Maintes fois, Arhiann avait évoqué devant son compagnon l'île de Wystéria et ses mystères, ainsi que son hôpital de premier plan. Naturellement, le guérisseur s'était montré fort intéressé, et tous deux s'étaient promis de retourner là-bas, un jour - parmi les innombrables projets qu'ils échafaudaient toujours. Dùralas était vaste, et leur seul souci consistait en un manque de temps pour mettre à exécutions toutes les expéditions qu'ils imaginaient ensemble. Et puis, quoi, il fallait bien passer quelques périodes en Sylfaën aussi !

Le temps avait coulé, mais enfin, était venu le moment de mettre à exécution ce retour - pour Arhiann - et cette découverte - pour Manydh - dans l'île tropicale. Dourga la smilodonne, native des lieux, les accompagnait également. Grâce à sa présence et à la précédente expérience de l'ensorceleuse, ils évitèrent sans grande difficulté les pires dangers, et gagnèrent plutôt rapidement le cœur de la jungle, où se tenait la ville de Guillaëd. Aux abords de l'hôpital, Dourga montra une agitation inhabituelle, et les faunes comprirent qu'elle voulait leur indiquer quelque chose. Il s'avéra qu'il s'agissait plutôt de quelqu'un, un rakshasa qui poussa un cri en reconnaissant la smilodonne, à la plus grande perplexité des faunes. Et peu à peu, d'explication en explication, les uns et les autres comprirent de quoi il s'agissait. Enfin, Arhiann eut le fin mot de l'histoire qui s'était déroulée entre ces lieux, en lien avec le père Tungstène, et qui avait pour elle résulté en un superbe bâton d'éther apporté un beau matin par le félin. L'ensorceleuse ne pouvait qu'être fière du rôle joué alors par l'animal, et soulagée d'apprendre que le vieux magicien s'en était tiré.

Le partage de la mésaventure ayant ouvert toutes grandes les portes de l'établissement de soins pour Manydh, puisque l'homme-tigre qui leur avait raconté l'affaire était l'un de ses habitués, la blonde comprit rapidement que sa présence n'y était ni nécessaire, ni souhaitable : elle y dérangeait plus qu'autre chose, et Dourga n'y semblait pas plus à son aise. A l'inverse, son compagnon chamane se montrait avide d'en apprendre davantage de ses collègues wystériens, avec lesquels il discutait de questions techniques sur un pied d'égalité. La faune, flanquée de la smilodonne, ne put donc que se retirer, désœuvrée, et un peu vexée de l'être. En outre, cette histoire avec Tungstène la préoccupait. Le plus grand magicien de leur ère avait donc manqué de peu un terrible attentat envers sa personne ? Quelle association de sinistres assassins avait bien pu chercher et, elle en frémissait intérieurement, réussir presque à éliminer l'enchanteur suprême de l'institut de magie, l'ermite de la caverne mystérieuse, l'aìotœlärh des dragonniers ?

C'est finalement cette inquiétude, et l'intrusion inattendue de l'ombre du père Tungstène en ces lieux, qui la décida pour son emploi du temps des jours à venir. Puisque la ville avait abrité un tel danger, Arhiann, ensorceleuse, et surtout, dragonnière, se devait d'agir. Tandis que son compagnon étudierait auprès des soigneurs wystériens, elle-même patrouillerait donc aux alentours, guettant tout indice d'activité louche. Elle n'avait que peu d'espoir de trouver une piste menant aux agresseurs du presque légendaire semi-elfe, après autant de temps écoulé, mais peut-être serait elle à même d'éviter quelque anicroche future. Dourga, à ses côtés, semblait parfaitement en accord avec ses décisions, aussi s'éloignèrent-elles toutes deux de la ville proprement dite, pour en faire tout d'abord un tour large, seulement un peu à l'écart. Les créatures sauvages de la jungle étaient proches, mais l'odeur de la smilodonne, et quelques grondements sourds si cela ne suffisait pas, les dissuadèrent de s'attaquer au duo.

Elles croisèrent quelques guerriers wystériens, qu'elles saluèrent, mais il n'y eut rien d'autre à signaler. La faune s'y attendait, mais se sentit néanmoins vaguement déçue. Leur chemin s'incurva ensuite vers le regroupement de tentes et autres baraquements plus ou moins en dur qui constituaient la cité de Guillaëd, et elles entreprirent d'en explorer chaque ruelle de terre battue, une à une, méthodiquement. Des marchands arrangeaient leur étal, de simples habitants vaquaient à leur corvée d'eau, des enfants se poursuivaient en riant... Rien ne laissait présager la possible imminence d'une menace, et pourtant, Arhiann la sentait planer encore, insaisissable. A l'issue de la journée, elle avait bien en tête l'organisation spatiale de la petite ville, et avait déjà repéré quelques visages. Désormais, il faudrait persévérer pour voir si, au fil des jours, elle décelait quelque chose d'inhabituel dans ces vies qui s'écoulaient avec une insouciance apparente.

Tandis que Manydh continuait à passer ses journées, et parfois une partie de ses nuits, auprès des soigneurs wystériens de l'hôpital, Arhiann et Dourga poursuivaient leurs patrouilles de la capitale îlienne. Pour ne pas se laisser aller à une routine somnifère, la faune changeait les parcours, et leurs horaires, ce qui fit qu'au bout de quelques jours, elle connaissait la petite ville comme sa poche. Tout semblait calme, hormis quelques incursions de créatures de la jungle, et l'on racontait, le soir tombé, des histoires sur la dernière barque d'aventuriers qui s'était échouée sur les rivages sableux. Rien ne semblait confirmer la terrible mésaventure dont le père Tungstène avait été victime quelque temps plus tôt, et pourtant, la fille de Magnésie ne doutait pas de la réalité de ces faits.

Sans doute étaient-elles trop visibles, et trop manifestement étrangères, la faune et sa smilodonne semi-apprivoisée. Il fallait changer de méthode, et plutôt, se conformer aux méthodes de chasse de celle qui avait quatre pattes, et de velours. Se fondre dans l'environnement pour pouvoir mieux l'observer, sans être vue : telle était désormais la nécessité. Dès lors, Arhiann se couvrit d'une ample cape achetée au marché local, dont la couleur sombre oscillait entre le vert et le brun, ce qui en faisait un parfait vêtement de camouflage. Elle prit soin de cacher sa tête blonde et cornue, et enroula même un vieux tissu sur le haut de son bâton d'éther, subterfuge qui ne permettait pas de discerner l'arme de l'éventuel simple bout de bois d'aide à la marche.

Dourga mena les rondes de son côté, sans que la faune ne l'aperçoive la plupart du temps, mais avec la certitude que la smilodonne se trouvait à proximité, prête à agir en cas de danger. Naturellement, elles se concentrèrent sur la lisière de la ville plutôt que son centre, mais n'était-ce pas par là que n'importe qui passait ? Pour la lisière également, mais du jour, elles optèrent aussi, imaginant mal les aspirants assassins agir et comploter en plein soleil. De nombreuses fois, elles cheminèrent aussi en plein cœur de la nuit, et avec un peu d'imagination, Arhiann pouvait presque se croire de retour à Sylfaën, en plein patrouille d'Eclaireuse. Pourtant, la réalité se rappelait toujours à elle rapidement, et avec elle, le but de ces rondes, qui semblait lui filer entre les doigts comme le sable de l'île tropicale.

Les jours - et les nuits, tout aussi remplies - passaient, devenant des semaines. Arhiann pista un petit voleur par-ci, un trafiquant de fourrures par-là, et les remettre entre les mains de la justice locale donnait toujours un sentiment de devoir accompli, mais il lui restait cependant un arrière-goût d'inachevé : ce n'était pas après ces menus criminels qu'elle en avait réellement. Et malgré toute son attention, toutes ses tournées nocturnes et diurnes, malgré aussi tous les sens de la smilodonne jamais bien loin d'elle, et qu'elle savait poursuivre le même but, elle ne parvint à trouver aucun indice un tant soit peu solide sur un complot de grande ampleur qui aurait visé le Père Tungstène. Le mieux qu'elle parvint à tirer de ses discussions avec les locaux, fut l'écho d'une secte vénérant certaine divinité du chaos, et qui aurait pu être à l'origine de l'attentat : qui mieux que le demi-elfe, malgré toutes ses frasques et son apparente excentricité, pouvait tenir pour un ennemi du chaos ?

Cependant, tout ceci restait de l'ordre de la supposition, et rien ne lui permit de mettre la main sur un de ces sectaires, qui semblaient particulièrement prudents. La rumeur parlait d'un temple dissimulé dans les profondeurs de la jungle, dernière une cascade, et dont l'accès se payait de la vie d'un compagnon de voyage, quel que soit son nombre de pieds ou de pattes. Autant dire qu'Arhiann avait catégoriquement refusé d'avancer davantage dans cette direction : le sacrifice d'un loyal familier, fut-il affublé du qualificatif réducteur d'animal, révoltait tous ses principes de Zéphyrienne attachée à la vie. Sectaires, peut-être. Étrangers attirés là par la seule présence de Tungstène à ce moment-là, et depuis longtemps évanouis en d'autres contrées dùralassiennes, ce pouvait être tout aussi probable.

La faune réalisait qu'elle avait finalement foncé directement sur place - fidèle en cela à son animal tutélaire - sans avoir pris le moindre indice auprès du principal concerné, et victime de la tentative d'assassinat. Le plus grand mage de Dùralas consentirait-il à lui accorder un moment, ou plutôt, aurait-il la possibilité de se dégager un peu de temps pour ses questions ? Rien n'était certain, mais au point où elle en était, c'est-à-dire, pas beaucoup plus loin qu'à son arrivée sur l'île, cela valait la peine de tenter la manœuvre. D'ailleurs, Manydh commençait à parler de Sylfaën et d'Endorial de plus en plus, et de ce qu'il testerait à son retour dans son petit laboratoire. Lui était pleinement satisfait des nouvelles connaissances qu'il avait pu acquérir auprès des soigneurs de l'hôpital, et c'était déjà suffisant pour ne pas regretter d'avoir fait le voyage.