Il y a un an, Gabriel n’était pas encore devenu un lion, mais il était déjà en cage. Dans l’intimité de sa chambre, au manoir Aethery, il revêtait son attirail de prisonnier. Chemise taillée sur mesure mais bien trop étroite à son goût, veste bleue élégante... Ses cheveux étaient soigneusement plaqués en arrière, gominés comme le dictait la dernière mode stellaroise.

Il se regarda pensivement dans le grand miroir plein pied qui trônait au milieu de sa chambre, passant pensivement les doigts sur son menton qu’il venait de raser méticuleusement.

- Mais oui, tu es beau ! fit une voix familière avec un agacement moqueur.

Gabriel se tourna vers l’entrée de sa chambre et y trouva Alaric, son frère aîné, adossé au chambranle.

- Alaric ! Je ne savais pas que tu serais là ce soir !
- Et louper la fête d’annonce des fiançailles d’Yselle ? J’étais plutôt surpris en arrivant au manoir de ne pas t’y voir déjà alors que la fête bât son plein !

Yselle était la troisième de la fratrie Aethery, née une année seulement avant Gabriel. Elle avait récemment réussi à voler le coeur d’un héritier d’une famille proche de la couronne, un destin dont leur père n’aurait pu rêver mieux.

- Oh, tu sais... il m’en faut du temps pour me préparer !
- Je suis pas le seul a avoir remarqué ton retard, Damoiselle Elsa Valormir te cherchait partout !
- Ah ! Je comptais justement sur mon retard pour qu’elle abuse de la boisson comme à son habitude et devienne prestement Elsa Va Dormir.

Alaric ricanna au trait d’esprit - quoique facile - de Gabriel qui après un dernier regard à son miroir sortit de sa chambre. L’aîné des Aethery passa un bras autour des épaules de son cadet. Leurs pas résonnèrent dans le couloir.

- À quoi joues-tu frangin ? J’avais pourtant entendu que la Valormir et toi vous rapprochiez de plus en plus ces derniers mois... Et que même père avait commencé à se faire à l’idée !
- Bwarf... Tu sais bien qu’aucune fille ne réussi à garder mon intérêt très longtemps...

Ils étaient arrivés en haut de l’escalier menant à la salle principale du manoir. Alaric avait dit juste : la musique était déjà forte, le buffet bien entamé, la piste de danse malmenée et les invités, comblés. Gabriel réprima un sourire de lassitude tandis qu’ils commencèrent à descendre les premières marches.

- Il faudra bientôt que tu apprennes à faire semblant pour au moins une, tu sais... Et même si l’étiquette n’oblige rien, il pourrait être courtois que tu informes la Valormir de ton désamour soudain... Mais je suppose que tu n’en feras qu’à ta tête, comme d’habitude !

Alaric ébouriffa les cheveux de Gabriel, ruinant ses efforts capillaires de la soirée et rigola au regard mi-surpris mi-furibond du jeune homme coquet.

- Bon brisage de coeur ce soir ! lui adressa Alaric avec un clin d’oeil avant de finir de descendre l’escalier, laissant planté Gabriel.

Il essaya d’arranger sa coiffure désormais risible au mieux d’un seul geste de ses deux mains. Puis regarda d'un air renfrogné la foule d’invités qu’il avait à affronter ce soir.

Elle soupira. Pourquoi ? Depuis l'année précédente, l'ambition de ses parents avait pris un autre tournant, bien plus radical. Etait-ce parce qu'à présent, elle était majeure ? Ou qu'ils venaient de se rendre compte qu'un mariage était un moyen efficace de se rapprocher des nobles ? N'avaient-ils pas appris de ce refus d'une grande famille ? Il n'est pas si facile pour de simples bourgeois de gagner un titre... D'autant plus que la principale intéressée, qui n'était évidemment jamais consultée au moment de prendre ces décisions, n'était pas du tout d'accord. Les hommes... Pourquoi ne pas leur ficher la paix, qu'ils la lui fichent aussi ?

Et ce soir ne faisait pas exception. Comment ses parents avaient-ils réussi à obtenir une invitation pour la famille à une soirée de la noblesse, cela restait un mystère. Ils ne lui avaient pas encore parlé du programme, mais elle le connaissait déjà : d'ici quelques minutes, ils lui annonceraient d'un air fier le peu d'informations qu'ils auraient récoltées sur la famille qui accueillait la réception en lui demandant d'aller se trouver un fiancé, n'importe lequel, pourvu que ce soit un homme noble.

Elle soupira de nouveau. Pourquoi obéissait-elle, déjà ? Ils ne perdaient rien pour attendre. Un jour, ils paieraient. Peut-être qu'inconsciemment, elle voulait connaître leurs limites. Mais il lui semblait que justement, ils n'en avaient pas.

- Alba, très chère.

Et voilà, c'était parti. Apparemment, la fille de la famille avait réussi à s'unir à un proche de la royauté. À ce moment précis, Alba aurait adoré avoir des oreilles rétractables pour ne pas entendre la suite.

- Tu devrais aller la voir, lui demander des conseils. Tu sais à quel point il serait bénéfique de suivre son exemple.

- À qui cela bénéficierait-il, exactement ? Vous savez très bien ce que j'en pense. Aucun homme ne me touchera ce soir, d'aucune manière, est-ce bien clair ?

- Et comment espères-tu te faire courtiser ?

- Je ne compte PAS me faire courtiser, faites entrer ça dans votre crâne étriqué !

La fin du trajet la sauva. Elle saisit l'occasion pour sortir immédiatement du carosse et s'enfuir à l'opposé de la direction prise par ses parents.

Evidemment, elle était consciente de l'importance des apparences, elle déguisa donc sa haine en empressement, laissant paraître qu'elle avait quelque chose de très important à faire.

Arpentant les couloirs de la demeure, évitant autant que possible ses parents et les hommes, les saluant poliment lorsqu'elle ne pouvait pas les esquiver sans sembler étrange, elle tomba sur un miroir, et en profita pour arranger coquettement sa coiffure. Après tout, ce n'était pas parce qu'elle ne voulait pas séduire qu'elle n'avait pas le droit de vouloir se plaire à elle-même. Et également, elle savait que les femmes de cette société ne lui permettraient jamais d'avoir l'air "négligée". Elle ne savait pas comment ses parents et elle s'étaient trouvés là, mais une chose était sûre : ils n'y avaient pas leur place. Elle devait donc être irréprochable pour faire croire à tout le monde qu'elle était une invitée légitime. Quelle blague...