne-tétard + vie sauvage.
-> Vient du Marais Hukutav.
-> Lieu dangereux.
-> probabilité de la raison de perte de la vision liée aux créatures de ce lieu : très haute.

- Chausses usées mais pas si vieilles.
-> A beaucoup marché.
-> Personne ne semble le connaître ici.
-> Vient de loin et se rend à un endroit précis.
-> Kastalinn, à très forte probabilité.

- Bonjour, toi. T'essaieras pas de glaner un bout d'écrevisse par hasard ?

Voie sympathique, ton calme, parle aux animaux.
-> Possibilité d'en savoir plus en entamant la discussion.
-> Intérêt ?
-> Pourrait servir à se faire accepter facilement à Kastalinn en suscitant la miséricorde.
-> Apport en retour ?
-> Lui servir d'yeux / Faciliter son accès à ce qu'il cherche là bas.
-> Équité de l'échange ?
-> Légèrement en sa faveur mais correcte.

- Il s'appelle Ficelle, dit Kraho à l'égard du gamin aux yeux bandés. Un peu de ragoût pour agrémenter ta bestiole ? Je suis Kraho.

Une voix rauque s'éleva à côté de Lewiss. Son voisin, et très probablement le propriétaire du chien. Il lui proposait de partager son repas. Le vagabond n'entendait pas de pitié dans sa proposition, ce qui était rare, de la part d'un inconnu.

- Volontiers, merci. Je m'appelle Lewiss.

Le pêcheur chercha l'écuelle de son bienfaiteur du bout des doigts et, une fois qu'il l'eut trouvée, y plongea le bout de son écrevisse. Le ragout sentait bon les épices et le poisson, probablement de la truite ou du saumon. Il prit une bouchée de sa "bestiole" saucée et eut un soupir approbateur.

Pour donner le change, il farfouilla dans son manteau et en sortit un petit paquet de tissu simplement replié sur lui-même, dont il écarta les pans pour dévoiler quelques petits filets de poisson séché.

- C'est du vairon salé. Prends-en au tant que tu veux, "Kraho". C'est un nom du coin, ça, non ?

Si la vie sur les routes lui avait appris une chose, c'est que les chiens et les repas étaient les meilleurs prétextes du monde pour engager la discussion avec un aventurier solitaire.

Kraho pioche un morceau au hasard dans le petit tas de vairon salé, et mord dedans. C'est fort et ça donne envie de boire deux litres d'eau.

- Merci, un seul ça ira.

Il échoue à empêcher une série de spasmes au niveau du cou et des joues, dus au goût prononcé.
Il ajoute :

- Si mes déductions sont correctes, tu te rends à Kastalinn, probablement pour une affaire en rapport avec ta condition.
Je ne sais pas comment tu fais, si tu joues la comédie ou si tu es spécial, mais pour un aveugle, tu marches beaucoup, et ça se voit. Si je l'ai remarqué, d'autres le remarqueront. Je ne sais pas ce qui t'a poussé à sortir de ton marais, mais il te faut un accompagnateur pour donner le change.
Je me rends également la bas, et pour ma part, j'ai besoin qu'on me fiche la paix. Je pense qu'on osera pas ennuyer un type qui s'occupe d'un aveugle. Donc, si ça te va, on finit la route ensemble, je t'aide à trouver ce que tu cherches la bas, et tu me rends intouchable le temps que je me mette au service de quelqu'un d'influent.
Marché conclu ?

Kraho a le réflexe de tendre une main pour susciter l'approbation de son interlocuteur, mais le bandeau lui rappelle vite de se raviser.
Il est intrigué par ce gosse étrange, mais Ficelle semble l'apprécier, ce qui n'est pas courant. C'est assez pour lui accorder une certaine confiance.
Il faudra tout de même en apprendre plus à son sujet.

Ah. Apparemment, les vairons n'avaient pas convaincu Kraho. Lewiss en attrapa deux et se mit à les mâcher en s'amusant du ton déconfit du bonhomme. Tant pis pour lui...
Comme les friandises salées le faisait saliver, il reprit un peu de ragout, une véritable gorgée cette fois, puis repoussa le bol jusqu'à son voisin. S'il n'aimait pas ses poissons, il n'allait pas lui siffler son repas. Il écouta tranquillement l'homme parler, caressant la tête de Ficelle sous la table, et récoltant au passage quelques coups de langue ravis.

Quand Kraho termina sa proposition, Lewiss alignait sa cinquième arête sur la table devant lui. Il releva la tête avec un sourire.

- Je ne dirais pas qu'il me "faille" un accompagnateur...

Il porta la main à son bandeau et le souleva un instant. Ce Kraho avait déjà compris qu'il n'était pas un aveugle comme les autres, de toute façon. Devant lui, un tigre au regard triste battait de la queue avec nervosité, mais sans agressivité. C'était un fauve, oui, mais il n'y avait rien à craindre. Il laissa retomber le tissu sur ses yeux.

- ...Mais il est toujours plus agréable et plus sûr de marcher à deux. Moi, je me rends à Kastalinn pour me ravitailler avec mes derniers deniers, trouver un petit travail peut-être.

Il avait failli lui demander comment il savait qu'il venait des marais et qu'il allait à Kastalinn, mais pour un voyant, ça ne devait pas être très difficile à déduire, pour peu d'être un peu observateur en tout cas. Ce Kraho avait de la jugeote et son âme n'était pas mauvaise à première vue, ce serait un bon compagnon de route. Lewiss remballa ses derniers vairons et les replaça dans la poche de son manteau. Le reste de son écrevisse alla à Ficelle.  

- Et toi ? D'où viens-tu, et qu'est-ce que tu comptes faire à la ville exactement ?

Kraho est pris d'un moment de surprise lorsque Lewiss soulève son bandeau. Heureusement, le jeune homme n'est pas en mesure de constater la tête qu'il fait à ce moment précis, car elle aurait pu être sujette à moult railleries.
Autant Kraho accepte volontiers de reconnaitre lorsqu'il se trompe ; et il se trompe souvent ; autant il se prend d'une satisfaction presque infantile lorsque ses spéculations s'avèrent. Dans ce cas précis, il avait deviné juste : Le garçon est doté de pouvoirs. Le visage de surprise laisse immédiatement place à un sourire jusqu'aux oreilles.

- Mon village a été rasé par des skarniens il y a quelques jours. Ma famille, mon ami, et même probablement tous les gens que je détestais sont morts. Enfin, j'imagine que si j'ai réussi à m'en tirer, il doit y avoir d'autres survivants, mais je ne suis pas resté pour les compter.
Je souhaite me rendre à la ville depuis quelques années maintenant, mais... le temps passe vite.
Si je peux trouver de quoi commencer une nouvelle vie, et possiblement me perfectionner dans l'herboristerie, je serai content.
Les plantes, je connais bien. Par exemple, ta canne là, c'est du Frêne-tétard du marais Hukutav. On peut utiliser ses feuilles pour soigner les rhumatismes, la goutte et... également la constipation pour une raison qui m'échappe. Je suis certain de pouvoir me faire embaucher par un apothicaire.
Et puis..., je voudrais me faire examiner par un mage. J'ai l'impression de posséder certains pouvoirs... enfin, je n'en ai pas la preuve, c'est juste un sentiment.
Tu sembles en posséder toi-même, des pouvoirs. Est ce que tu connais des mages ?

Selon Kraho, c'était une chance d'avoir rencontré ce garçon. Outre sa bonne humeur, il lui permettrait probablement d'en apprendre plus sur lui même. Et au moins, le conduirait-il à un mage compétent. En attendant, il tâcherait de se montrer sympathique.
En fait, peut-être ce garçon était-il lui même un mage compétent ?... Peut-être ses pouvoirs étaient-ils grands ? Ho ! Peut-être était-ce l'un de ses mages extrêmement puissants qui se déguisent en vagabonds pour récompenser les altruistes et punir gens de peu de vertu ?!
Kraho lève le bras en direction de l'aubergiste :

- Maître aubergiste ! Deux autres ragouts s'il vous plait.