La formation du phénomène météorologique initiée par le rituel d'Ihana Sidän, le Soleil Noir, fut une révolution sans précédents pour Château-Rouge.

Par des méthodes alchimiques seulement connues des cabales et cercles de sorcellerie, en cette soirée d'il y a quelques semaines à peine, le ciel nocturne se stria d'orange. Parmi les étoiles les ardents anneaux de planètes lointaines vrombirent, et, très loin, plus encore que les concepts de temps et d'espace, un astre autrefois porté disparu se trouva là où on ne pensait plus jamais le voir.

Sur les porches des petites maisons qui œuvraient à travailler l'agriculture, on assista à une pluie de comètes. Des centaines d'étincelles électriques sur fond de poussière nuageuse filèrent en quelques instants, se faisant la course en direction de l'inconnu.

La lune, jusque là régente solitaire des nuits Spelunciennes, vit l'espace de quelques heures un conjoint gagner sa périphérie. De sa légère gravité, à laquelle rien n'aurait pu adhérer en temps normal, elle exerça sur le deuxième satellite une emprise suffisante pour qu'ils ne se superposent.
Rien qu'un instant.

La dislocation des cieux, résultat des piliers façonnés dans les cercles mathémagiques des maîtres de l'occulte au service du Dévoreur Styx et des formules incohérentes qu'ils avaient tracé à des endroits spécifiques du territoire vampire, fut totale. Les nuages se fendirent, laissant briller le soir d'aurores mortes-nées, et un miroir s'ouvrit sur l'horizon, rendant kaléidoscope la galaxie afin d'offrir à qui voyait le spectacle un aperçu de l'infini.
Dans les amas de conifères qui parsemaient les montagnes, les branches gagnèrent en élasticité et leurs feuillages laissèrent choir des gouttes gélatineuses. Les herbes et le sol devenaient marécages poisseux, tandis que des arcs électriques se formaient de tronc en tronc.

On imagina tout aussi bien être témoin de la fin du monde que du début d'un nouveau.  

Dans certaines maisons du faux-bourg de Château-Rouge, là où convergeaient les lignes des trois piliers magiques du rituel, les argenteries se collèrent au plafond et des chaises volèrent au travers des salles à manger.
Certains habitants par le sommeil déjà bercés, arpentèrent les rues, somnambules extatiques au rire dément, pour se vouer à jamais aux lisières des forêts dans la brume qui gagnait Spelunca.

Sur les routes où roulaient les roues de voitures marchandes, les chevaux durent se faufiler au travers de cailloux qui s'élevaient à hauteur d'homme et de petites tornades de poussière se formant ici et là. Les rivières inversèrent leur cours, laissant voler dans les airs leurs poissons ; ceux-ci nagèrent en cette soirée sans craindre la surface, et on retrouverait le lendemain certains d'entre eux en ville.

On découvrirait aussi le lendemain, après être resté pantois ce soir là à découvrir un monde éphémère aux règles scientifiques établies, que les vampires pouvaient à présent marcher le jour levé sans craindre d'être calcinés.
Au travers du voile d'une brume constante, aux reflets similaires à ceux qu'on observait sur les bulles de savon, le soleil était noir.
Sans effet.

Lors de la nuit qui précipita Spelunca Ouest dans une brume irisée, celle-là même qui voilait les effets du soleil et dessinait de fugaces ombres en son sein, les activités générales avaient eu lieu sans grandes perturbations. Bien sûr, tous voulaient savoir quant à la croisade du Roi Vampire, car on murmurait les plus folles rumeurs concernant les retombées d'un éventuel succès ; gloire éternelle sur le Royaume, de nouvelles rivières d'or éternelles comme lorsque le Saint conjura la Dragonne, certains envisageaient même de plonger le Monde dans l'ombre et de chasser les Humains jusqu'au dernier.

Dans l'attente, chacun poursuivait sa nuit comme à l'accoutumée ; notamment la jeunesse, qui une fois les enseignements de l'Académie Royale dispensés allaient vaquer à leurs habituelles occupations. Tandis que la plupart s'endormaient, attendant les premières lueurs de la prochaine nuit pour s'abreuver de connaissances, certains, comme Desmond Charles, se réunissaient dans de secrets endroits pour mener à terme des projets extrascolaires.
Les invitations se transmettaient en toute discrétion, sans trace écrite, au détour des couloirs de la Tour Astrale et du Musée de la Préservation des Espèces.
Et lorsqu'arrivait une certaine heure de la soirée, dans des lieux toujours changeants, un groupuscule étudiant revêtait les habits profanes des Cabales et reproduisaient les sortilèges apportés de l'Immatériel par le Dévoreur Styx.

Ceux qui, par delà les traditionnelles arcanes sanguines de Spelunca et l'amour des sciences célestes de l'espèce désiraient par ambition ou approbation dompter les magies qu'on associait à la part la plus mystérieuse du Saint.
Sa thaumaturgie était connue et louée, et il arrivait que lors des conférences qu'il dispensait le Roi Vampire ne démontre son aura divine, sacrée, capable d'apaiser ou de brûler selon le vouloir du demi-dieu. En revanche, encore moins que ses antécédents d'assassin, d'aucuns faisaient état de pouvoirs plus sinistres chez Sobek Elpoemer.

Des lumières mornes, mimant l'humanité et se riant du fleuve d'éther, qui ne tardèrent pas à attirer les plus curieux. Comme des phalènes vers un brasier.

Dans la cave dissimulée d'une grange aux abords de l'enceinte de Château-Rouge, une vingtaine d'individus, dont l'âge oscillait entre les premières et dernières années académiques, se laissait aller aux joies des musiques dérivées de la technophilie de BaldorHeim et remaniée originellement par Yuli Sibly pour détourner le bruit des machines en mélodies électriques. La mode avait pris vite, se répandant en même temps que l'usage de psychotropes chez la jeunesse, et certains s'étaient même faits musiciens en commandant et en désassemblant des G.O.L.E.M.S.

Préalablement à la treizième heure, moment où l'assemblée dirigerait ses efforts vers des sphères inconnues pour conjurer l'Immatériel, il était impératif de libérer à la fois son corps et son esprit des attaches matérielles du monde. Des simples accroches d'une lecture prenante à laquelle on cogitait parfois, aux sentiments qui pouvaient unir intensément les âmes, on usait à profusion d'alcools et drogues pour permettre la transe individuelle.
Par la danse, par la discussion sans inhibitions, et par le rythme frénétique des lumières nouvelles de la musique technophile.

Desmond Charles, à l'origine de ce cercle cabaliste, était donc naturellement en train de couper de ses ongles affûtés un petit tas de cristaux blancs pour les moudre en poudre lorsqu'éclataient les piliers lumineux.
Comprenant rapidement qu'il s'agissait là des magies interdites qu'on prêtait au Régent, l'ensemble des apprentis sorciers déportaient, fascinés, leurs attentions et festivités dans la cour même de la grange. On s'époumonait, par-dessus le vacarme des explosions magiques et musicales, que l'heure des sorciers noirs était venue ; qu'après le rituel qui se déroulait sous leur yeux il n'y aurait plus à dissimuler leurs intérêts occultes, et qu'en conséquent il fallait suivre immédiatement le mouvement.

Après que chacun eut absorbé une vaillante quantité de sève d'un cactus d'Ishtar, aux propriétés hallucinogènes particulièrement redoutables, l'assemblée se disposait en cercle et commençait à réciter les habituels psaumes blasphématoires avec plus de conviction que jamais.
Croyant collectivement voir la Brume qui s'avançait vers la grange comme liée aux altérations visuelles du cactus, tous se laissèrent engloutir dans celle-ci.

Il y eut des cris et des brillances, des éclairs et des fumées délirantes. Certains s'envolaient, laissant derrière eux leur enveloppe charnelle pour communier avec des astres inconnus, lointains, tandis que d'autres comme Desmond voyaient s'avancer jusqu'à eux des formes trop complexes pour être décrites.
Dans la brume immatérielle ils virent des années lumières de connaissances ; des équations et des sigles jusqu'ici oubliés s'incrustèrent dans leurs rétines, et, comme ils avaient ouvert en grand les portes de leurs esprits, la lumière du Saint leur parvint.

Une onde qui s'écrasait contre eux par vagues, tantôt rafraîchissante, tantôt d'une angoisse si profonde que Desmond dut vomir. Le ciel leur apparaissait, loin au-dessus du manteau brumeux aux couleurs de bulles de savon, démultiplié et infini, et chacun se fondait dans les abysses du cosmos. Durant des heures, ils arpentèrent des contrées d'or et des terres de désolation, d'anciens champs de bataille et de futurs lieux de culte aux architectures antédiluviennes.
Portés par l'écume de la magie qui irradiait Spelunca en la nuit du Soleil Noir, les cercles académiques qui le soir tombé se tournaient vers les étoiles, furent gratifiés de réponses à des questions qu'ils n'envisageaient jusqu'alors pas.

Ainsi arriva la Brume en Spelunca. Les jours qui suivraient seraient ponctués de psychoses sévères, de disparitions, et de percées scientifiques soudaines.
Quant à lui Desmond Charles ressentait parfois encore une peur bleue en regardant certaines lucarnes de ce monde, de la même façon qu'il détournait les yeux d'une trop longue inspection des miroirs.

Car désormais, il en était certain, le monde réel pouvait en Spelunca trouver des limites soudaines, précipitées, et dans les ombres de la brume se fondaient des contrées qui n'étaient pas sensées coïncider.
Par certaines nuits sans lune, on entendait même des cris stridents émaner des cimes les plus escarpées du royaume Vampire.