Baalumeth, fière de sa nature chimérique, émerveillait une fois de plus Redaka de son agilité meurtrière. Comme il était couché dans l'herbe, pipe dans une main et l'autre sous son menton, l'incube admirait ce qui se déroulait avec une mine enjouée ; de la même façon que la Beauté d'un fauve en chasse explosait aux dernières heures de Wystéria, sa sœur démoniaque et ses griffes affamées renvoyaient un spectacle sublime.

Comme le soleil se réfléchissait dans ses pupilles dilatées, l'enfant du Blizzard décidait d'user de ce moment pour parfaire sa maîtrise des arcanes infernales ; un instant, au beau milieu d'un été lourd et sans air, la végétation l'entourant frissonnait comme ses lèvres fines psalmodiaient une langue étrangère à ces Terres.
Et à toutes les autres.

La fumée qu'il recracha alla serpenter de nouveau au sol, s'insinuant secrètement parmi l'herbe, les fleurs, et les racines, pour se rapprocher de sa proie au rythme des syllabes sibyllines dont Redaka avait le secret. Il murmurait aux cieux des blasphèmes tentateurs, invitait les Dieux eux-mêmes à choir le long de ses hanches et se rapprocher de ses cheveux d'argent.

De ce sacrilège, naquirent des pétales rosacées qui épousèrent le cuir ensanglanté de l'animal traqué ; et comme elles retombaient délicatement autour du daim, elles laissèrent dans leur sillage coupures superficielles et saignement abondant.
Saigner pour la gloire de voir l'enfant des merveilles accorder sa bénévolance au Monde.

Allongé, dos sur l'herbe comme il roulait sur le côté après que leur macabre prédation prenait fin, Redaka vit la fumée de sa pipe se mélanger au ciel dégagé et aux nuages. Des pétales de cerisier continuaient par intermittence de voler au vent, ajoutant une touche surréaliste au tableau bichromatique devant lequel il s'émerveillait.

Soupirant de plaisir, il se laissait aller à une explosion de pensées aussi fulgurante qu'électrisante. La démarche fanfaronne de Baalumeth lui arrachant un vif éclat de rire, l'incube comprenait en l'instant la trajectoire qu'était la sienne ; lui qui avait arpenté les blizzards d'une flamme ne vacillant jamais, au gré de ses envies, avait été en proie aux doutes.
Ses frères semblaient dotés d'un amour du pouvoir qu'il n'arrivait qu'à envisager, sans partage, et ses sœurs faisaient preuve d'une détermination qu'il enviait innocemment. Toutefois la réponse se manifestait à Redaka dans un superbe mélange aquarelle de rose et blanc, de bleu aussi. Sur fond de sacrifice.

Tandis que les braises liquides scintillaient, comme son amie Satyre embrasait l'enveloppe charnelle de l'animal, Redaka percevait la bénédiction de Slayn. Dans les étés chauds des âges, ses cieux impitoyables parcourus de courants ascendants sans une once d'humidité, promesses de tempêtes et tonnerre, il s'épanouissait. De la même façon que jadis il était descendu d'Elphaël et avait entendu craquer la neige sous ses pieds nus, celui qui était né de la virginité glaciale du Nord s'était énamouré des stalactites et du givre.

Telle était la destinée que les Merveilles murmuraient sans cesse aux oreilles jusqu'alors fermées de Redaka. Le Narcisse d'Urgaal'Mar, fils de lacs depuis si longtemps gelés qu'ils avaient perdu leur nom, ne s'acheminait ni vers la gloire, ni vers la guerre.
Passant une main dans ses cheveux, il s'imprégna de leur douceur, faisant onduler sa toison d'argent dans le même mouvement, et posa un regard contemplatif pendant quelques secondes sur Baalumeth.

Il lui faudrait un familier, et un entraînement martial, car les plus beaux trésors de ce Monde semblaient toujours gardées par quelque épreuve physique ; mais Redaka ne doutait plus de pouvoir à son tour égaler les étoiles. Comment avait-il pu ?
La force des démons résidait, selon les légendes, dans leur nom car seul celui-ci transcendait le temps et accordait à leurs avatars la force des âmes consommés et lui, avait pendant un temps oublié le sien.

Il tendait une main poussé par une détermination nouvelle vers les flammes, les braises, et le corps sans vie du daim.

Le feu où brulait l'offrande animale s'éteignait brusquement, avalé tout entier par une gueule invisible, avant de revenir sous la forme d'un brasier sans chaleur. Des gerbes d'azur consumèrent instantanément leur proie, n'en laissant qu'un liquide doré qu'il cueillait dans une fiole du bout de ses ongles soignés.
Ensuite, délicatement, il attrapait une pétale de cerisier dans l'air et la soufflait avec toute la précaution du monde dans l'éprouvette.

La fleur mourrait, digérée par l'ambroisie démoniaque, sous le mélange qu'exécutait Redaka. Il remettait ensuite le tout en direction de Baalumeth.

Ses yeux brillaient d'une joie immense, son cœur battait la chamade, et même les cieux de saphir ne sauraient contenir l'étendue de sa force retrouvée. Redaka, désormais, comprenait l'essence de son propre nom et devenait aussi inébranlable que les banquises.