Il gravissait un long escalier taillé à même la roche, cela ne ressemblait pas vraiment à l'architecture elfique qu'il connaissait, de toute manière ce lieu n'avait pas été construit pour recevoir une critique concernant ses voûtes taillées. À chaque marche il ressentait un peu plus le poids des années passées ici, période qu’il n’était d’ailleurs pas capable de quantifier. Oublier la notion du temps fut une sorte de libération, un choix qu’il fit pour ne pas devenir fou à lier. Loin du temps et de la folie des jours s'écoulant, il était parvenu à préserver son esprit de toute forme de démence, cependant, malgré beaucoup de précautions, la solitude l’avait finalement affecté. Il lui était parfois arrivé de parler à voix haute, une façon de troubler la routine quotidienne et de simuler les sensations d’une véritable conversation. À l’instar d’une relique, il avait été condamné à l'oubli, il avait été enfermé dans une prison sans gardien, où sa seule compagnie se résumerait en sortilège assurant sa longue vie paisible et pleine de rédemption.

Malgré de très nombreuses tentatives, il n’était jamais parvenu à lancer le moindre sort, alors pour ne pas oublier il répétait encore et toujours les mêmes gestes. Les connaissances et la puissance qu’il avait accumulées durant ses longues années d’études et de pratiques s'étaient finalement révélées inutiles. Ce long séjour lui avait permis de prendre du recul sur ses actes, d’aborder la chose avec une grande maturité et une sagesse dont seul son père aurait été capable. Des souvenirs lui revenaient en mémoire, des fragments d’un passé qui semblait bien lointain. Il avait presque la sensation d’entendre la voix de son père au plus profond de son être, un conseil qu'il avait mainte fois entendu.

« Pardonne à tes ennemis, mais n’oublie jamais leur nom. »

Pardonner ? Non, il ne comptait pas pardonner. Comment pardonner cette trahison de sa propre race ? Son peuple pour qui il avait sacrifié une part de lui-même afin de protéger chaque sujet. Son peuple pour qui il avait été plus présent que pour sa propre famille, ce même peuple qui l’avait condamné à vivre éternellement dans une cellule animée par des sortilèges de carnaval tout juste bon à user son corps et son esprit.

La vengeance… Il avait voulu se venger, pouvoir tordre de ses propres mains les cous des traîtres qui l’avaient envoyé ici-bas. Du moins, c’était là un sentiment qu’il avait ressenti les premières années, mais au fil des siècles… Qu’est-ce que la vengeance lorsque l’on croupit sous terre et le temps lui-même devient abstrait ? Cette quête s’était finalement muée en quelque chose de plus pur, un objectif à accomplir, un moyen de retrouver ce qu’on lui avait pris.

L’escalier touchait enfin à sa fin, mais il était épuisé. La magie l’avait sans doute maintenu en vie trop longtemps, le brutal retour à la réalité l’avait affaibli, ces sorts n’avaient pas été conçus pour être interrompus de la sorte et son corps en payait le tribut. La sortie était masquée par une vulgaire illusion qu’il remarqua sans effort. D’un revers de la main, une fine brume sombre plongea sur l’illusion en la fracturant comme du verre, puis le tout se dissipa dans un nuage presque invisible. O’lendÿl fit un pas en avant et fut obligé de poser un genou à terre, à bout de souffle il peina à se redresser. L’usage de magie s'affaiblissait beaucoup, beaucoup trop, cela n’avait rien de naturel et il le savait. Lentement mais sûrement il quitta l’enceinte rocheuse et la lueur du soleil l’aveugla aussitôt. Il avait l’impression que les rayons de l’astre lui brûlaient les yeux, même après de longues minutes à ouvrir les yeux, ne seraient-ce que quelques secondes étaient tout bonnement impossible. Incapable de se maintenir debout plus longtemps, il chuta dans l’herbe et dégringola une pente. En vérité, l'elfe était dans un état pitoyable, il était amaigri, le teint aussi pâle que celui d’un cadavre, sa peau aussi fine que celle d’un vieillard, les lignes arcaniques parcourant son corps étaient d’une couleur terne. Le mage affaibli termina sa course dans un petit cours d’eau, duquel il lutta pour s'en sortir la tête. Fatigué, à bout de souffle, il parvint à se mettre à quatre pattes telle un animal. Alors qu’il pouvait tout juste ouvrir les yeux, il plongea son regard azur sur l’herbe verte qui s’étendait devant lui.

- Pardonnez-moi…

Du bout des doigts il traça une forme dans l’herbe, puis enfonça sa main dans la terre. Presque aussitôt une brume sombre se répandit autour de lui, le sol sembla s’assécher, l’herbe autrefois verte prit une teinte jaune, puis elle sécha, le jeune arbre près de lui commença à craquer, il perdit son feuillage avant de finalement s’affaisser sur lui-même. À mesure que cette aura néfaste s’étendait, O’lendÿl semblait retrouver ses forces. Son teint était redevenu normal, sa carrure se faisait plus nette sous ses vêtements, sa peau tout comme ses marques retrouvèrent de leur éclat. Il se redressa de toute sa hauteur et la brume s’estompa. Une chose ne changea pourtant pas, les cicatrices qu'il portait sur la moitié du visage. Plus qu'un vulgaire stigmate, elles représentaient tout une part de sa vie, l'époque où Elfes et Humains guerroyaient pour se défendre ou conquérir de nouvelles terres. Bien quelles ne le défiguraient pas totalement, celles-ci étaient néamoins disgracieuses, altérant cette beauté presque naturelle dont était doté les elfes. Malgré cela il avait refusé toutes les formes de magie curative, il voulait que son visage reste marqué, une façon pour lui de ne jamais oublier, de ne jamais pardonner.

L’elfe avait retrouvé l’entièreté de ses forces, son apparence n'était plus comparable avec celle du cadavre ambulant qui avait gravi les marches de sa prison quelque instant plus tôt. Il prit une grande inspiration d'air frais et plongea ses deux mains dans l'eau clair avant de s'aspergea vigoureusement le visage et les cheveux. De fines gouttelettes se formèrent sur son visage puis celles-ci glissèrent jusqu'à atteindre son torse, retrouver sa liberté était... enivrant.

La journée avait commencé bien avant l'aube pour ma petite équipe d'éclaireur et moi-même. Eressea m'avait fait demandé en pleine nuit pour une affaire urgente. Une chance pour lui que j'avais décidé de rester quelques jours de plus dans la région pour régler des affaires avec les centaures. Ils devront attendre.

Le dirigeant de la garde resta évasif sur le problème, il m'avait parlé d'une tour dissimulée aux yeux de tout grâce à de nombreux sortilèges. Peu d'elfes connaissaient son existence alors la discrétion était de mise. Le conseil elfique lui ayant rapporté des troubles dans le flux magiques qui les reliaient à cette tour, il avait expréssement demandé à la garde d'aller vérifier que tout était en ordre là-bas.
Je n'aimais pas beaucoup me mêler des histoires des elfes, qui avaient tendance à se servir de la garde zéphyr comme de leur armée personnelle. Notre rôle n'était en aucun cas de nous impliquer dans leur politique complexe et nous étions totalement indépendants de toute direction.
Mais puisque j'étais réveillée, j'avais accepté de me rendre sur place avec mes éclaireurs. Je partis sur le dos de Céléborn et nous arrivâmes au pied de la tour avant midi.

"Sécurisez le périmètre, postez-vous à intervalle régulier autour de la cible et si quelqu'un voit quelque chose d'inhabituel, n'intervenez pas et venez directement me le signaler. Je vais entrer.

-Bien reçu, Haute-Eclaireuse Holy !" Je levais les yeux au ciel à l'évocation de ce titre pompeux, mais je fus soulagée d'être débarrassé de mes acolytes un moment. Devant une porte fracassée, le constat fut plutôt rapide. Quoique enfermait cette tour, ça ne s'y trouvait plus.

Je sentais des résidus magiques dans l'air. Une magie vieille et très puissante. Ne trouvant rien aux alentours, je décidais d'entrer. Partout, on pouvait retrouver les traces de cette énergie poisseuse.
Arrivée en haut des ces nombreuses marches, je fut frappée par ce que je pouvais voir. Un appartement au confort rudimentaire mais assez luxueux pour y vivre dans de bonnes conditions. Il sentait le renfermé et avait tout d'une cellule de prison. Sans fenêtre, des affaires vieilles et usaient traînaient çà et là et le mobilier avait mal vécu les aléas du temps. Qui que pouvait être la personne qui vivait là, elle y avait vécu très longtemps, c'était certain.
Mais rien ne pouvait m'aider plus avant dans cette pièce sordide. Aussi, je redescendis bredouille et avec encore plus de question. Pourquoi enfermer quelqu'un ici ? Avec des sortilèges aussi puissants ?
Les elfes étaient vraiment des créatures étranges...

Une fois en bas, un jeune elfe habillé tout en vert déboula de nulle part, me faisant presque sursauté. J'avais oublié mes hommes durant ce voyage dans le temps...

"Neutyliüs... Tu as vu quelque chose ?

-Oui Haute-Eclaireuse ! J'ai vu du mouvement près du ruisseau, en bas ! Je ne me suis pas approché parce que vous nous aviez donné l'ordre de revenir dès qu'on voyait quelque chose d'étrange alors je su....

-Oui, oui, tu as bien fait merci, reste ici je vais aller voir."

Il était un vrai moulin à paroles celui-là... Je suivis ces indications, Céléborn sur les talons. Le cerf royal n'aimait pas rester seul et il m'aurait suivi même au cœur d'un volcan... Quant à Lune, elle était perchée sur mon épaule sous une forme d'oiseau sombre et bleutée. Je trouvais rapidement la piste d'un homme. Puis la végétation changea, je m'accroupis afin de sentir la terre. Elle était morte. Vidé de son énergie vitale comme les arbres et les plantes alentours.

"C'est vous qui avez fait ça ? Demandais-je sous le choc. Quel genre de magie pouvait ainsi drainer toute forme de vie sur une aussi grande distance ?
Vous étiez dans cette tour, n'est-ce pas ? C'est vous que le conseil recherche... Pourquoi ? Qui êtes-vous ?"

J'étais intrigué face à cette elfe couvert de tatouage et de cicatrice. Ma mission était seulement de voir ce qu'il se passait ici. Mais personne ne m'avait parlé d'un magicien prisonnier. Que devais-je faire alors ? Le ramener à Maenor ? Il y avait sûrement une bonne raison à sa captivité non ? J'attendis patiemment les réponses à mes questions. Ce sera à moi de juger quoi penser de toute cette histoire en temps voulu.

Cela faisait de nombreuses années qu’il n’avait plus eu la chance de sentir la caresse du vent, de pouvoir entendre le bruissement des arbres et de laisser les rayons de soleil réchauffer doucement sa peau. Il lui avait fallu de longues minutes pour se réhabituer à la lumière naturelle, vivre à la pâle lueur des sortilèges était une sensation bien différente à celle de vivre sous les rayons de soleil. L’elfe peinait à réaliser qu’il était enfin libre, il plongea ses mains dans l’eau fraîche et s’aspergea une fois encore le visage, car cela lui faisait le plus grand bien.

O’lendÿl se redressa au bout de quelques minutes, la forêt ne semblait pas avoir beaucoup changé depuis son emprisonnement, les souvenirs qu’il avait de ce lieu étaient fragmentés, déformés pour ressembler à la forêt idéale qu’il aurait aimé parcourir en étant encore un jeune elfe. Ses souvenirs semblaient si lointains et pourtant certaines choses semblaient encore récentes, même l’air semblait décidé à lui jouer des tours. Il lui suffisait de fermer les yeux pour sentir la fumée des villages incendiés et la pourriture des cadavres abandonnés dans les marais, la mort et la ruine semblait encore bien présente en ces lieux.

C’est une voix féminine qui le tira de ses songes, l’elfe fit volte-face. Il ne parvenait pas à distinguer convenablement la personne qui se tenait devant lui, face au soleil, il était ébloui. La silhouette mit plusieurs secondes à se dessiner sous ses yeux, elle était jeune et surtout elle n’avait rien d’une Elfe. Par un coup du sort, il était parvenu à sortir de sa geôle, il pouvait de nouveau marcher sur la Terre de son peuple et de ses ancêtres, et la première personne qui croisait son chemin était une Humaine ? Une digne représentante du peuple qu’il avait combattu et s’était pour cette raison qu’on l’avait finalement enfermé. Pourquoi le destin jouait-il d’autant d’ironie ?
Comment fallait-il agir ? Après tout elle n’avait rien à faire ici, jusqu'à preuve du contraire Sylfaën était un territoire Elfique, paix ou non elle n’avait aucun passe-droit pour franchir la frontière et se pavaner ici comme en territoire conquis. O’lendÿl quitta le ruisseau et revint sur la terre ferme, restant à une distance correcte de l’inconnu. Sans la moindre hostilité, il s'exprime d’une voix claire en langue commune.

- À ma connaissance, nous n’avons pas été présentés enthraë, et vous semblez bien loin des frontières de votre peuple pour vous permettre de me questionner ainsi.

Cependant, c’est la deuxième partie de sa déclaration qui l’interpella. Dans son esprit les questions virevoltaient comme les feuilles d’automne balayées par le vent. Comment une Humaine peut-elle être au courant de l'existence du Conseil ? Seuls les diplomates les plus influents pouvaient être au courant de ce genre de chose, et la femme qu’il avait sous les yeux n’avait pas vraiment l’allume d’une diplomate. Pire que tout cela, comment pouvait-elle être au courant des plans du Conseil ? Ce n’était pas le genre d’information que l’on pouvait entendre au détour d’une alcôve, encore moins lorsque l’on ne faisait pas partie de la haute noblesse de Sylfaën… Malgré l’incompréhension, cela lui donna une information capitale, un des mages du Conseil devait avoir ressenti un trouble dans les courants magiques, avertissant ainsi d’une faiblesse dans les sortilèges censés le garder enfermé jusqu’à la fin des temps. O’lendÿl savait qu’il ne devait pas rester là, ou du moins laisser un minimum de traces derrière lui.

- Le Conseil… Comment connaissez-vous les plans du Conseil enthraë ? Êtes-vous simplement une voyageuse égarée, ou une espionne sur le chemin du retour ?

Même le meilleur des espions aurait eu toutes les peines du monde à s'infiltrer pour apprendre ce genre de chose. Soit il sous-estimait la femme qui se tenait devant lui, soit tout ceci n'était qu'un mauvais rêve et il n'allait pas tarder à se réveiller dans sa cellule.

Tandis qu'il se redressait pour s'avancer vers moi, j'en profitais pour détailler cet elfe aux cheveux pâles. Il m'avait tout l'air d'un Haut-Elfe. Tout dans son physique et sa posture portait à croire qu'il était important. Il mesurait chaque mouvement avec cette grâce énervante propre à son peuple. Comme si même le geste le plus anodin méritait tant de cérémonie. Il se méfiait de moi comme si ma présence dans cette forêt était étrange. Pourtant, depuis bon nombre d'années, les thérianthropes se faisaient nombreux en Sylfaën.
Je me méfiais tout autant de lui. Il avait l'air d'avoir passé des décennies dans cette tour, mais son aura irradiait d'une puissance fraîche et redoutable. On aurait dit qu'il s'était nourri de l'essence vitale du sol et de tout ce qui se trouvait autour de nous et c'est une idée qui me terrifiait.

Qu'avait-il fait pour mériter un tel châtiment ?

"Cessez de m'insulter..." Commençais-je à rétorquer d'un ton bougon lorsque je me tue brusquement. Quelqu'un approchait... Je me retournais vivement vers l'endroit d'où je venais, tournant le dos à mon interlocuteur. Un sifflement mélodieux résonna dans l'air tandis que la magie vibra autour de nous. Un flou brumeux se forma derrière moi, reflétant la rivière et ce qui restait de la végétation en une parfaite illusion. Un peu de Brume illusoire se répandit dans l'air et lorsque l'elfe à l'uniforme vert se présenta face à moi, il n'eut que de la poudre aux yeux.

"Grande éclaireuse ! Vous voilà, comme je ne vous voyez plus revenir, je me suis dit que je devais venir voir si tout aller bien ! Vous avez trouvé quelque chose d'intéressant par ici ? Oh ! Mais qu'est-il arrivé aux arbres ? Et aux plantes ?

Il passa devant l'étranger sans le voir, s'arrêtant devant un arbre sec et noircit. Un instant je fus inquiète qu'il s'approche trop du voile, s'il le touchait il sentirait la brume fraîche et alors il aurait conscience de l'illusion. Mais il en fut rien, fort heureusement.

-Je n'ai rien trouvé ici, à part cette nature morte... Je ne sais pas vraiment ce qui était enfermé dans cette tour, ni ce qui c'est passé là, mais une chose est sûre, cet être doit être loin d'ici à présent. Je crains que nous ne trouvions rien de plus en ces lieux. Il est temps de rentrer faire notre rapport, Neutyliüs. Rappelle les autres et commencez à rentrer à Maenor, nous rendrons compte à Erressea, il se débrouillera avec le conseil plus tard. Notre travail est terminé."

Je commençais à souffler en voyant mon éclaireur faire demi-tour, mais lorsqu'il comprit que je ne le suivrais pas, il revint vers moi. Le sortilège était difficile à faire tenir, j'avais donc dû mal à garder une respiration lente et naturel.

"Vous ne rentrez pas avec nous ? Qu'allez-vous faire, Grande éclaireuse ?" Je levais les yeux au ciel et mon agacement fit trembloter le voile brumeux de l'illusion. La mélodie s'intensifia légèrement, perturbant les sens de Neutyliüs. Assez, je l'espérais pour qu'il ne remarque rien à la supercherie.

"Cesse donc de m'appeler ainsi... Grommelais-je avant que mon ton ne se radoucisse. J'ai une autre affaire à régler dans le coin, rien à voir avec la mission, je puis te l'assurer, je rentrerai plus tard. Maintenant part en paix et que Celeaë veille sur toi."

Mon acolyte se décida enfin à partir, et lorsqu'il se fut assez éloigné, je relachais mon attention sur la magie qui se dissipa en volute de fumées bleutées, tout en lachant un profond soupir épuisée. Lune creoissa et s'envola afin de se dégourdir les ailes. Céléborn c'était allongé un peu plus loin, profitant d'une pause bien mérité.

"Je ne suis pas une humaine, repris-je notre conversation comme si de rien n'était, alors arrêtez de m'appeler ainsi et puis j'ignore quel est cette histoire de frontière. Je pense que des présentations son nécessaire. J'ignore combien de temps vous avez passé dans cette tour, Magiöhr, mais vous avez dû rater pas mal de chose... Je plantais mes yeux bicolores dans les siens avant de commencer.
Je ne suis ni une voyageuse, ni une espionne. Je me nomme Holy et je travaille pour la garde Zéphyr, nous sommes les protecteurs de Sylfaen. Le conseil aime nous engager pour leurs missions personnelles. Et si je ne vous ai pas livré tout de suite, c'est parce que rien ne stipulait dans mon contrat que cet endroit était une prison, je devais simplement venir voir ce qu'il en était. Et maintenant je suis curieuse de savoir comment on peut se retrouver enfermé là-dedans."

De là où nous nous trouvions, on pouvait apercevoir un peu de la tour gigantesque. J'avais du mal à croire qu'elle était là depuis toujours...

"Dites le moi, et peut-être que je ne vous livrerez pas aux elfes. Vous avez l'air puissant mais je n'aurais aucun mal à vous traîner jusqu'à Endorial si je le voulais."

L’insulter ? Il émettait simplement des hypothèses concernant une possible activité néfaste pour son peuple. Jamais l’elfe n’aurait pris la peine d’insulter quelqu’un dont l’espérance de vie était comparable à un battement de cils pour lui. C’était plutôt lui qui se sentait insulté par la présence de cette intruse sur les terres sacrées de ses ancêtres. Depuis quand la Garde laissait-elle n’importe qui passer la frontière ? La guerre était certes finie, enfin, telle était la décision d’un Roi qu’il jugeait beaucoup trop laxiste, mais laisser n’importe qui passer la frontière c’était encore bien plus grave que de ne pas regarder la vérité en face. L’elfe comptait répondre, mais il fut coupé par l’arrivée d’un nouveau personnage, un autre elfe dont l’accoutrement lui était totalement inconnu à l’instar de ce que portait son interlocutrice.

Malgré un certain temps passé loin de toute forme de magie autre que celle dont le but était de le maintenir enfermé, O’lendÿl n’avait pas perdu son affinité avec les flux arcaniques parcourant le monde. Il pouvait sentir les flux onduler autour de lui, et ressentir lorsque quelqu’un était en train d’y puiser. Tel un cours d’eau, les courant magiques pouvaient être détournés et utiliser, chaque sortilège, bon comme mauvais, pouvait puiser une infime partie de la puissance d’un flux. Il comprit que son intuition était la bonne lorsque l’éclaireur passa devant lui sans même lui accorder un regard, l’elfe ne comprit pas tout de suite pourquoi l’utilisation d’un tour de passe-passe était nécessaire. L’éclaireur bien que curieux ne semblait pas être une menace, ou du moins une menace dont il aurait pu se débarrasser aisément. L’humaine semblait donc capable de manier la magie, cela ne l’étonna pas vraiment, car il avait déjà vu des Humains en faire usage pendant la guerre, même avec des compétences plus ou moins grossières un mage humain se révélait être une menace qu’il pouvait bien plus au sérieux.

Le mage profita de la conversation des deux inconnues pour essayer une simple incantation. Un léger orbe fait d’une ombre vaporeuse enveloppa sa main l’espace de quelques secondes avant de disparaître. Cela n’avait rien d’impression et n’avait de toute manière pas vocation à l’être, il voulait simplement s’assurer de ses capacités, certes très amoindries par le manque de pratique, mais fonctionnelles. Diverses choses alertèrent l’elfe durant l’échange qu’il écouta, notamment le titre de « haute éclaireuse » qu’il ne parvenait pas à identifier comme appartenant à l’armée humaine. L’elfe qu’elle nommait Neutyliüs tourna finalement les talons, O’lendÿl ne se souvenait pas connaître un elfe de ce nom d’ailleurs.

Les propos de la jeune femme furent identiques à la sensation de prendre un coup de couteau dans le dos, et il était d’ailleurs bien placé pour connaître cette sensation. Elle était membre de la garde ? Impossible, jamais la garde n’aurait d’humain dans ces rangs, ils étaient bien les gardiens du Royaume, mais leurs devoirs étaient justement de protéger ces terres, non de pactiser avec l’ennemi et encore moins de l’avoir dans ses rangs. Tout cela n’avait aucun sens, les informations virevoltaient dans son esprit comme des feuilles mortes balayées par le vent, en plus elle parlait l’elfique, ou du moins une forme déformée de sa noble langue… Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Tout ceci ne pouvait pas être vrai, il devait s’agir d’un rêve d’un esprit fatigué par son emprisonnement.

- La Garde ? Et depuis quand le Commandant Glóredhel accepte-t-il autre chose que la fine fleur martiale elfique dans les rangs de la Garde ? Cesser donc de me mentir et d’user de ma langue natale pour m’amadouer.

Si les yeux de l’elfe avaient été en mesure de tirer des éclairs, ils l’auraient sans doute fait. Alors qu’il comptait répondre à la menace non dissimulée de le traîner jusqu’à Endorial, il eut comme une drôle de sensation. Il se sentait perdu. Humaine ou non, elle avait cité bien trop de choses que seuls les siens étaient en mesure de savoir, ce genre d’information n’avait jamais quitté les frontières du royaume, rien ni personne d’extérieur n’aurait été capable d’en faire mention. Le regard de l’elfe s’assombrit dangereux, comme s’il venait d’être frappé par une réalité bien plus cruelle que tout ce qu’il aurait pu imaginer.

- En quelle année sommes nous ? -600 ? -500 ? -300 ? Répondez.

-300… Impossible qu’il soit resté si longtemps enfermé, les choses ne pouvaient pas avoir changé à ce point, il devait rêver, un énième tourment de plus.

Totalement connecté au flux magique, j’avais pu sentir un léger crépitement derrière moi pendant ma conversation avec mon équipier d’elfe.

« Il aurait pu vous repérer, vous avez de la chance qu’il n’ait pas un flair très développé pour la magie. Le sermonnais-je après avoir repris une respiration acceptable. Le conseil va vous chercher partout d’ici peu de temps alors je vous conseillerais de faire profil bas si vous ne voulez pas retourner dans votre tour… Diantre, on dirait un de ces contes de fée ennuyeux et sans intérêt. Vous savez, ceux avec une princesse et… Non laissez tomber c’est sans importance. Je ne connais pas le Commandant Glóredhel, notre seigneur sylvestre se nomme Erressëa, c’est lui qui dirige la garde Zéphyr actuellement et... »

Je me tus. Au fur et à mesure que je parlais, je pouvais voir son visage s’assombrir, se décomposer. J’éprouvais une certaine empathie pour lui, il venait d’un autre temps et était complètement perdu. Je culpabilisais un peu d’avoir parlé en elfique…

« Tout ce que j’ai dit est vrai… Affirmais-je d’une voix plus douce, m’étant ma main sur son poignet en signe compatissante. Lorsqu’il m’annonça les chiffres, je pris vraiment conscience de ce qu’on lui avait fait. On est en l’an 809… Soufflais-je alors. Je ne dis plus rien, lui laissant le temps de digérer l’information, une fois de plus. Puis, levant la tête pour pouvoir accrochée son regard, je demandais, plus curieuse que jamais. « Qu’avez-vous fait pour mériter un tel châtiment ? »

Eressëa… il ne connaissait aucun elfe portant un tel nom, tout ceci devait être une énième ruse pour le déstabiliser, tout comme lui parler en Elfique. Lorsqu'elle s'approcha, il ne recula pas d'un pouce, pas plus qu'il ne tenta de fuir le contact de sa peau contre la sienne. En temps normal jamais il n'aurait laissé un humain, une humaine ou n'importe quel autre représentant d'une espèce autre que la sienne le toucher. Il était issu d'une époque et d'un rang où ce genre de familiarité était tout bonnement inconcevable. Et pourtant il ne broncha pas, en vérité c’est comme s’il était absent.

- 809.

L'an 809…
L'elfe était persuadé que recevoir un coup de marteau de guerre sur la tête aurait été plus facile à supporter que ce qu'il venait d'apprendre. Le poids des années écoulées venait de s’appuyer lourdement sur ses épaules. Il réalisa que le monde qu'il avait connu, le peuple avec lequel il avait vécu… tout avait changé, au point de voir l’ancien ennemi revêtir les couleurs de la Garde. Même si l’ancien prisonnier ne laissait transparaître aucune émotion sur son visage balafré, un aveugle aurait été en mesure de percevoir que l’annonce l’avait touchée. Elle avait beau parler d’une voix douce et se montrer compatissante, cela ne changeait en rien à la terrible réalité qui l’avait percuté de plein fouet. Presque 1500 ans de solitude, enfermée comme un moins que rien, vidé de toute force vitale et oublié à l’instar d’un souvenir trop ancien.

De nombreuses secondes furent nécessaires pour prendre pleinement conscience des faits, ce n’était pas une chose facile à digérer et le simple fait d’apprendre qu’il était resté si longtemps enfermé tel un animal aurait suffi à le rendre fou. Le regard et la question de la jeune femme le ramenèrent à la réalité, il prit alors conscience de leur proximité et de ce contact dont il connaissait les effets sur les personnes réceptives. Il recula d'un pas, adoptant une distance plus protocolaire.
Qu’avait-il fait d’ailleurs ? Il avait tant fait pour défendre les siens, il avait repoussé les combats loin des frontières du domaine Sylvestre et tout ça pour quoi finalement ? Rien. Sa voix était un mélange de colère et de tristesse.

- J’ai tout sacrifié… et vous ?

Son travail, sa famille, son rang… tout était parti en fumée le jour où l’on avait choisi de le condamner. L’elfe se demandait d’ailleurs ce qu’il était advenu de ses partisans, de ceux qui l'avaient suivi et soutenu durant les derniers raids. 1500 ans… Où était Ei’lonwy ? Ou sa fille ? Ou était Filo’Mëna… Étaient-elles seulement encore vivantes ? Tant de questions sans réponse virevoltant dans son esprit qu’il eut l'impression d’essayer de résister à une tornade. Il devait se reprendre, il ne pouvait pas être faible, pas à présent qu’il était de nouveau libre.

- De toute évidence vous n’êtes pas là pour moi et nous n’aurions même pas dû nous rencontrer. Vous êtes visiblement plus à votre place ici que moi à la mienne.

Ce constat était déchirant, une humaine membre de la Garde, plus digne de parcourir la forêt que lui… Enfin, la jeune femme ne semblait pas vouloir être considérée comme une humaine alors qu’était sensé être.

- Plus tôt vous disiez ne pas être humaine, cependant, bien que vous sembliez en mesure de maîtriser la magie, vous ressemblez pourtant aux représentants du peuple des Hommes que j’ai pu côtoyer, alors qu’êtes-vous ?

Ce geste, ce simple geste d’empathie suffit à réveiller cette magie que je détestais tant. Celle que je ne pouvais contrôler et qui savait me pourrir la vie. Je compris alors ce qu’étaient les tatouages qui parcouraient son corps, je pouvais les dessiner dans mon esprit tant les pouvoirs qu’ils scellaient étaient puissant et sombre. L’elfe s’éloigna rapidement, mais ces quelques secondes suffirent pour que je ressente des centaines d’années d’émotions. De la colère, de la haine envers un peuple d’envahisseur puis envers les siens l’ayant enfermé dans cette tour. Une immense perte… Je ne pus tout démêler, il y en avait trop. Puis plus rien. Comme d’habitude, un immense froid m’envahit, me faisant grelotter malgré la température douce de la forêt.

Le visage sombre, je fis quelques pas vers la rivière, tournant le dos à mon interlocuteur. Je pris mes bras dans mes mains afin de calmer mes tremblements.

-Je ne crois pas être plus à ma place que toi ici. À vrai dire, je ne suis à ma place nulle part, ni dans cette forêt, ni ailleurs. J’ai quitté ma famille pour vivre mes rêves, pour comprendre ce que je suis. Mais plus j’avance, et plus je me dis que je ne suis qu’un phénomène de foire. Maudite par le coup du sort, béni par la déesse de la Lune. Quelle ironie… J’ignore ce qu’elle veut de moi et pourtant elle continue à me torturer avec tous ces dons dont je ne voulais même pas. Cette apparence n’est qu’une illusion, un bouclier qui tend à se briser à chaque instant pour laisser exploser toute cette magie en moi. Et ça, personne ne le sait.

Alors que je me confiais, je sentis la désapprobation de Lune dans mon esprit, pourtant elle ne bougeait pas une moustache, ayant pris sa forme lupine, elle s'était allongée sur un tapis de mousse épargné par la magie du sorcier, ou réanimé par la louve mystique elle-même.
Je n’avais jamais rien dit de tout ça à personne, alors pourquoi maintenant ? Pourquoi après avoir ressentis sa profonde tristesse et toutes ces émotions se bousculant dans son esprit, je ressentais ce besoin de me confier. Surtout qu’il devait avoir d’autres priorités que d’écouter une parfaite inconnue lui raconter ses problèmes…

-Tu voulais savoir pourquoi je disais ne pas être humaine, maintenant tu sais. Mon odorat et mon ouïe sont mille fois plus développés que n’importe quel bipède. Je peux entendre ton cœur battre et sentir le rythme de ta respiration. Je peux voir et sentir ton aura et la nature de ta magie. Et si jamais ne on avait toute la journée devant nous, je pourrais te montrer mon autre visage, celui qui arbore toute une série de croc et une énorme truffe. Mais je n’en ai pas envie.

Je n'avais pas décroché mon regard de la rivière et le froid ne semblait pas vouloir m'abandonner, ces sombres pensaient étaient tenances.

L’attitude de son interlocutrice change, elle aussi, elle prenait ses distances pour finalement lui tourner le dos. Même s’il n’était pas capable de l’affirmer, l’elfe savait que sa magie était parfois en mesure d’affecter des personnes se tenant trop de lui, des personnes qui seraient bien entendu suffisamment sensibles à la magie pour y être réceptives. C’était une force obscure qui ne rencontrait aucune difficulté à se faufiler jusqu’aux plaies les plus profondes, celle que l’on ne pouvait pas voir, mais qui existait bel et bien au fond de chacun. Elle laissait ensuite les souvenirs douloureux remonter à la surface. Les magies que les anciens avaient définies comme « interdite » n’avaient pas obtenu ce titre sur un coup de tête, il avait fallu des dizaines d’années de réflexion avant qu’une décision soit donnée. Même avec toutes les précautions qu’il avait pu prendre, O’lendÿl savait qu’il utilisait une force capable de broyer les esprits les plus fragiles pour n’en faire que des pantins, des coquilles vides au service d’une puissance que l’on ne pouvait nommer.

La jeune femme avait sans doute ressenti quelque chose à son contact, quelqu’un chose qui n’avait rien de plaisant et que l’on avait plutôt envie de fuir.

- L’affinité avec la magie n’a rien d’un don, pas plus qu’une malédiction, c'est un savoir qui doit être approfondie.

Évidemment sa connaissance dans la magie était bien différente, il avait étudié la chose des siècles auparavant, à une époque où toute affinité particulière était minutieusement étudiée. L’elfe peinait encore à prendre conscience du décalage entre l’époque où il avait été enfermé et celle-ci. Mais la magie, elle, n’avait aucunement changé, il pouvait le sentir.

- Une thérianthrope ? Intéressant… Je préfère ce que je vois maintenant à ce que j’ai connu il y a… longtemps. À mon époque, les représentants de ton espèce capable de se contrôler étaient une chose beaucoup trop rare, si bien qu’on préférait les exterminer.

C’était dit clairement et sans tact, la seule capacité de se « contrôle » dont faisait preuve la jeune femme était surprenante. Malgré cela il se sentait obligé d’éclaircir certains points sur la magie.

- Ton peuple… enfin, ceux que j’ai connus utilisaient la magie comme un outil, un outil que l’on peut jeter après utilisation. La magie n’a rien d'un outil, c'est une énergie vivante qui peut ou non répondre à notre appel, elle peut aussi y être forcée... Les personnes suffisamment sensibles, sont capables de ressentir les variations des flux magiques, en sentir chaque remous est un don rare qui doit être canalisé et maitrisé et je sais de quoi je parle.

Lui-même était doté de cette capacité, et de nombreuses années de pratique avec les meilleurs mages de son temps avaient été nécessaires pour être en mesure d’utiliser ce savoir convenablement. Bien sûr, pour ses pairs il avait corrompu son savoir pour utiliser ce qui ne devait plus l’être, mais ça n’avait plus grande importance à présent. Il se baissa et ramassa une fleur au sol.

- Regarde. La magie peut donner, mais il serait idiot de considérer qu’elle ne prend rien en retour.

D’une main il généra une petit orbe d’ombre dont l’aspect était semblable à de la fumée, au fur et à mesure que la sphère se faisait plus importante, la fleur dans son autre main dépérissait à vue d’œil avant de devenir qu’une poussière balayée par une brise printanière.

- Je n’ai malheureusement pas le temps d’expliquer tout ça ici, la mienne de place n’est pas dans un cachot magie et je ne compte pas y retourner. À quoi dois-je faire confiance ? Les miens, les hommes ou les Thérianthropes capables de se contrôler ?

D’ordinaire, c’était moi qui chamboulais le cœur des gens. Qui leur faisaient ressentir des émotions enfouies au fond d’eux dont ils ne soupçonnaient parfois même pas l’existence. Faire remonter de vieilles tristesses ou une haine froide et insondable.
Mais je n’avais pas pour habitude d’être la victime de mes propres sortilèges. J’en étais que plus perturbées. J’avais conscience d’avoir parlé sans même réfléchir à mes propos, sans me demander si ces informations seraient utilisées à mal envers ma personne. Mais c’était dit, et mon mal-être était bien réel. Ce magicien avait une aura fascinante, entachée de cette magie sombre qui parcourait ses tatouages, mais si on y prêtait vraiment attention, on pouvait sentir une autre forme d’énergie, plus pure. C’était sa nature profonde qui était toujours là.
J’avais mis tout mon ressentiment dans mes paroles et pourtant, il parlait du même ton calme et suffisant.

- Quand on possède un savoir dont on ne voulait pas, ça a tout l’air d’une malédiction pourtant… Bougonnais-je telle la jeune personne que j’étais.

Je blêmis, réalisant de quelle époque il venait vraiment. Un temps où les lycans étaient tué parce qu’ils ne savaient pas se contrôler… Oh Celeae, mais où étiez-vous ? À ses mots, je me retournais enfin vers mon interlocuteur, une pointe de crainte et d’effroi dans le regard. Avais-je fait une erreur en lui révélant ma véritable nature ? Je pouvais sentir la faiblesse de ses ressources actuelles, mais il demeurait toujours fort. Devais-je fuir tout de suite ? Lune leva vivement la tête en ressentant ma détresse.

- Est-ce… Est-ce que tu en as tué ? … Des thérianthropes je veux dire … Tu en as exterminé toi aussi ?

J’ignorais pourquoi je voulais connaître la réponse, cela ne changerait rien. Pourtant ça me semblait important, là, tout de suite.

Il passa rapidement à autre chose, recentrant la conversation sur la magie. Je l’écoutais sans plus intervenir, c’était étrange car j’eus l’impression qu’il en connaissait plus que moi sur ma propre magie. Jamais je n’avais rencontré quelqu’un maîtrisant les mêmes flux et sources. Cet orbe d’ombre pouvait ressembler à ma Brume, en plus sombre. Je me nourrissais simplement d’une ressource différente de la sienne.
En effet, il était dangereux de rester ici, bientôt d’autres elfes viendraient fouiller les lieux à sa recherche. Il semblait bien seul, arrivant dans un monde qu’il ne connaissait plus…

- Tu sembles connaître beaucoup de choses sur la magie…

Faisant les cent pas le long de la berge, je réfléchissais à tout ce qu’il m’avait dit. Cette conversation, dans ce lieu, à ce moment précis, il y avait forcément une raison. Pourquoi la destinée m’aurait envoyé ici sinon ?

- Je… Apprends-moi ce que tu sais sur la magie ! J’ai beaucoup voyagé dans le but de trouver quelqu’un capable de m’aider à contrôler… Tout ça. J’invoquais une sphère brumeuse qui éclata en une petite onde de choc. Mais personne n’a jamais réussi à me comprendre. J’ai l’impression qu’on parle la même langue… C’est bizarre… Je m’immobilisai, fixant mes prunelles bicolores dans les siennes. Et je t’aiderais à t’adapter à cette époque. Je suppose que tu ignores où aller tout de suite ? Il y a peu de gens qui connaissent aussi bien que moi les routes de Dùralas. Je possède une maison bien dissimulée à quelques heures de marche d’Endorial. C’est un bon point de départ.

Je pris franchement ses mains dans les miennes, en refoulant sa magie j’imposais la mienne à ses sens. L’air vibra alentour, se saturant par bourrasque. Des veinures bleutées apparurent sur mon corps, mes bras, mon visage, comme chaque fois que je condensais une grande quantité de magie qui infusait ma peau. J’ouvris mon esprit au sien, lui envoyant des sons, des odeurs, des images, de Dùralas, des différentes régions que j’ai pu visiter. L’odeur du sel, le chant des mouettes et des pirates d’Ishtar. L’air froid des montagnes des Baldors ainsi que la grande arène rassemblant des combattants de toute ethnie. La douceur de Kastalinn et les chants des tavernes humaines. Pour finir sur Stellarae et les peuples qui s’y rencontraient pour commercer.
Si je lui faisais sentir tout ce que je connaissais, peut-être aurait-il confiance en moi ? Je voyais là un bon moyen d'enfin obtenir des réponses.

- J’ai fait ce qu’il fallait faire, lorsqu’il le fallait.

Thérianthropes, humains, femmes et enfants… C’était une autre époque, un temps de guerre et de mépris, cela n’excusait en rien les actes qu’il avait pu commettre et de toute manière il ne recherchait aucun pardon. Mais c’était ainsi, la guerre changeait le monde et ses habitants, les survivants n’avaient pas d’autre choix que de devoir vivre avec ce qu’ils avaient vu et vécu.

O’lendÿl n’avait aucune intention de mentir sur ses actes passés, c’était même une fierté d’avoir combattu et sacrifié une bonne partie de sa vie pour défendre son peuple et les frontières du Royaume Silvestre. Le seul point noir de l’histoire était la manière dont on l’avait remercié pour ses services rendus. Durant la guerre, lorsque sa magie était en mesure de faucher la vie d’une dizaine d’hommes d’un seul coup, on le considérait comme un héros, et lorsque la guerre fut « terminée », il n’était qu’un monstre.

- J’ai éliminé des représentants de ton espèce. Des humains, des Thérianthropes et même des elfes qui se dressaient contre notre seigneur. Ne te méprends pas sur mes paroles, les changeurs de forme que j’ai connus étaient nettement plus… sauvages et belliqueux que l’être que j’ai actuellement sous les yeux, d’ailleurs il n’était même pas capable de reprendre leur forme naturelle une fois transformé.

Concernant la magie l’elfe hocha la tête, il avait en effet une certaine expérience en la matière. Bien sûr il n’avait la prétention de dire qu’il avait explorer toutes les facettes de la magie, car en vérité il tout bonnement impossible de définir une limite à ce que les gens pouvaient nommer « magie ». Cependant, cela n’enlevait aucunement le fait qu’il avait passé de nombreuses années à étudier et à parfaire son utilisation des flux magiques, une expérience sans doute très rare au vu de sa longévité.

O’lendÿl avait connu de nombreuses sensations durant sa vie ; la peur, la haine, la tristesse, la solitude… mais ce qu’il éprouva lorsqu’il vit la jeune femme créer sous ses yeux une petite forme brumeuse ressemblant fortement à ce que lui pouvait faire était tout bonnement indescriptible. Même la trahison qu’il avait subie semblait être une douce caresse comparée à ce pique glacé qui lui traversait le cœur. C’était tout bonnement impossible !
Toutes ses études, les artéfacts, les notes, il avait tout caché ou détruit, personne n’avait le droit ni les connaissances nécessaires pour manier ce mal sans risque, même lui n’en avait pas été capable alors… Lui savait, lui avait vu, et si jamais elle maniait les mêmes énergies que lui alors il faudrait…

Avant qu’il ne soit le temps de réagir, en un contact, son esprit fut assailli de vision, d’odeur et de sensations qu’il avait depuis longtemps oubliées. Mais… mais il y avait des humains, toujours plus d’humain, les campements de son époque étaient devenus des cités dans lesquelles Elfes et Hommes semblaient vivre dans une sorte d’harmonie bancale. Il avait raison, il avait toujours eu raison, depuis le début il avait prédit le déclin de son peuple et tout ce qu’il avait pu voir et comprendre grâce à la jeune femme le confirmait malheureusement. Il avait tout sacrifié, pour rien. Cependant, une chose ne lui échappa pas, aucune souillure n’émanait de la jeune femme, elle maniait donc une forme différente de magie, mais… comment ?

Malheureusement, l’ouverture d’esprit n’était pas un art à sens unique, encore une fois ce que la magie pouvait donner, elle le reprenait. À son tour elle pue ressentir ce qu’il avait vu et vécu, le poids des années passées. Sa jeunesse à une époque où les siens étaient bien plus nombreux, ses années d’études, ses amies et la femme qui avait comblé son cœur de bonheur. Elle verrait la guerre, la perte de son père, son étude de la magie des ombres… les batailles, les massacres, les corps calcinés des habitants et villages qu’il avait fait incendier et raser, toutes les horreurs qu’il avait pu commettre défileraient dans son esprit. Elle pourrait apercevoir le visage de sa fille, mais aussi la douleur qu’il avait ressentie lorsqu’on lui avait tout prit. Mais elle le verrait lui, cette souillure qui gisait au fond de son être, cette marque des ténèbres que rien ne pourrait effacer, l’ombre dans la nuit, celui qui attendait.

L’elfe recula d’un pas pour rompre ce contact qui n’avait que trop duré, si lui pouvait subir le poids des visions il n’était pas certains qu’une personne soit en mesure d’encaisser les visions de sa propre vie, des milliers d’années condensés en quelques secondes dans l’esprit d’un être dont l’espérance de vie effleurait tout juste la centaine d’années dans le meilleur des cas. Il n’avait aucune idée des effets que cela pourrait avoir sur la jeune femme, néanmoins, elle le connaîtrait à présent aussi bien qu’il se connaissait lui-même. D'abord silencieux, il attendait, prêt à la rattraper si elle devait perdre connaissance.

- Ne refais jamais ça avec moi. Excepté si tu tiens à voir ton cerveau couler par ton nez.

Je pensais avoir fermé mon esprit. Être assez forte pour le garder loin de moi mais mes défenses volèrent en éclats, on ne pouvait donner sans recevoir en retour, j’aurais dû retenir la leçon depuis le temps. Ses paroles prirent tous leurs sens alors. Une cascade de souvenir déferla dans mon esprit en un instant. J’avais envie de hurler tant le torrent était fort et douloureux. Ce contact-ci n’avait rien à voir avec le simple effleurement de tout à l’heure. Si j’avais simplement regardé par le trou d’une serrure précédemment, là j’étais carrément à l’intérieur de la maison. Je découvris une première vie de paix et d’insouciance, puis la guerre et la destruction. Une bataille sans fin contre un peuple envahissant et toujours plus nombreux. Mais ce n’était pas le premier esprit puissant qui me submergeait. J’avais rencontré le dévoreur Styx et j’en avais échappé indemne, enfin presque... Je résistais autant que je le pouvais, la Brume nous entourait et l’air vibrait si fort à l’intérieur que les derniers arbres qui tenaient debout aux alentours furent soufflés par le vent.

Voyant que les Hommes gagnaient du terrain, il avait cherché une force capable de les repousser, voire de les anéantir une bonne fois pour toutes. Et il avait trouvé. Sacrifiant sa vie pour ce pouvoir, sa femme et sa fille lui étant arrachée. Il ne mentait pas, il avait tout perdu pour une cause que personne d’autres ne soutenait. Enfin, je finis par l’atteindre, la Source… J’avais déjà senti cette énergie, cette noirceur, et je n’en fus pas moins effrayé.
Idem à ce jour, je me perdis peu à peu dans le brouillard sombre, toute envie de lutter m’échappa. Et Lune intervint tel un boulet de canon pour rassembler mon propre esprit éparpillé.

« Notre esprit est jeune, mais il n’en demeure pas moins puissant. Elfe qui pactise avec les démons. » Gronda la louve par le biais de ce contact. Pour la première fois elle s’adressa à quelqu’un d’autres que moi…

Les dernières sensations qui me furent transmises avant que le lien ne soit rompu étaient une haine et une tristesse intense. Puis la Brume disparut et le vent se calma. Lune avait pris une apparence agressive de louve noire et bleutée. Ses grandes ailes ébouriffées, elle grondait à côté de moi.
Relevant la tête, encore sonnée par l’échange plutôt corsé. Je pleurais. Beaucoup d’émotion se bousculait dans mon esprit et il me faudrait du temps pour assimiler tant d’années d’histoires. J’avais mal à la tête et je me sentais épuisée. Mais c’est de la peine et une immense tristesse qui restaient à la surface.

« O’lendÿl Aën’Ar-Feiniel… C’est si injuste… Les mots me manquaient et ignorant le ton menaçant de mon âme à mes côtés, je pris l’elfe dans mes bras. Autant par compassion que parce que je ne tenais plus vraiment debout. Je suis plus solide que j’en ai l’air, elle est là pour veiller à ce que je ne fasse pas de vague. Marmonnais-je en parlant de Lune.
Un jour, j’ai dû éliminer un rejeton d’Umbra qui semait le trouble dans la forêt. J’ai d’abord été frappé par la similitude entre nos deux énergies. Et puis il a tenté de me corrompre, et je me suis rendu compte que nos auras étaient totalement différentes. Ne t’en fais pas, je n’ai rien à voir avec cette Calamité. Pour avoir senti son emprise sur moi… Tu as dû vivre l’enfer pour arriver à le maîtriser… Comment est-ce seulement possible ? »

J’avais senti son désarroi face à ma sphère brumeuse. J’ignorais peut-être d’où me venait cette magie, mais je savais au moins à qui elle n’était pas affiliée.
Jamais je n’avais rencontré quelqu’un abritant le pouvoir d’une calamité… C’était terrifiant…

Bien qu’il ne dît rien à ce propos, l’elfe tiqua sur le mot « pactiser ». C’était malheureusement ou heureusement bien plus complexe qu’un simple pacte avec une puissance obscure. O’lendÿl n’avait pas commis l’erreur de pactiser avec une entité démoniaque, même si d’un point de vue extérieur il était facile de comprendre la chose de cette façon. Cependant… avec les années écoulées depuis son enfermement, pouvait-il affirmer que personne n’aurait pu avoir l’idée de faire une chose pareille à présent ?
S’il existait ne serait-ce qu’un seul adepte de la magie des ombres à travers le monde, alors il était le seul est unique responsable de cela, car il avait été la dernière personne à posséder un tel savoir et à ne pas avoir eu l’occasion de détruire l’ensemble de ses recherches… Il avait prévu de tout détruire, mais son enfermement prématuré l’en avait empêché, bien sûr le peu de choses encore existantes avait été soigneusement caché, mais… il fallait qu’il aille vérifier, il devait en avoir le cœur net.

L’elfe ne sut pas trop comment réagir lorsqu’elle l’enserra. Cela faisait… bien trop longtemps qu’il n’avait pas eu l’ombre d’un contact et voilà qu’une inconnue le prenait dans ses bras. Enfin… « inconnue ». Pouvait-il vraiment utiliser ce terme à l’encontre d’une personne avec qui il avait échangé des années de connaissance en une fraction de seconde ? Difficile à dire.

- Soit on meurt en héros, soit on vit assez longtemps pour se voir endosser le rôle du méchant.

Il avait vécu et il était devenu l’ennemi, et même aujourd’hui sans doute l’était-il encore. Bien sûr il ne comptait pas rester dans les parages suffisamment longtemps pour voir le comportement de ses congénères à son encontre. Il allait sans dire qu’une bonne partie d’entre eux ne le connaîtrait pas, le peu de personnes aptes à se souvenir de lui ou à l’avoir directement connu devait faire partie des plus hauts échelons de la société.

- Il semblerait en effet que vous… tu sois plus résistante. Mais il vaudrait ne pas abuser de ce genre de stimulation mentale, chez certains s’en ai presque devenu une drogue.

Encore une fois il ne pouvait s’étendre sur ce sujet maintenant, il y aurait trop de concept à prendre en compte et de choses à expliquer. Lorsqu’elle mentionna Umbra l’elfe se raidit naturellement et si elle ne tenait toujours elle l’aurait sans aucun doute ressentie.

- La magie évolue au fil des siècles, influencer par ses utilisateurs, mais aussi par des forces plus complexes dont peu connaisse l’existence. Il se pourrait que ton art soit… une sorte d’évolution de la magie d’Umbra, une évolution qui ne serait visiblement pas liée à son maître d’origine, un point certes étrange, mais positif.

Il aurait tellement aimé pouvoir être présent pour étudier ce phénomène, mais malheureusement il n’en avait pas eu l’occasion et ne l’aurait plus jamais. Réfléchir au passé ne servait à rien, il fallait prendre en considération l’évolution de la magie et les conséquences qui en découleraient, cela n’allait en rien faciliter la suite des évènements.

- Un enfer… C’est surtout le résultat de mille précautions et de siècles de pratique. Seule la connaissance sépare le fou de l’érudit, certaines forces sont interdites, car elles représentent un risque trop grand, car elles pourraient être maniées par des personnes aux compétences et au savoir limités.

Et autant que cela signifiait pas mal de monde, faire des tours de passe-passe pour amuser la galerie était une chose, être un mage en était une autre, le souci c’est que la première catégorie de personne se prenait souvent pour l’égal de la deuxième.

- Je… Je pourrais te dire ce que tu veux savoir, mais une fois loin d’ici. Si jamais on est pris ensemble, tu finiras toi aussi dans un trou de magie à attendre la fin des temps. Tu parlais d’une maison, non ?

- Soit on meurt en héros, soit on vit assez longtemps pour se voir endosser le rôle du méchant.

J’inscrivis cette phrase dans mon esprit, la frontière entre les deux était si mince parfois… Car finalement, à partir de quand considère-t-on un acte héroïque ? Ou méchant ? Les humains se plaisaient à catégoriser les actions des uns et des autres. Je n’avais jamais compris l’intérêt, le tout était de protéger sa meute, à tout prix.

- Je pense que le plus important est de protéger les siens… Peu importe ce qu’on met en œuvre pour y arriver.

Une drogue ? Je ne fus pas surprise. Effleurer certains esprits pouvait être grisant… Apaisant même pour certains. Mais surtout je n’avais aucune envie de retenter l’expérience.
Je sentis que l’évocation du nom de la calamité ne lui fut pas indifférente. Était-il surpris que je connaisse ce nom ? Que j’ai reconnu son essence ?
Je finis par le lâcher, reprenant un peu de contenance, je m’essuyais le visage encore trempé de larme avec la manche verte de mon uniforme zéphyrien. Je buvais ces paroles, je voulais qu’il me révèle encore plus de son savoir, mais il avait raison, on ne pouvait pas rester ici.

- C’est vrai que j’avais d’autres projets que de passer les mille prochaines années dans une tour. Même si j’avais dit cela du ton de l’humour, une pointe de crainte réveilla mon instinct de survie. Depuis ma visite chez mes parents, je savais que je vivrais bien plus longtemps qu’un humain ou un loup-garou ordinaire, raisons de plus de ne pas tenter le sort contre nous. Je regardais au travers du feuillage épais de la canopée, le soleil était haut dans le ciel et mon estomac gronda. Et puis brûler autant d’énergie, ça creuse, j'ai une faim de loup... Je ne dirais pas non à un bon repas. Est-ce que les elfes étaient déjà végétariens à ton époque ?

"- Tu lui fais vraiment confiance ? La voix de mon âme résonna dans mon esprit.

- Confiance ou pas, il ne peut rien faire contre nous. Tu l’as vue comme moi non ? Ces siècles d’enfermement ont engourdi ses sens. Il a beaucoup de choses à nous apprendre, Lune. Il détient peut-être des réponses.

- Très bien, mais s’il devient une menace…

- Oui, je suis d’accord avec toi, mais ce n'en est pas unes... Et puis s'il le devenait..."

Je ne terminais pas ma pensée. Cette échange silencieux ne dura qu’une infime seconde, puis la louve grognante se radoucit, comprenant mon point de vue.

- Bien, tout d’abord, on ne peut pas laisser ça comme ça… Céléborn ?

Je m’approchais du cerf royal qui c’était levé en entendant son nom. Le majestueux animal s’avançait déjà dans le cercle asséché par la magie. Reniflant le sol et les plantes alentour, la vie reprit peu à peu sous ses naseaux. Une végétation luxuriante tapissait de nouveau le bord de la rivière et de jeunes arbres poussèrent déjà à la place des anciens, revenu à la terre. Enfin, toutes tracent de résidu de magie avaient disparu, absorbé par la forêt. Ma main posée sur son encolure, je remerciais le cerf avant de lui expliquer mentalement ce qu’il allait devoir faire.

- Si des gardes viennent, ils ne sauront pas qu’on était là.
Maintenant on a de la route à faire et à pied on ira pas bien vite. J’espère que tu sais t’accrocher. Je te confie Céléborn. Ce n’est pas un cheval, il est très fier. Donc, si tu flattes suffisamment son ego, tout devrait bien se passer.

Sur son flanc droit était attaché l’étui de mon violon que je pris afin de le passer en bandoulière autour de moi. Mieux valait retirer du poids de sa selle… Seul demeurait mon arc au bois blanc et des flèches, accroché à son flanc gauche.

- Oh et tiens ! Mets ça ! Je lui tendis ma cape verte. Ça camouflera ton odeur si jamais des traqueurs se balade dans les bois, on devra passer près d’Endorial, c’est risqué… En plus Céléborn est reconnaissable, il faut pas qu’on te voie sur son dos.
Et une dernière chose, si jamais on doit se séparer, il connaît le chemin alors laisse-le avancer, contente toi de rester en selle.

Le laissant apprivoiser le cerf royal, je m’installais sur le dos de Lune et entrepris d’éclairer les environs pour être sûre que l’on soit bien seul.

- Tu es prêt ? Lui demandais-je une fois de retour au bout de quelques minutes.

- Je le pensais aussi, regarde le résultat.

Il avait fait passer la sécurité de son peuple avant sa propre famille et voilà. Faire le bien ou le mal… tout cela était si flou, la limité entre ses deux opposés étaient variable, déplacée au bon vouloir de l’auteur des actes pour se justifier quand le besoin s’en faisait sentir. O’lendÿl n’avait malheureusement pas eu la chance de pouvoir jouer avec cette « variable », on s’était contenté de lui caler la limite sous la gorge à l’instar d’une lame en l’accusant. Le problème c’est que d’une certaine manière il avait vraiment commis ce qu’on lui reprochait. Avoir intentionnellement continué les combats après l’arrêt de la guerre n’avait pas été très bien perçu, du côté des Hommes bien évidemment, mais aussi de son propre peuple. Mais si ça n’avait pas été lui, qui aurait eu l’audace de venger les innocents morts à la guerre ? Combien des siens avaient péri ? Sans doute trop pour que les siens aient le courage de continuer la guerre et de repousser l’ennemi loin des frontières, plus que cela, il avait même accepté de vivre avec des humains…

La jeune femme qu’il avait sous les yeux en était la preuve vivant, elle n’avait rien d’une elfe et pourtant elle portait une tenue de la Garde… Mais que pouvait-il faire à présent ? Plus rien, à quoi bon repartir en croisade comme les Hommes puisqu’ils avaient visiblement gagné de toute manière. O’lendÿl était curieux de connaître le nombre exact d’elfes au sang pur restant, son peuple était tout bonnement en déclin, même s’il n’avait encore rien vu de ce Nouveau Monde, il en était convaincu.

- D’autres projets comme aider des prisonniers à s’enfuir ?

C’est vrai qu’une fois la magie mise de côté, pourquoi se faire confiance mutuellement ? Le risque d’une pareille entente était grand, surtout pour elle, quant à lui… disons qu’il préférait tout simplement mourir plutôt que de repasser une éternité à pourrir dans un cachot.

- Une grande majorité, la viande était réservée à une élite, et en faible quantité, nous ne prenions que le strict nécessaire, en total désaccord avec les sauvages humains qui venaient chasser dans nos forêts.

Évidemment que des piques seraient lancés, pas forcément à l’encontre de son interlocutrice, mais envers tout un peuple dont l’existence même pouvait le mettre hors de lui. Il était tout bonnement impossible pour lui de concevoir un monde gouverné par une humanité qui s’était étendue aux quatre coins du monde.
Cela faisait des siècles que l’elfe n’avait pas eu la chance de voir un cerf royal. Il regarda avec une certaine nostalgie l’animal faire renaître la nature par sa seule présence. La mine sombre, O’lendÿl repensa à une époque où lui aussi était capable de faire naître des choses par sa seule volonté, une époque si lointaine qu’il avait l’impression d’avoir passé une existence à faucher des vies.

- Fier ? Peut-être faut-il simplement savoir lui parler.

L’elfe s’approche en douceur, utilisant sa langue natale pour communiquer avec l’animal.

- Sìlvaë tû elogirm leghöhr ûm siviël.

Cela eu peut-être son effet sur l’animal majestueux, ou peut-être était-il tout simplement dans un bon jour, cependant l’elfe pu s’en approcher sans difficulté pour lui flatter l’encolure. O’lendÿl attrapa la cape verte et l’attacha autour de ses épaules. Il avait une drôle d’allure vêtue ainsi, mais si cela pouvait lui éviter de retourner dans un trou alors… Dans un premier temps la remarque sur son odeur le fit tiquer, il releva légèrement la tête et posa un regard interrogateur à sa camarade d’infortune. Était-elle en train de dire qu’il puait ? Ou du moins qu’il avait une odeur suffisamment remarquable pour qu’on puisse l’identifier en tant que tel ? Cette remarque avait quelque peu piqué à vif son égo, cependant il ne réagit pas, se disant que quelque chose devait lui échapper.

C’est sans difficulté qu’il se hissa sur le cerf, l’animal semblait encore jeune par rapport à ceux qu’il avait pu connaître par le passé.

- Comme quelqu’un qui n’est pas remonté en selle depuis… mieux vaut ne pas y penser. Je tâcherai de suivre le rythme.

De toute manière il n’avait pas d’autre choix, c’était ça où y aller à pied.

- Eh bien, si on y réfléchit bien, t'étais plus un prisonnier quand je t’ai trouvé… Mais oui, c’est exactement le plan !

En quelque battement d’aile, nous avions fait le tour des environs et aucune odeur, ni aucun son ne m’interpellèrent.

- La voie est libre… On pe…

Je me tus, bouche bée. La tenue laissait peut-être à désirer. Bien que ma cape en coton brodée de fil d’argent n’était pas vilaine du tout. Mais cet elfe avait tout l’air d’un haut seigneur perché sur son cerf. Cerf qui en l’occurrence semblait l’avoir totalement adopté. Devais-je être jalouse de ce nouvel ami que mon compagnon de route c’était fait ? Je pris conscience tout à coup que je ne disais plus rien en le dévisageant. Ce qui fit virer mon teint pâle au pivoine.

- Je… Eh bien, on ne dirait pas que ça fait tout ce temps-là que tu étais… Je jetais un coup d’œil à la tour, il était peut-être trop tôt pour en parler. Bref, Céléborn à fier allure, c’est tout. J’ignore ce que tu lui as dit quand j’étais pas là, mais tu as de la chance, il a l’air de t’apprécier. Allons-y !

Ainsi on se mit en route à petite allure pour commencer, rien ne servait de courir si c’était pour perdre un passager en route. Lune avait grandi pour me permettre de monter sur son dos, aussi j’arrivais presque à la hauteur du cerf.

- Une grande majorité, la viande était réservée à une élite, et en faible quantité, nous ne prenions que le strict nécessaire, en total désaccord avec les sauvages humains qui venaient chasser dans nos forêts.

Je sentais que les humains allaient en prendre pour leurs grades, aussi, je ne relevais pas la pique parce qu’au fond, je ne les portais pas dans mon cœur non plus. Mon regard s'assombri.

- Quand mon peuple a fui Spelunca et la guerre entre lycan et vampire, on a dû s’adapter et apprendre à vivre avec les humains. Ils ne nous ont toujours traités que comme de la vermine, jusqu’au jour où ils ont trouvé une utilité à nous avoir à leurs côtés. Ma famille a toujours vécu sous la domination des Hommes. Mais moi je suis pas comme ça. Je n’ai pas de maître, personne ne peut me contrôler, j’ai choisi ma propre meute loin d’eux. Je me sentais obligé d’éclaircir ce point, et pour la première fois, on pouvait sentir ma propre haine dans ma voix, de la détermination aussi.
Tout ça pour dire que… On n'est pas si différent au fond. A la différence que je n'ais pas de jolies orreilles pointues. Au lieu de ça j'ai hérité de ces horribles yeux bicolores. Et de ces quenotes pointus... Est-ce que t'imagine, te mordre la langue avec des canines pareilles, franchement, dis-je en montrant mes crocs.
Si je t’aide maintenant, c’est parce que tu peux m’aider en retour, tu m’es redevable après tout. Continuais-je avec une sincérité sans faille.
Je ne suis personne pour juger ce que tu as fait, et ce que tu décideras de faire après. Tant que tu n’es pas une menace pour moi, ou pour les miens, évidemment.

Je ne parlais plus comme une garde Zéphyrienne, je n’en avais que l’uniforme à présent. Le cerf bondissant accroché à mon pourpoint me pesait parfois, mais il était une certaine sécurité que je ne pouvais me permettre de perdre pour le moment. Mieux valait avoir le plus d’alliés possibles dans sa poche.
Nous marchâmes ainsi un certain temps.

- Accélérons un peu, où Céléae nous saluera avant qu’on soit arrivé. Cet itinéraire est escarpé, mais plus éloigné de la route principale.

Je pensais avoir attendu assez longtemps pour qu’O’lendÿl s’adapte à la selle, puis Lune se mit à courir suivit d’un cerf bondissant au-dessus des nombreux obstacles, fourrées et autres buissons et branchages que nous rencontrions.

- On va pas tarder à arriver près d’Endorial, soyons prudent ! Un fois arrivée à la clairière des centaurs, on sera plus tranquille ! Criais-je contre le vent dans le but de me faire entendre.

-  C'est une monture d'exception, un noble animal, j'imagine que l'on se comprend un peu lui et moi.

L'elfique avait toujours un certain effet sur les animaux, le paria avait toujours eu une certaine affinité avec les montures, son père avait pour habitude de dire que cela venait de leurs illustres ancêtres qui au fil des siècles étaient passés maîtres dans l'art de dresser des chevaux. À l'époque où il pouvait encore se déplacer librement, il était coutume de dire que les montures elfiques étaient les plus efficaces de tout le continent, peut-être était-ce encore le cas ?
O'lendÿl écoutait attentivement les propos de la jeune femme. Le conflit entre Lycanthropes et Vampire n'avait pas directement concerné son peuple, c'était surtout une guerre interne qui n'avait jamais dépassé les frontières du massif Spelunca. Il esquissa un sourire lorsqu'elle lui montra ses crocs, c'est vrai que c'était le genre d'attribut plus dérangeant que des oreilles en pointe.

- La plus grande force des Hommes c'est leur capacité d'adaptation, ils peuvent vivre n'importe où et se multiplier à toute vitesse. Neuf mois leur suffit pour concevoir, et ils ne font pas qu’un seul enfant, dix-huit années plus tard, leur progéniture peu de nouveau concevoir et ainsi de suite. Malgré ça c'est un peuple éphémère, chaque individu est tout juste en mesure de vivre un siècle, leur espérance de vie est si ridicule que leur prolifération est une insulte.

Il ne répondit rien concernant le fait d'être une menace. Jusqu’à présent l’elfe n’avait aucune raison d’être une menace, la jeune femme n’avait pas essayé de le capturer, tout comme elle n’avait pour le moment pas eu l’idée de se mettre en travers de sa route.
Il ne fallut pas longtemps au paria pour reprendre ses marques en montures, malgré les années il n’avait rien oublié, du moins c’est l’impression qu’il avait. Plus il pourrait mettre de distance entre lui et son ancien cachot, mieux il se porterait.

L’elfe n’essaya même pas de répondre à la jeune femme, hurler face au vent n’aurait pas servi à grand chose, de toute manière il ne comptait pas se laisser distancer, chose d’autant plus facile puisque le cerf connaissait déjà la route.


La clairière était un endroit légèrement découvert et particulièrement calme, pas l’ombre d’un centaure à l’horizon d’ailleurs. Le duo avait ralenti l’allure, chose indispensable si l’on souhaitait ménager un peu les montures. L’elfe observait son environnement, il était silencieux, la caresse du vent et des rayons du soleil avait quelque chose de réconfortant. Cela faisait des centaines d’années qu’il ne s’était pas senti aussi bien.

- Si la garde patrouille encore, on ne risque pas de tomber sur quelques éclaireurs ?

La question était logique, à son époque, la garde patrouillait en continuellement sur tout le territoire, mais il s’agissait d’un temps lointain, un temps où la guerre était le quotidien. Aujourd’hui tout semblait différent, même la forêt semblait l’être.

Lune se mouvait avec aisance entre les branches et autres racines qui nous faisaient obstacle. On préférait certes voler, mais on aurait perdu notre invité et on aurait été plus visible.
Je sentis des présences elfiques sur notre route, mais ils étaient loin et on allait trop vite pour être en danger. On vit quelques maisons suspendues près d’Endorial, dissimuler dans les arbres. Mais on arriva plus vite que je l’espérais dans la clairière aux centaures et je pus enfin souffler un peu.

Connaître le point de vue d’un elfe était intéressant, je me rendis compte que je n’avais jamais eu de conversation aussi profonde avec l’un d’eux. Est-ce que les elfes d’aujourd’hui avaient ce genre de pensées vis-à-vis des peuples... Éphémère ? Car les humains n’étaient pas les seuls dans ce cas de figure finalement.

- Les créatures les moins impressionnantes sont souvent les plus dangereuses. Les skarniens en sont l’exemple même. Crois-moi les humains ne seront plus ton problème principal lorsque tu auras rencontré l’un de ces rats bipèdes…

Je ne m’étalais pas sur le sujet, O'lendÿl comprendrais bien vite que des menaces plus importantes vivaient sur Dùralas, et même s’il n’aimait pas les autres peuples, il serait bien obligé de s’en faire des alliés.
Je profitais un moment du soleil et du calme de la clairière. Et un coup d’œil m’indiqua que mon camarade en faisait de même.

- Personne n’aime devoir rendre des comptes aux Centaures, c’est qu’ils n’aiment pas être épiés et ils peuvent se montrer agressifs si on les dérange. Du coup la plupart des patrouilles évitent la clairière. Alors on devrait être tranquille. Et comme le terrain est dégagé, on verra vite si quelqu’un approche.

On était plus très loin de chez moi à présent, au loin on pouvait discerner le foret, ce côté qui abritait mon arbre maison.

La façon de penser de l'elfe semblait tout droit sortie d'un autre temps, et c'était tout simplement le cas. Même lui n'aurait su dire si d'autres représentants de son espèce pensaient encore de la sorte, il aurait fallu trouver un autre elfe aussi vieux que lui et avec suffisamment de dignité pour avouer qu'on ne pouvait pas effacer les événements du passé d'un coup de baguette magique. L'elfe n'avait jamais été du genre à pardonner, et ce n'était certainement pas maintenant qu'il allait s'y mettre. Humains, Thérianthropes, les sauvages verts du désert, tous ces peuples ne pouvaient marquer le monde que sur quelques générations avant de s'éteindre.

Des peuples où les plus illustres représentants cherchaient à être toujours meilleurs que leur prédécesseur, une recherche de gloire éternelle, être le meilleur roi, le meilleur combattant, le meilleur chasseur… une manière futile pour que leur nom ne soit pas oublié au fil des âges.

- Rat bipède ? De quoi parles-tu ?

Des hommes-rats ? Depuis quand pareille engeance foulait-elle le sol du continent ? L'elfe avait beau fouillé dans sa mémoire, il ne lui semblait pas avoir entendu parler de telle créature… c'était là encore une preuve que les choses allaient mal. Bien entendu l'elfe n'était pas capable de tout comprendre, certes il avait d'une façon ou d'une autre fusionné sa mémoire avec celle de la jeune femme, mais… mais oui, en y repensant il avait des flashs concernant des souvenirs qu'il n'avait pas directement, sans n’en avoir jamais vu il comprenait à présent de quoi elle parlait.

- Je… Je crois voir à quoi cela ressemble, mais c'est de tes souvenirs qu'il s'agit, pas des miens.

Il fallait faire un certain effort pour accéder à ses souvenirs, cela n'avait rien de naturel de faire appel aux souvenirs d'une autre personne c'est pourquoi au début il n'avait pas vraiment réagit. .

- Leur rendre des comptes ? Depuis quand faut-il rendre des comptes aux centaures ? Par le passé ils vivaient loin de nos frontières et n'étaient pas du genre à venir fureter sur notre territoire. Enfin, encore une fois, c'était il y a longtemps.

Malgré les rayons de soleil, la mine de O'lendÿl ce fit plus sombre. Le royaume de son peuple semblait avoir réduit au fil des siècles, grignoté de toutes parts par des peuples qui jadis n'auraient jamais osé franchir la frontière de peur de connaître l'horreur de la guerre avec un peuple dont l'art martial et la maîtrise de la magie n'étaient plus à prouver.

- Je te suis.

J’étais prête à répondre, mais mes souvenirs le firent pour moi.

« C’est bizarre, j’avais jamais fait ça avant, j’espère qu’il n’y a aucun effet secondaire à partager sa mémoire… Les skarniens ont toujours plus ou moins existés, mais ils vivaient sous terre donc c’est difficile à dire quand ils sont apparus… Depuis qu’ils ont décidé de remonter à la surface, ils sèment le chaos partout où ils passent… » Mais combien de souvenir lui avais-je communiqué au juste ? Toute ma vie, ou seulement des bribes ? Je ne me souvenais plus bien de ce moment et surtout je n’avais eu aucun contrôle sur les événements qui avaient suivi… Connaîtrait-il la véritable nature de Lune ? A savoir qu’il s’agissait de mon âme, cible idéal pour de nombreux magiciens ? Et puis le séjour que j’avais passé auprès de ma famille me revint tel un boulet de canon. C’était récent, et j’avais tout fait pour enfouir cette douleur au plus profond de moi. La mort de ma mère et les longues conversations que j’avais eu avec mon père à ce sujet. La maladie des lycans, dont j’aurais très bien pu hériter… La légende de Spelunca, ce loup-garou immortel qui pourrait être bien plus qu’un simple conte pour enfant. Ihana Sidän, ce lieu que mon dernier parent m’avait fait promettre de trouver pour je ne sais qu’elle raison… Savoir qu’un parfait inconnu pourrait très bien partager mes souvenirs les plus douloureux me mettais soudainement très mal à l’aise et muret dans le silence, je fixais la lisière de la forêt qui se rapprochait pas à pas.

Si bien que parler des centaures me procura une joie immense et un rire moqueur s’échappa de ma bouche aux paroles d’O’lendÿl.

« Vous les elfes vous êtes vraiment tout pareil, peu importe à quelle époque vous vivez, vous pensez que le monde vous appartient. Les centaures sont de puissants alliés pour la garde Zéphyr et en échange de leurs services on les laisse vivre en paix. Aujourd’hui l’équilibre du monde est plus fragile que jamais et il est important que tout le monde contribue à sa protection. Tu le comprendra bien assez vite... »

Le soleil commençait à décliner dans le ciel et mon ventre criait famine, on arrivait sous le couvert des arbres. Après avoir suivi un chemin tortueux, j'invoquais une petite pulsion magique qui dégagea une voie entre des lianes denses. De l'autre côté, un vieux et immense chêne trônait. Seule une petite porte discrète entre ses racines montrait qu'il s'agissait d'une maison.
Un puits de lumière éclairait ce petit coin tranquille qui semblait fort accueillant.

« Bienvenue chez moi ! »

- C’est surtout qu’à mon époque, c’était le cas jeune Holy. Notre territoire s’est réduit, tout comme notre puissance d’antan, j’imagine, au profit des autres bien entendu… L’information est encore un peu dure à digérer.

Si tenté qu’elle puisse l’être. Beaucoup de choses avaient changé, trop sans doute… Les centaures à l’instar des Theriantropes semblaient avoir évolué, suffisamment pour être considérés comme des alliés. De valeureux alliés à qui l’on avait gracieusement refilé un bout de territoire en guise de remerciement pour service rendu. C’était sûr que ce genre de « remerciement » était bien plus appréciable que celui dont on l’avait gratifié lui.

- Heureux de savoir qu’ils sont dignes de confiance à présent.

Mille cinq cents ans plus tôt, la présence des centaures était considérée comme nuisible, ils se déplaçaient en petite bande de combattants pour venir harceler les frontières et voler des ressources. Le voleur d’hier était donc devenu l’allié de demain. Voilà que sa camarade parlait d’équilibre en le qualifiant de fragile, l’elfe manqua de tousser. Déjà à son époque, les plus sages qualifiaient l’équilibre du monde comme fragile, mille cinq cents ans à voir le monde évoluer lentement mais sûrement le long d’un gouffre sans fond. Puisque les ennemis devenaient des alliés, le paria conclut que le monde devait être prêt à basculer. L’elfe n’évoqua pas tout cela à voix haute, jugeant que la jeune femme avait au moins la chance de vivre dans la présent, elle devait déjà bien être au fait des travers du monde dans lequel elle avait dû évoluer, rajouter les paroles d’un pauvre erre du passé n’aurait absolument rien changé.

O’lendÿl continua de suivre la jeune femme le long d’un petit chemin sinueux dont il craignait ne jamais le bout. En l’observant interagir avec la nature, l’elfe compris qu’il n’aurait jamais put tomber sur sa demeure tout seul et c’était sans doute le but. Il observa l’endroit d’un œil attentif, tout semblait si calme et agréable. L’elfe démonta et d’une caresse, il laissa le cerf retourné auprès de sa maîtresse.

- J’imagine que tu ne dois être dérangée souvent ici ?

Plus clairement il voulait savoir si quelqu’un pouvait trouver l’endroit où ne serait-ce que s’y présenter sans y avoir été invité. Difficile de savoir si l’on viendrait le rechercher jusqu’ici, mais il préférait rester sur ses gardes.

Encore une fois, je me rendis compte qu’il avait passé vraiment beaucoup trop de temps dans cette tour, mes paroles avaient été trop cinglantes et je m’en excusais d’un bref regard…
Céléborn dessellé, il vint vers moi, je le remerciais silencieusement en lui flattant l’encolure puis il trottina vers le ruisseau qui serpentait plus loin. Il s’abreuva longuement avant de s’allonger sur un tapis de mousse. Lune se mouvait dans la Brume, changeant plusieurs fois de forme en se dégourdissant tantôt les ailes d’oiseau, tantôt les pattes de louve ou de félin. Elle n’aimait pas rester trop longtemps sous la même apparence.
La végétation formait comme une barrière naturelle tout autour de cette minuscule clairière, le grand chêne trônait fièrement à son extrémité.

-Jamais, personne ne peut trouver cet endroit que ce soit par hasard ou non. Il y a des charmes un peu partout dans la forêt qui rendrait fou n’importe qui tenterait d’arriver jusqu’ici. Pour les voyageurs égarés, ça les perds un peu jusqu’à ce qu’ils s’éloignent… C’est que je tiens à ma tranquillité… La magie se diffuse dans les carillons que tu entends au loin, tu peux les écouter sans crainte, je t’en ai protégé tout à l’heure.

Coïncidence ou non, une brise légère fit tinter les différents instruments dissimulés dans les arbres. J’aimais me sentir en sécurité dans ma tanière.
Je laissais O’lendÿl faire le tour du prioritaire tout en tentant de déchiffrer les expressions de son visage. J’avançais au fur et à mesure vers la petite porte en bois imbriquée dans les racines apparentes de l’arbre géant. Puis j’entrais en trombe dans un salon spacieux, le sol était recouvert de tapis et de coussin colorés et confortables, des fauteuils était disposés autour de la grande cheminée. La pièce principale de la maison débouchait, sur la droite, dans la cuisine encastré dans une alcôve racinaire, sur la gauche du salon, se trouvait un grand atelier mêlant couture et instrument de musique ainsi qu’un escalier en colimaçon, menant dans la chambre. Une petite bibliothèque se trouvait directement dans les racines. Et un bureau était caché par des tas de parchemin et de livres sur la magie. Notamment mes notes sur la magie des âmes et de la brume. Finalement, il y avait pas mal d’espace à l’intérieur, ce qu’il ne paraissait pas de l’extérieur. La magie y était pour beaucoup…

« Calcifeu, active les fourneaux, on a les crocs ! »

Tout en parlant, je jetais une bûche sur des braises dormantes. Aussitôt une petite créature se dessina dans les flammes de l’âtre, elle sembla bayer et s’étirer.

« Je t’attendais plus tôt… Envoie la sauce ! » Une flamme se forma dans le fourneau de la cuisine et toutes les lanternes de la pièce s’allumèrent.

« Fais comme chez toi ! » Lançais-je à O’lendÿl alors que je sortais déjà poêle et casserole. Lune prit sa forme humaine, la brume était à peine visible sur sa peau pâle et ses cheveux d’ébène cachaient ses oreilles pointues d’abyssale, ses yeux bleu vif étaient fin et ses pupilles verticales notaient un peu plus sa nature de sirène. Ça me coûtait toujours une grande quantité de magie de lui permettre d’arborer cette apparence, mais c’était un entraînement efficace pour nous deux. Après avoir disparu quelques minutes dans le garde mangé, elle ressortit avec des légumes et un lapin chassé la veille.

Je m’afférais en cuisine, accompagné par le démon mineur tout en laissant notre invité déambuler dans la maison. C’était étrange de laisser quelqu’un entrer ici, alors qu’on était toujours que deux. Mais ce n’était pas déplaisant pour autant.

- Il faut croire que c'est une bonne chose de se tenir loin des autres…

Fit le paria en hochant la tête, peut-être aurait-il du agir comme le faisait la jeune femme, vivre loin des autres. O'lendÿl ne faisait pas partie de ces gens dont le besoin principal était de vivre en société, de voir des gens. L'elfe n'avait pas besoin de sociabilité, il n'en avait jamais eu besoin, et même mille cinq cents ans d'emprisonnement n'avaient rien changé à cela, c'était même l'inverse.
L'endroit était sans doute idéal pour se cacher, temporairement du moins, l'elfe ne comptait pas rester dans les parages indéfiniment, il avait des choses à faire, à vérifier… Il devait se rendre dans le Nord, retrouver le tombeau où il avait dissimulé le peu d'artéfacts concernant sa magie. Les courants magiques pouvaient avoir changé en plus de mille ans, mais certaines choses ne devaient pas être découvertes ni utilisées, plus qu'un grand pouvoir c'était surtout une malédiction.

Il observa la demeure de la jeune femme d'un œil attentif, c'était… rustique, mais bien plus spacieux et agréable que la cellule dans laquelle il avait séjourné beaucoup trop longtemps à son goût. L'endroit semblait si calme que cela en devenait apaisant. Malgré ce calme, l'elfe ne pouvait pas empêcher son esprit de réfléchir, qu'adviendrait-il de cet endroit si jamais quelqu'un avait été en mesure de les suivre ? Son regard se posa sur la jeune femme, elle risquait gros pour un inconnu, enfin, « inconnu » dont elle connaissait à présent toute la vie grâce aux souvenirs en commun qu'ils avaient à présent.

Invité à faire comme chez lui, l'elfe progressa, son regard se pose sur les meubles, coussins et autres décorations présentes dans le lieu. En bon érudit son regard se posa naturellement sur le bureau intégralement recouvert de notes. O'lendÿl s'autorisa à feuilleter une ou deux notes, s'apercevant que la jeune femme avait tenté d'étudier, mais aussi de comprendre la magie qu'elle utilisait. L'elfe ne put s'empêcher de faire un lien entre elle et lui, c'était cette soif d'apprendre qui l'avait conduit à repousser toujours plus loin ses limites et… son regard se posa naturellement sur les tracés sombres qui recouvraient ses mains. Ses mains et ses bras n'étaient pas les seuls endroits parcourus par les mystérieux glyphes, il y avait d'autres parcelles de peaux que la décence ne permettait pas d'évoquer.

Il avait bien compris que la magie qu'il maitrisait lui était bien différente de celle qu'utilisait la jeune femme, même si elle était plutôt similaire en termes d'aspect. Il n'avait pas ressenti d'influence démoniaque lorsqu'elle avait formé elle-même une sphère, mais… pouvait-il assurer que cela était sans risque pour autant ?
Il devait étudier la chose, tester ses connaissances afin de pouvoir établir un véritable compte-rendu sur la question, et possiblement y trouver un remède ou une solution plus ou moins efficace.

- Depuis combien de temps étudies-tu cette magie ?

Cela ressemblait presque au travail de toute une vie, cela était un problème qu'il ne pouvait pas laisser passer. Il avait passé sa vie à étudier l'ombre, sacrifier la plus infime des possessions pour en apprendre plus et maintenant… Il avait l'impression d'être une coquille vide.

- J'espère que tu n'y passes pas trop de temps, ce n'est pas très bon pour la santé, je suis plutôt bien placé pour le savoir.

Tout en cuisinant, j’observais du coin de l’œil l’elfe qui faisait le tour du propriétaire. Ça ne me surprit pas lorsque je le vis s’arrêter devant mon bureau. Une fois tous les légumes ainsi que la viande mise à mijoter au-dessus du feu. Feu soigneusement surveiller par Calcifeu, je pus me libérer de la cuisine pour rejoindre mon invité. Pensive, je pris la feuille qu’il avait dans les mains pour voir ce qu’il regardait.

« Ça fait quelques années que j’ai commencé à étudier la magie, depuis que je suis partie de chez mes parents, et que j’ai trouvé l’académie de magie afin de  réussir à la contrôler. Mais depuis que j’ai appris la mort de ma mère, je fais encore plus de recherche, ma magie tant à changer depuis quelque temps et ce que je note, ce sont tous ces changements. Mais il n'y a pas que ça. »

Je sortis un carnet d’un des tiroirs du meuble et l’ouvris à une page bien précise. Des dessins au charbon ainsi que des notes prisent à la volé parcouraient la double page.

« La santé, je ne l’ai pas vraiment, je suis condamné. Une maladie héréditaire. Tu vois ça, c’est un loup-garou qui est atteint du mal du loup. Ça ne se déclenche pas tout de suite, mais les transformations deviennent de plus en plus intenses et compliquées, ils finissent par devenir complètement fous jusqu'à en oublier de manger ou de dormir, puis ils finissent par mourir de faim, si on ne les achève pas avant. D’après mon père, ma mère est morte à cause de ça, mais j’ai regardé dans tous les livres que j’ai pu trouver et beaucoup de choses ne collent pas. La seule chose dont je suis certaine, c’est que je l’ai aussi.

Le problème, c’est que dans aucun cas recensé le loup-garou possédait une quelconque affinité avec la magie. Ni virtuose, ni aucune autre forme. Or, même si je ne l’ai jamais vue faire un seul sortilège, j’ai toujours senti une présence magique auprès de ma mère. Moi je suis née avec une âme divisée en deux, et ces pouvoirs qui ne cessent d’évoluer. Je me demande quel danger je pourrais représenter dans le futur... Un magicien qui devient fou ça pourrait créer des problèmes...

Apparemment, peu avant de rendre son dernier souffle, dans ces faibles moments de lucidité, ma mère n’arrêtait pas de parler d’un lieu où je devrais me rendre, dans la région de Spelunca, une sorte d’oasis fertile du nom d’Ihana Sidàn. Le hic c'est qu'elle n’est indiquée nulle part. Sur aucune carte, elle n’apparaît dans aucun registre. Ça fait des mois que j’étais partie à Stellaraë pour éplucher tous les manuscrits de la bibliothèque sans succès. C’est pour ça que je suis revenue ici, pour aller voir à l’académie directement, même si j’ai peu d’espoir d’y trouver quelque chose… Je sens que je vais devoir me rendre dans le massif Speluncien et chercher l’endroit seu…

-Le ragoût est prêt ! Le ragoût est prêt ! Le ragoût est…

-On arrive, merci Calcifeu ! Allons manger tant que c’est chaud ! J’ai une faim de loup ! Enfin, c’est pas parce que… Bref allons-y.» La créature de flamme mit fin à la conversation pour le moment.

Je mis quelques minutes à dresser une table décente au milieu du salon libéré des nombreux coussins de sol qui était éparpillés un peu partout. J’invitais mon invité à s’installer tandis que j’apportais deux assiettes remplies de ragoût de lapin fumants.

« Quand on a tout une fratrie de thérianthrope à nourrir, on apprend à faire des plats copieux, c’est sûr, j’espère que ce sera bon, ça faisait longtemps que je n’avais pas fait ce plat. Bon appétit ! »

Je ne me fis pas prier pour manger, je n’avais rien avalé depuis le matin et mon estomac criait famine.

Le travail de la jeune femme était pour le moi impressionnant, tout était documenté, illustré de croquis et d'explication plus ou moins précis, c'était presque un véritable travail d'érudit. Le paria écoutait avec attention les propos de son interlocutrice, il trouvait même cela étonnant qu'elle se confie ainsi à lui, après tout il n'était qu'un inconnu tout droit sorti d'une prison magique.

- D'expérience je n'ai jamais rencontré de loup-garou avec une quelconque capacité magique, et ceux que j'ai pu croiser étaient déjà fous, incapables de contrôler leurs pulsions, c'était moins que des animaux.

Les moins étaient durs, mais ils étaient vrais. Combien d'amis avait-il perdus entre les griffes d'un changeur de peau ? Trop pour les compter. En vérité il ne lui restait pas grand-chose, il ne regrettait pas ce qu'il avait fait, et ce qu'il avait dû faire, car c'était un autre temps, un temps où sa mission était de protéger son peuple.

- Ihana Sidàn ? Ça ne me dit rien.

L'elfe fouilla dans ses souvenirs à la recherche d'une information quelconque, mais il n'y avait rien, O'lendÿl avait tellement étudié la magie et ses effets que beaucoup d'autres choses avaient été tout simplement reléguées au second plan. Dans son esprit les Thérians étaient des parasites dangereux qu'il fallait éliminer, rechercher la source de leur affliction était moins important que de trouver une manière de s'en débarrasser définitivement. Sa rencontre avec la jeune femme lui faisait légèrement changer d'opinion, en effet elle semblait capable de se contrôler et n'avait pas encore tenté d'éparpillé aux quatre coins de la pièce telle que l'aurait sans doute fait ses très lointains ancêtres.

L'elfe s'installa sur un coussin et récupéra l'assiette, même si le plat avait une odeur agréable, il savait qu'il ne pourrait malheureusement pas en profiter, encore un sacrifice inutile. Tout ce qu'il pouvait boire au manger n'avait soit pas de goût, soit dans le pire des cas un goût semblable à la cendre. L'elfe n'avait pas beaucoup d'appétit, et pour cause, son esprit réfléchissait à d'autres problèmes bien plus urgents que celui de se sustenter. Le monde, la magie, tout était en train de changer et il ne pouvait pas rester assis sur un coussin à manger comme un bienheureux.

- Je dois quitter la forêt et rejoindre le Nord.

Avait-il déclaré en se redressant. Il y avait tellement de choses à dire… tellement de concepts et de choses à prendre en compte pour expliquer ses motivations, mais… Il n'avait pas le temps ni l'envie de tout expliquer, il se contenterait des informations importantes.

- Cette magie que tu étudies, c'est un fléau. Même s'il est resté différent que celle que je maîtrise, elle ne devrait pas exister, et personne ne devait être en mesure de la manière, qu'il s'agit d'une mutation mineure d'un flux archaïque ou non. J'ai passé des centaines d'années à étudier le moindre glyphe, la plus infime des incantations pour comprendre et assurer mes arrières. Si par bêtise quelqu'un venait à s'y essayer sans avoir les connaissances nécessaires alors…

Alors il viendrait, lui, l'ombre dans la nuit et ce serait la fin… Sauf s'il pouvait l'en empêcher.

- Je dois rejoindre le Nord dans l'espoir d'y trouver le reste de mes notes que j'avais dissimulé avant d'être enfermé et les détruire pour de bon. L'évolution de la magie d'un rien d'un bon présage, ce que tu es capable de faire n'en est pas un non plus… Excuse-moi.

L'elfe avait repoussé le plat qu'il avait à peine entamé puis il se redressa. Un pas après l'autre, il se dirigea vers l'entrée en espérant pouvoir réfléchir au problème.