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Après les festivités de l'oasis, les faunes avaient pris la direction, non de leur forêt d'origine, mais plutôt, de l'est : ils avaient déjà fait une partie du trajet, et les Wyvernes en Commun spécialement affrétées pour l'occasion depuis le lieu du festival, vers les quatre coins de Dùralas, leur feraient gagner un temps précieux. Ils prirent donc l'un de ces transports de masse jusqu'à Ishtar, d'où ils continuèrent à sabots, en droite ligne vers le soleil levant. Normalement, ils atteindraient leur destination - le lac Fresha - en une demi-douzaine de jours de cette manière. Dans le pire des cas, ils rencontreraient le cours d'eau par lequel l'étendue d'eau douce se déversait dans la mer, et n'auraient alors plus qu'à le remonter pour trouver le lac.

Ce nouveau voyage serait l'occasion d'apprendre à connaître cette partie de Dùralas qui leur restait très peu familière, ainsi que de partir en quête de la famille maternelle d'Arhiann - sans oublier certaine promesse faite à un stryge blanc dragonnier, raison de leur premier objectif. Ils étaient également bien curieux de contempler le principal lieu de vie des races ailées, mais pourraient surtout y remplir quelques fioles de cette eau si particulière, et si utile pour bien des opérations magiques. Manydh espérait s'en faire un petit stock, et ils s'acquitteraient également de leur dette envers Baldwin Nuussian, à qui ils avaient emprunté une dose de ce liquide quelque temps auparavant.

Le voyage par les plages rouges du sud se passa sans incident notable, même si la chaleur et la sécheresse omniprésentes pesaient sur le moral des habitants de la verte Sylfaën, au climat doux et humide. Au quatrième jour, le terrain commença à s'élever, et à se faire plus rocailleux, en même temps que la température revenait vers des niveaux plus acceptables pour les faunes. La progression n'était néanmoins pas facilitée par les montagnes de plus en plus abruptes, et ils décidèrent de rester dans une zone moins accidentée, proche de la mer. Leurs cousins, les faunes originels inspirés des caprins, se seraient peut-être mieux accommodés du relief, mais eux, même s'ils avaient déjà sillonné les Montagnes de Kanaan vers et autour du village djöllfullin, n'y étaient guère adaptés. Lorsqu'ils atteignirent le cours d'eau qu'ils cherchaient, ils constatèrent avec soulagement que sa vallée formait une voie de passage parfaitement acceptable, et entreprirent d'en remonter les rives.


Ils étaient arrivés au lac la veille, et s'étaient installés un petit campement non loin de sa rive, à distance raisonnable de chacune des tours stryges - mais tout de même un peu plus près de la blanche que de la noire, puisqu'ils ne pensaient pas avoir vraiment à craindre des disciples de Morkez. Le site en général présentait une grandeur non dénuée de beauté, même si celle-ci était bien plus en rudesse que le milieu d'origine des hybrides : les pics majestueux qui se miraient dans l'eau claire du lac, chacun des quartiers généraux stryges qui, eux aussi, se répondaient tout en s'opposant, tout ceci avait décidé le duo à rester plusieurs jours en ce lieu. Il leur faudrait aussi se reposer un minimum avant de reprendre la marche en montagne, car ils ne comptaient pas repartir par le chemin d'où ils étaient venus.

Une bonne nuit de repos leur permit d'aborder la nouvelle journée qui commençait avec enthousiasme, renforcé par la conscience de tout ce qui leur restait à découvrir. Il ne s'agissait pas non plus de se laisser ramollir par l'apparente sérénité du ciel clair et des sommets immaculés : le danger pouvait se cacher n'importe où, sous la forme de créatures sauvages adaptées à ce milieu inhospitalier, par exemple, et Arhiann convainquit son compagnon de reprendre un petit entraînement au combat - ou plus exactement, concernant le chamane, à la défense. Tous deux avaient donc trouvé un petit espace plutôt plat et dégagé où l'ensorceleuse s'était improvisée instructrice, et en profitait pour se remémorer des leçons maternelles en obligeant le sceptre du guérisseur à se mettre en travers de son bâton d'éther. Naturellement, aucun d'eux n'avait recours à sa magie, tel n'était pas le but de l'exercice. L'air immobile de la matinée résonnait donc des petits coups secs du bois contre le bois, et des bruissements provoqués par la chorégraphie de quatre sabots dansant en réaction, deux à deux.

En quittant Kastalinn, Lewiss avait parcouru les plaines d'Aràn vers l'Est, laissant le hasard des sentiers et des cours d'eau guider ses pas. La petite chatte qu'il avait acheté en ville prenait des forces, grassement nourrie au poisson nordique, et développait un caractère sauvage mais affectueux qui faisait d'elle une compagne de route idéale pour le pêcheur. Elle apprenait à chasser de son côté et il arrivait qu'il la perde un jour ou deux, mais l'attrait du saumon pré-découpé et la promesse de caresses abondantes ramenait toujours ses pas de velours vers son maître et il avait très vite cessé de s'inquiéter à ce sujet.
Une fois, alors qu'elle était venue se réfugier sur ses genoux par une nuit froide et venteuse, il s'était aventuré à jeter un oeil à son âme par curiosité. La chatte, ou plutôt l'espèce de feu follet que lui montraient ses yeux de fantôme, brillait d'une douce lueur bleue qui rappelait à l'aveugle la couleur du ciel entre chien et loup. Il s'était souvenu qu'il ne lui avait toujours pas trouvé de nom et décidé de l'appeler Mélancolie.

Arrivé aux confins des plaines, il se fit indiquer le chemin vers le fleuve le plus proche, qui prenait sa source dans les montagnes de Kanaän et traversait Dùralas du Nord au Sud avant de se jeter dans les mers maudites. Il se souvenait l'avoir longé un ou deux ans auparavant. Ce trajet lui ferait contourner la Perracie, puis le fleuve se diviserait en deux bras passant respectivement par le désert d'Harena et par la forêt de Sapins. L'aveugle prendrait ce second itinéraire au climat plus clément, puis tomberait sur les montagnes des Baldors à l'endroit où les deux bras se rejoingnaient et poursuivrait sa route jusqu'au Lac Fresha, où il pourrait s'arrêter un moment pour pêcher. Lewiss avait eu quelques frayeurs avec des exécuteurs lors de son derniers passage là-bas, mais il se ferait plus discret cette fois.

Le voyage se déroula sans péripéties particulières et Lewiss et Mélancolie, qui avait doublé de volume et de poids entre temps, parvinrent au Lac au sommet de leur forme. Il y avait moins de vent ici que dans les plaines, mais le fond de l'air était frais et l'eau du Lac, qui descendait en partie des glaciers, gelée. Le pêcheur ne pouvait pas saisir la beauté du paysage, mais il avait senti l'horizon s'ouvrir autour de lui en approchant des berges du grand plan d'eau et ses oreilles se délectaient du calme solennel des Baldors, où chaque écho lui parvenait avec une clarté cristalline. Le pêcheur planta son campement (qui se résumait à une couverture de laine et à une petite marmite pour faire bouillir son poisson) entre deux rochers aux abords du lac et s'alluma une pipe, caressant Mélancolie qui s'était couchée entre ses jambes. À en juger par la chaleur et les chant des oiseaux, il devait être le milieu de l'après-midi. Méditatif, il se fit prendre de surprise par le sommeil et s'endormit alors que sa pipe, tombée de sa bouche, terminait doucement de se consumer à côté de lui.

L'aveugle se réveilla dans un air froid et silencieux. La nuit devait être tombée depuis un moment. Le chant discret des oiseaux nocturnes confirma son intuition et il se leva péniblement, courbaturé à cause de sa mauvaise position. Pas de trace de Mélancolie dans les environs. Après quelques étirements, il croqua un poisson séché de sa réserve en guise de petit déjeuner et déballa ses affaires. s'étant rasé de près avec un petit couteau pour se réveiller, il se saisit de son matériel de pêche et trempa les pieds dans le lac, tâtant l'eau de sa canne pour déterminer sa profondeur et l'endroit idéal pour poser ses filets. Si ses souvenirs étaient exacts, on prenait ici des crabes et des petits poissons en faible profondeur, et on pouvait même trouver quelques variétés de palourde d'eau douce en fouillant la vase. Après avoir posé ses paniers, il se mit à la tâche, grimaçant un peu à cause de la température de l'eau. La pêche ne fut pas mauvaise et il avait les poches pleines d'un bon repas à se faire mijoter pour se réchauffer quand les premiers oiseaux diurnes se mirent à chanter.

Alors que le pêcheur, ayant regagné son camp, jetait ses coquillages dans l'eau bouillante de sa marmite, un bruit inhabituel attira son attention. On aurait dit du bois qui s'entrechoquait de manière violente et irrégulière. En tendant l'oreille, il perçut l'écho de plusieurs voix qui s'échangeaient quelques mots par-dessus les coups. Des stryges à l'entraînement ? Il avait pourtant fait attention à s'installer à distance raisonnable des deux tours...

Pour en avoir le cœur net, il abandonna son repas et suivit la piste des voix, faisant bien attention à progresser sous le couvert des arbres qui bordaient la rive. Les échos se rapprochèrent jusqu'à ce que Lewiss puisse entendre les claquements des sabots des deux étrangers sur les galets. Au moins, il ne s'agissait pas de stryges. Peut-être des djollfulins ou des satyres. S'ils continuaient comme ça, ils allaient faire fuir son poisson, mais il hésitait à déranger leur entraînement et commençait à envisager la possibilité de s'éclipser et de déménager ses propres affaires dans un coin plus tranquille.

À ce moment-là, une douce fourrure vint se frotter contre ses mollets nus. Lewiss se baissa et laissa Mélancolie trouver sa main tendue pour lui grattouiller la tête.

- C'est là que tu te cachais, petite chipie ? Tu espionnais les étrangers ?

Seuls les ronrons contents de la chatte lui répondirent. Lewiss leva la tête en direction des combattants.

- Qu'est-ce que tu en penses, ami ou ennemi ?

Mélancolie poussa un miaulement aigu et le pêcheur la sentit filer entre ses doigts en direction du bruit. Bon...Le jeune homme s'arrangea un peu les cheveux, rentra sa chemise dans ses chausses et quitta l'abri des arbres, se parant d'un air sympathique. Avec un peu de chance, les voyageurs, un homme et une femme à en juger par leurs voix, seraient prêts à lui acheter un peu de poisson.

- Bonjour...Je suis navré d'interrompre votre entraînement, mais je crois que mon chat s'est enfui par ici. Faites attention à vos vivres, il est assez gourmand et je l'ai trouvé plus d'une fois en train de voler dans les affaires d'un pauvre voyageur.

Lewiss s'arrêta à bonne distance des deux inconnus. Son allure de vagabond mettait parfois les voyageurs solitaires sur la défensive. Au mois, son visage et ses bras, qu'il avait plongés dans l'eau ce matin, devaient être à peu près propres.

Lorsque Manydh se figea soudain, le regard fixé sur un point loin derrière elle, Arhiann craignit aussitôt la venue d'ennuis. Et pourtant, la voix qui s'éleva alors qu'elle se retournait pour voir de quoi il s'agissait, n'incitait guère à la méfiance. L'apparence du personnage - un humain, semblait-il - ne donnait pas plus d'indice de menace, même s'il aurait davantage eu sa place dans les quartiers les moins favorisés d'Ishtar, ou aux abords d'un quelconque village miséreux, que dans ce territoire stryge entouré de hautes montagnes.
" Bonjour, "
renvoya cependant la faune, aussi cordialement que possible étant donné son amour de la propreté, manifestement non partagé par l'arrivant.
" Il n'y a pas de mal. Et je ne pense pas que nos bagages contiennent grand chose d'intéressant pour un chat. Nous avons surtout des fruits séchés et des céréales. "

" Je peux vérifier quand même, "
proposa le chamane, qui s'éloigna pour rejoindre leur petit campement. Il lui sembla apercevoir une forme s'enfuyant souplement dans les broussailles, mais cela avait été trop rapide pour qu'il distingue de quoi il s'agissait.
" Vous êtes du coin ? "
questionna la blonde pour meubler le silence, et un peu par curiosité : si le bandeau porté par le jeune humain signifiait vraiment que le sens de la vue lui manquait, il devait soit venir de pas trop loin, soit être davantage que ce qu'il paraissait... soit avoir vraiment beaucoup de temps pour voyager, parce que la progression dans cette zone accidentée était sans doute compliquée. Eux-mêmes y avaient un rien usé leurs sabots... Sur ce, Manydh annonça en revenant :
" Pas de chat par ici, à moins qu'il ne soit parti juste quand je suis arrivé. J'ai cru voir quelque chose se glisser de côté, mais rien n'a été dérangé. "

Les voix des voyageurs étaient cordiales, autant qu'elles pouvaient l'être en tout cas dans cette situation un peu bizarre, et Lewiss comprit qu'il n'avait pas affaire à des fauteurs de trouble. Tandis que l'homme allait vérifier si Mélancolie n'avait pas fouillé dans leurs vivres, il s'avança avec prudence pour rejoindre la femme qui lui avait répondu.

- Du coin ? Oh ! Non, pas du tout. Je suis né dans l'Ouest, mais je parcours Dùralas en marchand itinérant depuis quelques années.

Les sabots de l'autre faune rejoignirent bientôt la discussion.

- Pas de chat par ici, à moins qu'il ne soit parti juste quand je suis arrivé. J'ai cru voir quelque chose se glisser de côté, mais rien n'a été dérangé.

- Ah, très bien, répondit Lewiss avec un sourire soulagé. Je n'aurais pas eu grand-chose pour vous dédommager, je le crains. À moins que n'aimiez le poisson fumé.

Quand il tourna de nouveau la tête vers la faune à la voix douce, Lewiss eut un petit soubresaut de surprise. À travers son bandeau, il distinguait une lueur infime dessinant une silhouette à l'emplacement de l'hybride, comme un rayon de lumière qui serait parvenu à percer à travers le tissu. Il porta une main anxieuse à la bandelette sale et fit mine de la rajuster. Béni par un purificateur, son bandeau isolait théoriquement ses yeux de toute stimulation immatérielle. Son efficacité commençait-elle à décroître...ou l'âme de la satyre était-elle si remarquable qu'elle traversait le sort protecteur ? En tout cas, c'était la première fois en sept ans qu'il lui arrivait une chose pareille. Il tâcha de ne pas laisser transparaître son étonnement dans sa voix, mais c'était peut-être trop tard.

- Et vous, qu'est-ce qui vous amène dans les montagnes ? Le pêcheur pointa l'emplacement supposé des sabots de ses interlocuteurs avec son index (en réalité, il visa un peu trop à gauche.) Vous n'êtes manifestement pas d'ici.

Le jeune humain annonça une origine occidentale, gage de sympathie naturel pour la faune. Bien sûr, d'horribles braconniers et autres individus louches naissaient aussi au sein de sa chère forêt, mais savoir qu'on était de la même région, c'était forcément partager une certaine base - un peu comme rencontrer d'autres enfants de Magnésie, fussent-ils aussi impressionnants que les deux femmes probotyres croisées durant le festival oasien. Et qui s'étaient avérées d'excellente compagnie, d'ailleurs.
" Nous sommes de Sylfaën. Du nord-ouest précisément, "
déclara-t-elle simplement, son léger sourire invisible pour l'autre, mais perceptible dans son ton. Les arbres couvraient une telle superficie, qu'on pouvait naître au nord sans jamais avoir vu la mer - ce qui était le cas de la plupart des membres de leur communauté d'origine - ou visité Endorial, la précision faisait donc sens.

Manydh n'avait pas repéré l'animal de compagnie, ou en tout cas, ne l'avait pas pris la patte dans le sac, ce qui sembla rassurer leur interlocuteur. Du poisson ? Maintenant qu'il le disait, l'odeur qui s'accrochait à lui y trouvait une partie de sa justification. Mais une partie seulement. Choisissant néanmoins d'ignorer ce petit désagrément, la blonde fit le lien avec les paroles précédentes.
" C'est ce que vous vendez ? Du poisson fumé ? A moins que vous n'ayez une carriole un peu plus loin, comme la vieille Olga ? "
La manœuvre d'un tel équipage ne devait pas être aisée au milieu du relief du Baldor, et l'allure de vagabond un peu négligé du bonhomme faisait plutôt penser à un piéton désargenté, mais on ne savait jamais.

Un sursaut agita ensuite l'humain, qui tripota la bande de tissu lui masquant les yeux, avant de leur poser une question fort ordinaire, ternie cependant par un soupçon de trouble perceptible dans sa voix. Le guérisseur fit un pas en avant, toujours enclin à secourir un être en souffrance, et un peu plus assuré depuis ses réussites en compagnie d'Arhiann.
" Tout va bien ? "
Il stoppa néanmoins son mouvement, percevant dans le bandeau de l'inconnu quelque chose de plus que de simples fibres végétales. Il s'agissait d'une magie bienfaisante, proche d'une bénédiction de Magnésie, même si ce n'était pas sa déesse qui l'avait accordée dans ce cas précis. Qu'est-ce qui pouvait nécessiter une telle protection ? Et en même temps, comment cela pourrait-il annoncer quelque chose de mauvais ? Sentant l'hésitation de son compagnon, alors qu'elle-même ne partageait pas sa sensibilité, l'ensorceleuse échangea un regard avec lui, par lequel il la rassura.

Elle répondit donc avec franchise à la question, ce qui, de toute façon, ne les exposait pas à grand chose.
" Plusieurs raisons, à commencer, je suppose, par un goût pour la découverte... Des natifs de l'est nous ont vanté leur région, et nous avons fini par nous décider. Et puis, l'eau du lac Fresha est réputée posséder des propriétés... "
" Des propriétés magiques, "
compléta Manydh alors qu'elle hésitait. Ce n'était pas un grand secret, et il fallait déjà être connaisseur pour pouvoir utiliser les dites propriétés, alors, il pouvait bien le dire franchement.
" Mais nous n'en trouvons pas chez nous, alors, nous comptions en profiter pour faire un petit stock. "
La réalité était plus compliquée que cela, car toute l'eau du lac n'était pas utilisable - sinon, celle du déversoir aurait tout aussi bien convenu. Il ne s'était pas encore penché sur la question de comprendre comment se procurer exactement ce liquide médicinal, et davantage, mais il y aurait là un mystère à résoudre.

Repérant son trouble, le satyre masculin demanda au pêcheur si tout allait bien. Mince...Lewiss entrouvrit les lèvres, ne sachant pas vraiment quoi répondre. Devait-il dire la vérité ? Par où commencer ?

Heureusement, l'autre eut la délicatesse de changer de sujet en répondant à sa question :

- Plusieurs raisons, à commencer, je suppose, par un goût pour la découverte... Des natifs de l'est nous ont vanté leur région, et nous avons fini par nous décider. Et puis, l'eau du lac Fresha est réputée posséder des propriétés...
- Des propriétés magiques.

Lewiss avait déjà rencontré des compagnons de route qui finissaient les phrases de l'autre. Le voyage liait les gens profondément. Quant à ce que l'hybride prétendait sur l'eau du lac, il fut un peu surpris, car il avait pataugé dedans toute la nuit et qu'il ne lui était rien arrivé d'anormal. Pourtant, les deux aventuriers en face de lui avaient fait la route jusqu'ici pour en ramener chez eux, à Sylfaën, et à en juger par l'aura de la femme, qu'il voyait toujours à travers son bandeau, ils n'étaient pas des guignols.

- Je vois...Je n'avais jamais entendu dire que les eaux de ce lac étaient enchantées, mais après tout, je ne connais pas de magiciens. Enfin, à moins que vous...Lewiss gesticula avec ses mains pour mimer un tour de magie. C'est assez courant, à Sylfaën, non ?

Alors qu'il finissait sa phrase, un gargouillement lui tordit le ventre. C'est vrai qu'il n'avait pas mangé depuis la veille et qu'il avait trimé jusqu'au matin.

- Si ça ne vous dérange pas d'interrompre votre entraînement, je pourrais peut-être vous offrir un repas pendant que nous discutons ? J'ai laissé quelques pétoncles sur le feu là où je campe, ils doivent être cuits maintenant. Ce n'est pas très loin d'ici.

Si les satyres étaient bien des magiciens puissants, peut-être pourraient-ils l'éclairer un peu au sujet de ses yeux. Certes, ils avaient l'air bienveillants et le sortilège dans lequel Lewiss s'était impliqué n'était pas des plus orthodoxes, mais il saurait bien leur faire comprendre qu'il avait été la victime dans l'histoire.
Le pêcheur s'essuya la main contre un pan de son vieux manteau et la tendit à qui voudrait la serrer. Ce n'était pas vraiment la coutume de l'Ouest, mais c'était un salut universel chez les voyageurs.

- Je m'appelle Lewiss, au fait.

Les gesticulations du jeune humain pour évoquer la magie firent sourire Arhiann, et l'idée l'effleura un instant de lui demander s'il connaissait le cirque de l'Eclipse. La troupe semblait collectionner les étranges énergumènes (Holy, avec sa magie sonore et émotionnelle, devait en être l'une des membres les plus "ordinaires"), et avec une bonne direction, celui-ci parviendrait sans doute à mettre sur pied un numéro comique... Au lieu de cela, la faune poursuivit sur le sujet d'origine.
" Il y a beaucoup de magiciens à Sylfaën, oui. C'est sûrement en partie à cause du grand Institut créé par le Père Tungstène. Mais la magie prend toutes sortes de formes. Aucun de nous n'est adepte de celle qui se voit très évidemment, comme celle des élémentalistes. Mais, disons que nous avons d'autres qualités. "
Elle ne voulait pas non plus trop en révéler, car on ne savait jamais ce qu'un inconnu pourrait faire d'informations sur leurs domaines d'expertise. Bah, Magnésie se chargerait de leur donner une occasion de démontrer leurs talents, si telle était sa volonté.

" Les alchimistes utilisent un ingrédient qu'ils appellent 'eau du lac Fresha', "
compléta Manydh, principal intéressé par le remplissage de fioles à ce précieux liquide.
" Nous avions naïvement imaginé qu'il nous suffirait de nous baisser pour en obtenir. Apparemment, la question est plus complexe... Ce qui aurait dû être prévisible, une aussi grande quantité d'eau ne pouvait pas être magique aussi directement. Mais l'ingrédient vient bien d'ici. Reste à trouver comment se le procurer. "
Il reconnaissait parfaitement s'être trompé comme un bleu, mais peu importait : maître Heïlun n'était pas là pour persifler sur sa sottise, et ils pouvaient prendre tout le temps nécessaire à la résolution de cette petite énigme. Hors de question d'avoir fait un voyage à l'autre bout de Dùralas pour rentrer les mains vides - même si d'autres raisons les avaient amenées dans les régions orientales.

" C'est terminé, maintenant, "
décida Arhiann concernant leurs exercices qui, interrompus, ne signifieraient plus grand chose s'ils tentaient de les relancer désormais,
" on reprendra demain. "
Elle adressa un regard lourd de promesses à son compagnon, qui hocha la tête en grimaçant pour la forme. Il n'aimait pas beaucoup cela, mais en avait depuis longtemps reconnu l'utilité, et se plaindre de l'inflexibilité de son entraîneuse était quasiment devenu un jeu entre eux.

L'invitation tombait un peu comme un cheveu sur la soupe, mais semblait sincère. Et puis, l'ensorceleuse faisait confiance à son compagnon pour déceler une tentative d'empoisonnement, par exemple. C'est d'ailleurs lui qui accepta, qu'il ait senti de bonnes intentions de la part du vagabond, ou simplement, ait suivi sa propension à voir le meilleur dans chacun. Arhiann, elle, se méfiait assez de cette tendance du chamane, mais se savait de taille à faire face à bien des dangers.
" Nous pouvons partager. Nous avons un bon stock de fruits séchés, si vous aimez ça. "
Ses motivations étaient plus complexes que ne le supposait l'ensorceleuse : le bandeau imprégné de magie blanche l'intriguait et, plus généralement, son porteur. Sans compter qu'on ne savait jamais si la main de Magnésie n'avait pas provoqué une rencontre, dans un but connu d'elle seule, et il lui semblait que l'humain pouvait leur apporter quelque chose - même s'il ignorait quoi.

Suite à la présentation du dénommé Lewiss, donc, ce fut logiquement le guérisseur qui répondit le premier, serrant la main tendue en précisant à son tour :
" Je suis Manydh. "
Un peu plus réticente, en partie pour des raisons d'hygiène franchement pas à la hauteur de ses propres standards, la blonde prit néanmoins la suite, se forçant à atténuer la brièveté de son geste par quelques mots sans conséquence.
" Arhiann. Nous ne nous attendions pas à faire de rencontre si rapidement après notre arrivée auprès du lac. "
Le chamane fit un bref crochet pour récupérer un sachet dans leurs affaires, et ils emboîtèrent le pas au pêcheur. Ils n'avaient pas vraiment faim, mais savaient bien comme les repas signifiaient souvent bien davantage que la nourriture proposée.

Lewiss acquiesça attentivement en écoutant les explications des satyres. Cette histoire d'ingrédient mystérieux l'intriguait. Comment, dans l'immense étendue du Lac Fresha, distinguer l'eau qu'ils cherchaient du reste ? Y avait-il une source enchantée quelque-part ? Les eaux les plus profondes du lac avaient-elles quelque-chose de spécial ? Ou alors, fallait-il réciter une incantation secrète pour réveiller les propriétés magiques de l'onde ? Quelle drôle d'histoire...!

En tout cas, les présentations se passèrent bien et les deux hybrides acceptèrent de partager son petit-déjeuner (en apportant des fruits séchés, en plus). Ils s'appelaient Manydh et Arhiann. La voix du premier était plus chaleureuse que celle de sa compagne, qui, à dire vrai, impressionnait un peu le pêcheur. Celle-ci, après avoir été chercher quelques affaire, se positionna derrière lui et Lewiss comprit que les voyageurs étaient prêts à le suivre.

- Pour être honnête, je m'attendais aussi à rester tranquille un moment, fit-il en commençant à se diriger vers son campement. La rive du lac est vaste et les voyageurs ont tendance à ne pas s'y attarder. J'imagine que nous sommes victimes d'une sorte de coïncidence !

Les pas de l'aveugle, légers, conduisirent rapidement la troupe jusqu'à son camp. L'odeur de son ragoût de palourde l'accueillit avec chaleur ; par contre, toujours pas de trace de Mélancolie.

- Mettez-vous à l'aise ! Dit-il à ses compagnons en désignant les abords de son feu et sa couverture froissée. Il alla ensuite fouiller dans son barda pour trouver des écuelles. Par chance, il lui en restait de son dernier passage à Kastalinn, propres et pas encore trop cabossées. Il les tendit à Arhiann et à Manhyd, puis s'installa auprès de sa marmite et entreprit de servir tout le monde, réservant une petite portion dans un bol à part pour son chat.

Après avoir pris une bonne lampée de brouet, il s'adressa à ses invités.

- Peut-être que je me mêle de quelque-chose qui ne me regarde pas, mais je crois que je pourrais vous aider à trouvez ce que vous cherchez. Je ne suis peut-être pas magicien moi-même, mais je possède un modeste don de voyance, qui me permet de...distinguer des choses au-delà du monde visible. S'il y a quelque-chose de surnaturel dans ce lac, alors il est possible que je sois capable de l'apercevoir.

Le pêcheur se rendit compte qu'il n'avait pas laissé le temps aux satyres de lui répondre et décida de s'interrompre.

- Je ne maîtrise pas très bien ce talent, alors je ne vous promets rien...

Tout près du lieu qu'eux-mêmes avaient choisi pour passer la nuit, se trouvait celui où l'humain s'était installé. Arhiann songea qu'ils avaient peut-être été un peu négligents sur leur sécurité, la petite ronde qu'elle avait effectuée avant de valider le lieu aurait dû au moins lui indiquer la présence du pêcheur... à moins que celui-ci ne soit arrivé entre-temps ? Dans tous les cas, elle ferait plus attention à l'avenir, même quand elle se sentirait fatiguée et pressée de se reposer : les conséquences étaient nulles cette fois, mais ce ne serait peut-être pas toujours le cas.
" Une coïncidence, ou la main d'une divinité ou une autre... "
suggéra Manydh sans insister, mais d'un ton laissant entendre quelle alternative il préférait. Pour lui, le hasard n'existait pas, mais la volonté de Magnésie expliquait de bien nombreuses étrangetés. Qui pouvait affirmer que la déesse n'avait pas souhaité, justement, leur faire rencontrer ce drôle de bonhomme ?

La cuisine de leur hôte sentait meilleur que sa personne, pour les narines délicates de la blonde. Ses soupçons n'étaient pas totalement dissipés pour autant, et en voyant l'aisance avec laquelle l'apparemment aveugle se débrouillait dans son petit campement, elle se demandait de nouveau s'il l'était vraiment, aveugle. A moins que la force de l'habitude et de l'adaptation ne puissent expliquer cela ? Les humains, encore plus que n'importe quelle race, étaient tellement capables de se débrouiller des situations les plus variées et, parfois, les pires. Restant toujours un peu sur la réserve, elle accepta néanmoins l'écuelle de ragoût, et s'assit en tailleur non loin de Lewis (elle n'étais pas sûre de devoir le prononcer avec un accent naga, comme il l'avait fait en se présentant). Manydh l'imita avec plus d'enthousiasme, et moins de tension : lui n'était pas inquiet sur les intentions de l'étranger à leur égard.

Étonnant l'une et confortant l'autre, le jeune homme leur proposa ensuite son aide dans leur quête d'eau magique.
" C'est très aimable à vous, mais... est-ce qu'il y aura quelque chose que nous pourrons faire en retour pour vous ? "
s'inquiéta aussitôt le chamane, désireux d'équilibrer les échanges. Entièrement d'accord avec lui, même si ses raisons n'étaient pas forcément identiques, la fille de Magnésie abonda dans le même sens.
" Mettre en commun nos perceptions ne peut qu'être bénéfique, mais nous ne pouvons pas accepter votre offre sans rien vous proposer en retour, surtout que vous nous régalez déjà avec ce repas. Vous avez l'air de vous débrouiller parfaitement seul, mais peut-être que nous aurons l'occasion de faire un bout de route ensemble ensuite ? L'occasion pourrait alors se présenter de nous acquitter de cette dette. A moins que... "
Elle interrogea son compagnon du regard. Il avait bien sûr eu la même idée qu'elle, avec plus d'hésitations sur ses compétences que sur la valeur de son patient : il avait toujours respecté à la lettre l'enseignement de base de maître Ikhar, qui impliquait d'offrir son aide à n'importe qui pouvant en avoir besoin.
" Je ne fais pas de miracles, mais j'ai des notions de soins et, si Magnésie le veut, je pourrais vous aider à mon tour. "