- Mais puisqu'on vous répète que c'est de l'argent foutu en l'air, ces terres ! Gronda un gros vampire, aux cernes défiant comiquement la convention qui stipulait mentalement leur longueur.
- Racisme, pur et dur. Moi qui pensait que des siècles à mener une politique d'austérité envers l'Est vous aurait mieux instruit que quiconque à notre détresse. Répondit calmement une conseillère Lycane, vêtue de riches étoffes.
- Oh, vous avez en effet l'air de sortir d'une crise effroyable. La prochaine fois que l'Empereur vous décernera une enveloppe budgétaire, pensez à compléter votre costume d'un chapeau. Vous aurez beau singer nos modes, vous n'en saisirez jamais la conceptualité, porcine créature.

- Il suffit. Faust va débuter ce conseil en vous exposant le futur projet de restructuration de l'Empire. Dans la continuité des paroles du Maître, le majordome posa un cristal sur un étrange dispositif qui émit au milieu de la table ronde l'image en trois dimensions de Spelunca. L'ouest, autour de Château-Rouge, était en vert, et l'Est en rouge. Pourtant certaines bourgades au-delà de Château-Rouge et son centre, celles qui n'avaient pas vu naître d'usine à couper le bois, mines, ou plantations, étaient elles-aussi d'une couleur différente. En orange. Comme vous le savez peut-être, il a été négocié que Holy, Zéphyrienne et désormais Noble aux yeux de Spelunca, va hériter de la partie Ouest de nos terres. Les effets seront essentiellement démographiques, la carte que vous avez devant vous représentant en rouge les zones où nos activités économiques sont proches de zéro, en orange celles où elles ne dépassent pas 20%, et en vert tout le reste. Les changements qui vont avoir lieu, quant à eux, produiront des effets économiques bénéfiques, que nous estimons à 90% de notre production annuelle brute...

- Impossible ! Comment... ?!

- Une baisse évidente dans les dépenses liées à l'entretien des terres éloignées, une concentration de la production et main d'oeuvre dans l'hypercentre, et... l'acquisition gratuite d'une armée formidable.

- Nous avons répliqué en laboratoire les conditions locales de Spelunca, en y ajoutant deux éléments organiques d'espèce humanoïde. Si l'on admet que l'environnement est conforme, alors ce que vous allez voir est une conjecture fortement probable des terres précédemment peintes d'orange. Faust, la suite.

- Voilà ce qui cernera Château-Rouge servant à la fois de bouclier, et moyen de pression sur Duralas. Des questions ?

- Votre Sainteté semble avoir une emprise totale sur ces... aberrations que je suis sûr ne viendront jamais se présenter à la Cour. Simultanément, nous évinçons toute province périphérique, ses risques de mécontentement, et plaçons en sécurité la production quasi totale de l'Empire derrière une solide coupole Immatérielle. Ceux qui auraient pu témoigner de votre tuerie de masse...
- Ascension, Baron Orsov. Il s'agit là du cadeau d'Adam pour ses enfants les plus faibles : l'évolution.
- Ne seront plus en état de le faire. On conserve l'approbation générale... et j'imagine que les récents investissements dans les loisirs en la capitale n'étaient eux aussi que des illusions destinées à détourner les attentions de la province ? C'est aussi brillant que ravageur. La naissance du premier Empire basé sur le capitale et le militaire soutenu par une unique figure étatique d'église... c'est... sans précédent.

- Dix ans de planifications, arithmétiques et expériences aboutiront bientôt en la naissance d'une civilisation parfaite... bravo Faust.
- Bravo à vous, Maître. L'Âge des Astres sera une opportunité inouïe pour la médecine et les sciences, un âge d'or dont vous serez le Dieu. Et moi, son plus dévoué apôtre.

Durant de longs mois, Ehawee avait marché. Elle avait parcouru les terres dùralassiennes et leurs bibliothèques avec son corps, et voyager dans l'Infini avec son esprit. Sa connaissance sur l'Immatériel s'était enrichie, par de nombreuses expériences depuis ses recherches avec Pathacelse sur le Veilleur et les âmes de la Convergence. Plus récemment, son arrivée au sein des professeurs de l'Institut de Magie avait parachevé cet engagement. Pour l'heure.

Aucune marche ne serait suffisante pour lever les mystères de cet Autre Monde. Mais l'elfe avait espoir qu'en procédant petit à petit, avec une attention fine, elle serait en mesure d'apporter sa pierre à l'édifice que constituait cette grande exploration dùralassienne.

Ces derniers temps, ses recherches se portaient sur les Dévoreurs. Ce sont des êtres effrayants, et qui, comme beaucoup de choses dans ce domaine, dépassent l'entendement. Ils sont surtout connus pour leur ruse, et pour être, par essence, les ennemis de toutes formes de vie, obligés de se rassasier sur d'autres pour survivre. Ils sont semblables aux feux de forêt, ils mangent tout sur leur passage, jusqu'à la moindre miette. Mais lorsqu'une flamme n'a plus rien à consommer, elle s'évapore dans le néant. Une étrange curiosité s'était emparée de l'esprit d'Ehawee, depuis qu'elle avait découvert l'existence de ces êtres qui représentaient la négation de l'énergie qui insuffle la vie.

Comment une telle chose pouvait-elle exister ? Comment le fleuve de vie avait-il pu produire telle engeance, en même temps que d'avoir façonner l'écosystème précieux et subtil que l'elfe protégeait ? En tous points, les descriptions que l'on donnait des Dévoreurs les présentaient comme des ennemis, mais surtout, comme des menaces grandissantes. Potentiellement inextinguibles, tels des brasiers que la forêt ne contient plus.

Ces descriptions, Ehawee avait pu les vérifier en pratique, lorsqu'elle réussit à défaire l'une de ces créatures des Limbes : Olbaid. Cependant, ce dernier n'était sûrement qu'un très jeune Dévoreur, n'ayant assimilé que peu d'âmes, et pourtant déjà si puissant. Elle put en outre se confronter à une autre entité durant ses recherches sur le Veilleur, l'Esprit Spectral. Celui-ci n'était pas un Dévoreur, mais une créature immatérielle qui avait provoqué une anomalie, comme il en existe beaucoup durant la Convergence, et s'était changé en un vortex qui avait tenté de l'absorber. Bien que cette expérience lui avait laissé des cicatrices indélébiles, Ehawee savait désormais mieux comment s'y prendre lorsque l'on tentait d'aspirer son âme. Pour autant, était-elle à la hauteur du défi qu'elle comptait relever à présent ?

Il y a de cela presque une année, elle était parvenue à repérer la présence de l'une de ces créatures et était partie en Spelunca pour vérifier son identité. Forte de ces expériences, elle comptait bien revenir pour poursuivre son enquête qui fut interrompue ni plus ni moins par l'irruption d'une dragonne.

Juste avant de reprendre la route, elle rendit visite à l'une de ses vieilles connaissances. Elle quitta son nid perché pour retrouver plus bas les allées de tilleuls qui sentent fort en ce moment. De branche en branche, elle arpenta Sylfaën jusqu'à l'endroit voulu, elle connaissait le chemin par coeur. Sur l'écorce des petits poils se firent drus, elle y passa la main, comme une épiderme elles se reconnurent au toucher. L'elfe avait ramené des fleurs de tilleuls que ses bottes trimbalaient. Elle posa un pied à l'intérieur de l'arbre, puis un autre.

- Bourgeon d'Endorial.

Une voix spectrale résonnait dans l'intérieur de l'arbre. Ehawee baignait dans un flux étrange, à mi-chemin entre l'eau, l'air et de l'éther pur. Un éther gluant comme un suc amniotique. Des lignes se dessinaient de part et d'autre de la cavité ligneuse.

- Chêne Gris, me voilà prête pour ce nouveau voyage, pensa-t-elle. Et sa pensée se ramifia et poussa hors de son crâne.

- Je perçois ta mission, cette petite graine que tu t'es plantée dans la tête, puisse-t-elle croître en un chemin fructueux. Pour l'heure, la vieille âme que je suis ne peux que te donner une petite aide et camoufler momentanément ton empreinte spirituelle. Que cette quête qui est la tienne ne te conduise pas à une mort prématurée. Si telle est le cas, nous nous reverrons sous une autre forme, mon enfant.

L'archère eut tout juste le temps de remercier le Chêne Gris, avant que la matière qui composait son corps ne commence à se disloquer. Comme des milliers de filaments, d'abord ses vêtements puis ses cheveux, sa peau et enfin le reste, ses membres s'entrelacèrent avec la fibre du bois. Les vermisseaux de sa chair et de ses os se délièrent pour se relier et faire corps ailleurs. Une énergie mystique fit vibrer la matière protégée par l'écorce grise. Et, après un certain temps, il y eut comme un léger mouvement à l'intérieur de la fibre : comme si les fils d'une corde commençaient à se déplacer, sans se dénouer. Alors le grand voyage commença.

Par le tronc, puis par les racines, puis par les fils d'éther qui relient le monde sous la terre, dans un endroit que même le temps a du mal à atteindre, Ehawee marchait. Elle traversait les plaines, les montagnes et les savanes, par leurs racines. La façon dont l'énergie était insufflée dans les forêts du monde, par leurs corps, et se ramifiant en branches puis brindilles et tiges et feuilles. La façon dont les vents se comportaient. La façon dont les créatures foulaient les terres et y nichaient. Toutes ces informations lui parvenaient par ce réseau d'éther souterrain. Jusqu'au moment où elle perçut devant elle la terre dure et sinistre, striée de trous. Les poches d'air putride de Spelunca, comme des crevasses et balafres dans la terre, rendaient le passage de ce réseau utilisant la force du vivant compliqué.

Le réseau la recracha non loin de sa destination : Château-Rouge. Elle émergea de la terre sous la forme de nombreuses racines, avant que les fibres ne reconstituent à l'identique celles qui composaient sa carcasse auparavant, puis l'ensemble de tout ce qui faisait de cet amas Ehawee, retrouvant jusqu'à ses oreilles pointues, ses boucles brunes, et son fidèle arc dans le dos. L'elfe des bois avait vêtue une tenue sombre et encapuchonnée pour cette mission, mais elle ressentait un changement dans son corps. Ou plutôt, dans son énergie. Celle-ci se faisait plus ténue, assombrie par un sortilège. Le Chêne Gris avait comme voilé son âme pour que celle-ci se fasse plus discrète.

Approchant de son but, l'archère se confronta à son premier obstacle, et pas des moindres. La barrière magique qui protégeait l'antre vampire n'allait pas être simple à déjouer, comme en témoignait les éclairs qui ricochaient dessus au même moment. Alors elle commença par créer une légère incision dans la membrane ensorcelée. L'énergie spirituelle condensée et concentrée en une fine lame, presque indiscernable, semblable à un scalpel, fut en mesure de traverser la barrière sans créer plus de dégâts ni alerter qui que ce soit. L'archère-chirurgienne s'immisça à travers la bulle. Elle glissa le long d'un rocher escarpé, ayant une vue imprenable sur le château, avant de se laisser tomber sur une autre pierre en bas et de sauter à même la muraille.

Rapidement, et comptant sur son expérience dans l'escalade des grands arbres de Sylfaën, elle s'agrippa aux brèches, aux fenêtres et meurtrières, avant de tomber sur l'ouverture désirée. Une fois à l'intérieur, en s'étant assurée de ne pas avoir été vue, la garde sylvestre longeait les murs. Allait-elle pouvoir progresser de la sorte indéfiniment, en trouvant des endroits où se dissimuler ? Elle cherchait des yeux un indice sur une présence immatérielle. Cela n'allait pas être aussi simple, et elle n'était qu'au début de son exploration.

Pour l'heure, l'elfe arpentait des couloirs alambiqués à la touche typique vampirique et elle trouvait des pièces à la dérobée pour se cacher lorsqu'elle sentait quelqu'un approcher.

- Nous arrivons au moment de la quête où tout semble se flouter. Jusqu'ici nous avons été guidés par les lois de ce Monde et sa physique ; au moment où vous, et Reine Lorca, prendrez possession du Tombeau d'Adam, l'Âge des Astres sera conjuré simultanément en Château-Rouge. Un ciel vidé de son soleil, et un linceul aux couleurs non répertoriées. Une ère d'avancées sans précédents, au sens premier, une ère de découvertes mais surtout de mystères.

- Toi et moi Faust, ne pourrons être libérés des chaînes qui étranglent le réel que grâce à une restructuration du royaume tangible... jusqu'à ce que j'assimile l'essence du Dieu Vampire, Adam, nous restons à la merci de la Providence.

- Il nous faut aussi discuter sécurité, Votre Eminence. La disparition du Chevalier Galhaad laisse les Frelons sans tête, et bien que vous et moi soyons capable d'user de télépathie pour commander le réseau mental qui les lie, il serait productif de déléguer cette tâche.

- Pour l'heure tu as carte blanche pour ramener et opérer Alphonse Galhaad à la vie. La populace le voit comme un bon chevalier, il est important qu'elle reste sympathique à l'égard de la Couronne; ne serait-ce que grâce à un pantin de chair.

- Vos désirs sont des ordres, Styx.

L'air de Château-Rouge était vicié par une emprise surnaturelle. Il ne fallait pas être une arcaniste chevronnée pour se rendre compte que quelque chose clochait et Ehawee l'avait senti depuis la seconde où elle avait mis les pieds ici. Si l'elfe connaissait les lieux par sa première visite lors de l'évènement des Rivières d'Or et par ce que l'on y racontait à travers Dùralas, elle était encore loin des sinistres vérités qui avaient érigé ce domaine comme l'autorité suprême de Spelunca.

Elle avait par ailleurs eu vent du nouveau traité qui était entrain de s'établir avec les thérianthropes, ayant à leur tête la désormais célèbre Holy. Amie zéphyrienne depuis de nombreuses années, mais qui était restée plutôt discrète au sein de la faction ces derniers temps, probablement affairée par l'établissement de sa nouvelle régence spéluncienne. Malgré tout cela, Ehawee avait regretté le manque de concertations de sa faction concernant Spelunca et ce nouveau royaume de paix entre les deux races, compte tenu de l'implication de cette zéphyrienne importante, ainsi que les nombreuses autres têtes thérianthropes qu'avaient accueillies les défenseurs de l'Ouest et qui formaient désormais ses rangs, jusqu'au plus haut poste occupé par un löwen, Urua, le comte de Sylfaën et l'un des quatre Seigneurs Sylvestres.

Au-delà de toutes ces considérations politiques, que l'archère gardait en tête, une chose la préoccupait plus que tout : l'équilibre du vivant en Dùralas. Cet engagement de protection de la nature l'avait conduit à intégrer la Garde Zéphyr, mais il allait bien plus loin que les limites de Sylfaën. Lorsque l'on se plonge dans les recherches sur l'Immatériel, et que l'on apprend que tout peut basculer à cause de cet Autre Monde, alors la lutte pour la préservation ne s'arrête pas au Monde Matériel. Et Ehawee avait bien conscience, lorsqu'elle arpentait les couloirs tarabiscotés du manoir vampire, que cet engagement poursuivi dans les deux pans de l'existence faisait d'elle une actrice à part, allant jusqu'à même infiltrer le territoire d'une autre autorité politique, au nez et à la barbe de tous, même de sa propre faction.

Rencontrant les arcades effilées des plafonds, les tapis rouges malsains et les meubles austères de Château-Rouge, Ehawee commençait déjà à être anxieuse de son opération secrète. La dissimulation de sa personne devait se faire à tous prix. Elle prit un virage et découvrit, perplexe, que l'architecture ne correspondait pas aux différentes informations rassemblées en amont sur Château-Rouge. À force de déambuler dans ce labyrinthe, il lui semblait que ce dernier lui jouait des tours : une porte était même apparue après un demi-tour alors qu'elle n'était pas là auparavant.

*Mais c'est quoi ce bordel...*

Un bruit fit vibrer ses oreilles pointues, la porte grinça, des claquements de bottines contre les dalles du palais retentirent dans l'espace. Un garde vampirique surveillait l'aile du bâtiment où elle se trouvait et faisait ainsi sa ronde. Confrontation inéluctable. Mais à peine eut-il le temps de réagir, que l'elfe prit dans un sachet à sa taille de la poudre argentée qu'elle souffla sur l'individu. Le nuage de paillettes grises, savant mélange des meilleures plantes soporifiques de Sylfaën, se reposa sur lui avant d'être volatilisé. L'archère rattrapa l'homme dans sa chute avant de l'adosser au mur et de le laisser à ses songes.

Elle poussa de nouveau la porte apparue par magie, ce qui la conduisit à un couloir dépourvu de fenêtres. Dans l'obscurité seulement brisée par quelques glaciaux candélabres, des fleurs corrompues par la magie dansaient dans des pots sur des commodes. L'elfe reconnut bien là la nature pervertie de Spelunca et progressa dans l'allée jusqu'à arriver au bout du couloir. À partir de là, elle pénétra dans une autre pièce, tout aussi sinistre. Remplie de portrait peints, la galerie aux visages semblait se retourner contre elle, elle qui fut seule dans l'espace, ou plus tout à fait. Les yeux des personnages la scrutèrent, et bientôt leurs lèvres peintes à l'huile firent bouger leurs craquelures et s'animèrent de vie.

- Oh, regardez qui s'est perdue...Une petite fouine aux longues oreilles !

La tête brune se retourna et découvrit le sourire exquis d'une dirigeante vampire morte il y a des siècles. Ses yeux exorbités, elle semblait presque sortir de la toile et Ehawee se sentait dévorée par son regard. Mais quelque chose lui empêchait, fatalement, de sortir des limites de cette prison picturale. D'autres voix émergèrent, et bientôt, la galerie de portrait ressemblait à une scène cauchemardesque, où les nobles, décédés il y a fort longtemps, profitaient de cette âme perdue à Château-Rouge comme une aubaine pour échapper à leur ennui millénaire. On l'invectiva, on tenta de pénétrer ses pensées, de se délecter de ses doutes et angoisses de vivante, dans un théâtre de paroles aiguisées comme des couteaux qui se transformait bientôt en une véritable cacophonie.

- Personne ne sort de Château-Rouge tu le sais ?
- Styxou va pas être content, oulalah !
- Ceux qui y sont parvenus...sont en pièces détachées.
- On va quand même garder un petit souvenir de toi ! J'ai un faible...pour les mains...Tu préfères quoi ?
- Oh quel joli cadeau. Le sang elfique est très appréciée par ici...aah...si j'aurais encore un corps...
- Hi hi hi hi hi hi hi hi hi hi hi hi hi t'es finie hi hi hi hi hi hi hi hi hi hi hi hi hi hi hi !

Du sol au plafond, les tableaux recouvraient les murs, transformant la salle en un piège sans échappatoires. Pour couronner le tout, le brouhaha et l'excitation des hommes et femmes faites de pigments avaient attiré l'attention des alentours. Des gens pouvaient accourir d'une seconde à l'autre, d'une porte à l'autre. Que faire ? Ehawee regardait autour d'elle, en tentant de trouver une solution, mais n'y vit que le florilège de moqueries à son égard. Ils adoraient son impuissance.

L'anxiété grandissait dans son esprit, à mesure que les secondes passaient, et, l'elfe dut ériger des montagnes de sang froid pour se prémunir de la panique. La panique, elle le savait, serait sa perte, là où ces entités, manifestement mystiques, pouvaient tenter de prendre possession de son esprit. Par ailleurs, est-ce que ces peintures étaient des fenêtres sur l'Immatériel ou une autre forme de sortilège ? La brune n'avait aucunement le temps d'enquêter là-dessus, désespérant presque à trouver un moyen de s'échapper de l'étau qui se resserrait sur elle.

Il se passa alors quelques choses d'inattendu : elle découvrit une peinture de paysage, perdue entre tous les portraits aux langues acérées. Là où les figures lui inspiraient l'adversité, le paysage de haute montagne speluncienne amenait une forme de sérénité bienvenue. Et tandis que les portes s'ouvraient et que les cris espiègles des uns et des autres retentissaient de plus belle, sa main frôla l'huile et entra dans un vortex de couleurs. Lorsque les individus pénétrèrent à l'intérieur de la galerie de peintures, le silence s'empara soudainement de l'espace et il n'y avait plus que des toiles inanimées.

- Quel genre d'individu outrepasse mes sortilèges et possède suffisamment de courage pour s'immiscer en les entrailles du royaume ? Sécurise les laboratoires, Faust. Je m'occupe de notre hôte.

- Je me demande honnêtement ce qui pousse tout le monde à s'introduire dans un château.. Vous imaginez si tout le monde entrait chez vous comme ça ?

À l'instant même où sa main frôlait l'intangible cachée dans la perspective de la toile, la voyageuse des mondes se ravisa et se figea. Retirant ses doigts de la couleur, Ehawee s'était directement faite interpellée par quelqu'un qui la surplombait et qu'elle n'avait même pas été en mesure de repérer ! Ces sorcelleries qui se jouaient d'elle ne viendraient pourtant pas à bout des cordes multiples à son arc.

Sa gorge se serra tout de même, tandis qu'elle pivota son corps. Machinalement, elle leva la tête vers l'origine de la voix. Son sang se glaça, lorsqu'elle fut littéralement nez à nez avec le monarque de ces lieux en personne : Sobek Elpoemer Grey, qui avait pris, pour son entrée en scène fracassante, la posture d'une chauve souris lévitante dans les airs, majestueuse, bariolée et terrifiante.

La confrontation avec l'autorité de Château-Rouge étant inévitable, l'elfe avait de multiples possibilités de réaction ou d'improvisation face à l'inattendu. Dommage, car elle aurait bien aimé fouiller un peu plus les lieux...le début de sa visite lui avait donné déjà bien des indices...Elle envisagea une fraction de seconde de tenter de plonger dans l'Immatériel en passant par la toile : mais voilà qu'il s'agirait de sauter dans l'inconnu, potentiellement à la merci de Sobek, dans le cas où il maîtrisait les arcanes immatérielles des Peintures Vivantes.

Et puis, prise par surprise comme elle l'était, elle se dit également que cela ne servait à rien de tenter de fuir ce face-à-face. S'était-il téléporté ici ? L'avait-il senti depuis le début et l'attendait-il avec un sort d'invisibilité ? Pouvait-il déambuler à l'intérieur même des murs maudits du manoir ensorcelé ? Tant de mystères qui rendaient la fuite sûrement fort peu fructifiante. La poudre soporifique pouvait également ne pas fonctionner sur un individu de cette trempe...Enfin...Il n'y avait qu'un seul moyen de le vérifier...Mais elle préférait garder cela pour plus tard.

La brune encapuchonnée plissait les yeux, elle cherchait dans sa tête quel tour de passe-passe était à l'origine de ce fiasco...À bien y penser, depuis le début, la magie semblait avait façonné les murs même de cet endroit, l'imprégnant de tous les sortilèges possibles et imaginables...Cela n'était sûrement pas étranger à la présence du Dévoreur qu'on lui avait confié exister dans cette région du monde. L'Immatériel semblait envahir les lieux et...À moins que...

À moins que...le monstre qu'elle cherchait...soit...

Ehawee plongeait ses yeux argentés sur Sobek. Dans sa tenue arlequine, il paraissait semblable aux motifs qui ornaient le dos d'une carte à jouer. Que se passait-il lorsque l'on retournait la carte, face visible ? L'elfe aurait bien aimé le découvrir. Elle débarrassa sa main droite de son gant de cuir, révélant par la même les cicatrices ondulantes, de la pointe de ses doigts jusqu'à son coude, et d'ailleurs causées par une esprit instable de l'Immatériel.

- Eh bien...imaginez un peu qu'une entité impitoyable se soit immiscée dans votre monde...répondit-elle,  à présent sûre que Sobek soit un Dévoreur ou bien qu'il connaisse l'identité de celui qu'elle cherchait, peut-être alors pouvait-il l'aider dans sa quête. Tout en prononçant ces mots, elle leva la main nue en direction du visage perché. Sa palpitation cardiaque tambourinait malgré la lenteur de ce moment suspendu. Elle pouvait marcher au-delà des voiles, elle pouvait voir les réseaux imperceptibles de vie...Mais l'étendue de ses pouvoirs avait une limite. Juste un instant au contact de son épiderme lui suffirait pour en avoir le coeur net...Et sentir par quoi cette peau était habitée.

- J'espère que tu ne t'adresses pas à toutes tes nouvelles rencontres par des accusations voilées, Marcheuse. Sa voix portait, mais ses grosses lèvres pleines de rouge à lèvre ne bougeaient pas. Comme un serpent qui croise mangouste, Styx se tenait bien de se mouvoir, analysant plutôt si son interlocutrice prévoyait d'attaquer. Comme elle n'en faisait rien, il posait un ongle, trop long et trop verni de violet, sur son menton.

- Ooops que je suis malhabile. Difficile de planer dans ses vêtements, en parlant de planer... tu fumes l'herbe ?

- Bon euh, tu veux quoi du coup ? Tu t'appelles comment ? J'avoue que je suis un peu paumé là.