Les plus anciens souvenirs de K'illa remontent au traumatisme de l'éclosion. Jusqu'à l'expérience de s'éveiller, seul, dans les ténèbres, enfermé dans une prison restreignant le moindre de ses mouvements, l'empêchant même de respirer. De commencer sa vie sans savoir où il se trouve ou même ce qu'il est. De commencer par un premier combat pour la survie, devoir percer la coquille molle de son œuf. Ce n'est qu'après une lutte terrible qu'il parvint à la déchirer, goûtant pour la première fois l'eau salée de son lagon natal, celle-ci piquant ses yeux dépourvus de paupières.
Ce n'est qu'une fois libre, épuisé, qu'il put pour la première fois découvrir son environnement. Un nid de sable balayé par de la lumière chatoyante, allant et venant au rythme lent, mais régulier des vagues. Celui-ci était bordé d'une immense muraille multicolore aux formes insoupçonnées et en mouvement permanent, algues, coraux et petits poissons constituant un véritable sanctuaire. Près de son œuf crevé, d'autres œufs en passe d'éclore se laissaient bercer. S'approchant, il réalisa que contrairement à sa première impression, ils n'étaient pas opaques, mais légèrement transparents. À travers la membrane, il pouvait apercevoir d'autres êtres similaires à lui sur le point de naître.
Cette vue eut pour premier effet de réaliser la faim qui lui tenaillait le ventre. Aussi, sa fascination de l'environnement l'ayant vu naître remplacée par un appétit conséquent, il nagea vers ses congénères. Avant toutefois que sa voracité ne le pousse à réaliser l'irréparable, il fut plongé dans l'ombre. Une forme passa au-dessus de lui, colossale, générant par sa simple présence un courant bien plus puissant que le remous des vagues et contre lequel il eut du mal à lutter. Puis quelque chose s'écrasa doucement dans le sable en soulevant de la poussière, juste à côté du nid. Quelque chose dont il flaira le bouquet, une fragrance qu'en un instant il sut dirigerait sa vie tout entière. Un goût ferreux et moins salé que l'eau de mer : du sang. Un morceau de corps venait de lui être offert et, sans réfléchir à sa provenance, il se laissa diriger par son instinct et sa faim, y plongeant généreusement les excroissances de la gueule.
L'ombre immense repassa régulièrement, chaque fois lorsque son appétit se manifestait, laissant derrière les carcasses de proies écharpées. Lorsqu'il ne mangeait pas, il explorait son environnement, nageant entre les algues, faisait fuir les fretins ou errait autour des autres œufs. Œufs qui éclorent rapidement, le gratifiant de frères et sœurs identiques, tout en longueur, nageoires et mâchoire. Les retardataires toutefois ne purent jamais nager en leur présence, l'ombre ayant trop tardé à livrer leur pitance. Ils furent dévorés dans leurs œufs par des nouveau-nés affamés.
Les marées passèrent. L'ombre revenait, inlassablement, rapportant toujours de nouveaux morceaux de viande tendre pour la portée. Mais très vite, ce ne fut plus assez. Aussi nombreux, ils ne laissaient rien de leurs rations et durent se tourner vers d'autres sources de nourriture. Par chance, le lagon était riche en proies pour les jeunes poissons à mâchoire, même si cela n'empêcha pas toujours certains des plus chétifs de disparaître sans laisser de traces.
Puis vint la marée où l'ombre cessa de nager au-dessus du récif et de leur apporter de la nourriture. Leur parent quitta l'atoll pour ne jamais plus revenir.
Les marées passèrent. Tempêtes et grands reflux se succédèrent. L'eau chauffa et refroidit à plusieurs reprises. Le récif devint finalement étroit pour les prédateurs en pleine croissance, réduits à une dizaine d'individus sur la centaine d'œufs que K'illa avait pu découvrir à son éclosion. Les proies devinrent chétives et l'espace trop restreint. Aussi s'aventurèrent-ils enfin vers la surface, cette barrière infranchissable, afin de continuer à explorer les frontières de leur territoire. C'est ainsi qu'ils découvrirent d'autres lagons adjacents au leur, peuplés d'autant de poissons à dévorer que celui qu'ils quittaient. D'un côté se trouvaient des haut-fond agités par les vagues, de l'autre les profondeurs plus obscures.
La découverte de la taille réelle de la chaîne de coraux changea également leur perception du monde. Au sein de leur lagon, ils étaient en sécurité. En nageant d'un puits à l'autre, la découverte d'autres prédateurs plus dangereux qu'eux fut sanglante. Un des frères de K'illa se vit réduit en charpie, lui le corps déchiré et engloutit d'une seule bouchée.
*
Ce n'est qu'après cet évènement que la portée apprit à se mouvoir avec plus de précaution. Découvrir leur place dans la chaîne alimentaire avait été une leçon importante qui, comme toutes leurs expériences, ils n'oublièrent pas.
Ils n'oublièrent pas non plus la première fois où une créature inconnue vint de la surface pour nager dans les lagons. Dissimulés par les varechs, ils commencèrent par l'observer, étudiant ses mouvements et son comportement, craintifs à l'idée de s'être découvert un nouveau prédateur. Néanmoins, la créature ne sembla pas les avoir remarqués ou s'être intéressée à eux. L'inverse n'était pas vrai. Et pour cause. Ce nouveau venu n'avait ni queue ni cou élancé comme eux, mais bel et bien quatre membres terminés par des doigts et non des nageoires. C'est pourquoi finalement, au mépris de la prudence, K'illa finit par se révéler et nager à sa rencontre.
Le comportement de la créature changea brusquement lorsqu'elle le remarqua. Agitant les bras - et révélant être une bien piètre nageuse - elle tenta de fuir. Ce qui leur apporta réponse à leur interrogation principale : il s'agissait d'une proie. En groupe, ils coupèrent sa retraite, l'obligeant à rester au sein des récifs. Avant toutefois de dévorer la créature aux quatre membres, aussi imposantes qu'eux, ce qui était particulièrement rare dans le lagon, ils l'étudièrent.
Des algues très fines couvraient son crâne. Des muscles étranges palpitaient sur ses yeux paniqués. Un varech rigide entourait son bassin et ses épaules, mais se déchira lorsqu'ils l'agrippèrent de leurs griffes, sans engendrer de saignements. Enfin, lorsqu'ils décrochèrent l'étrange protubérance de chitine de son museau plat, la créature mourut dans cri étouffé par un flot de bulles, aussi pitoyable que surprenant. Sa chair en revanche apporta davantage satisfaction que sa lutte, se révélant particulièrement ferme et riche au palais.
L'une des sœurs s'attarda à comprendre que faisait la créature avant qu'ils ne révèlent leur présence. Mais omis la multitude de cailloux blancs, ronds et impropres à la consommation, prélevés sur des coquillages puis stockés dans son varech déchiré, elle ne trouva nulle réponse.
Suite à la rencontre, K'illa se hasarda à nager à l'écart du récif. D'où qu'ai pu provenir cette créature, elle ne devait pas être la seule représentante de son espèce. Par conséquent, il devait quelque part y avoir d'autres de ces animaux piètres nageurs et mourant lorsqu'on leur retire leur chitine du museau. D'autres proies faciles à traquer.
Il s'aventura de plus en plus loin vers le large, au risque de se faire attaquer par un squale. Mais cela ne se produisit pas. À la place, il l'entendit pour la première fois sans plus que la cacophonie du récif ne le masque : le chant fascinant des cétacés.
Comme envoûté, il resta un temps difficile à estimer, bercé par les vagues, à écouter ces imposants animaux du large qu'il discernait tout juste au loin. Les émotions exprimées lui étaient inconnues, mais éveillèrent quelque chose en lui. Il s'agissait d'un message. D'un partage. De sentiments tendre et chaleureux, d'un spécimen à un autre, d'un progéniteur à sa descendance.
K'illa n'avait jamais connu pareille émotion. Le seul parent qu'il eut connu n'était qu'une ombre le nourrissant à intervalles réguliers avant de disparaître au large. S'y trouvait-il encore après toutes ces marées? Quelque part au loin ? Cette question le hanta, jusqu'à bien après que les cétacés ne se soient retirés et que ses frères et sœurs ne l'aient rejoint, attirés par son isolement.
*
D'autres créatures enveloppées de varechs clairs et au masque de chitine vinrent ponctuellement aux lagons. Tout comme la première, elles nageaient vers le fond et prélevaient des billes de nacre dans les coquillages. K'illa et sa portée à nouveau festoyaient aux dépens de ces proies faciles. Mais volontairement, ils ne les dévoraient pas toutes. Inutile d'écrémer leurs bancs plus que nécessaire.
Poussé une nouvelle fois par la curiosité, K'illa nagea à la suite des rescapés. D'où provenaient-ils ? Combien étaient-ils ? Pourquoi venaient-ils et étaient-ils si faibles ? L'étonnant, ils fuirent en direction des haut-fonds. Dépourvu d'algues, de rochers ou de crevasses où fuir, secoué par les vagues, K'illa s'y sentit vite en insécurité. Mais les créatures ne semblaient pas dérangées. Plus surprenant encore. Elles traversèrent la surface là où les vagues s'achevaient, s'extrayant du monde aquatique.
Stupéfait, K'illa hésita à les imiter. La surface était infranchissable. Elle le repoussait toujours lorsqu'il tentait de la traverser. Pourtant, en prenant appui sur le fond, ces créatures avaient pu l'atteindre. Et s'il perdait trop de temps à réfléchir, elles disparaitraient.
Sans plus tergiverser, il les imita et traversa la surface en prenant appui sur le sable de ses quatre pattes.
Aussitôt, de nouvelles sensations l'assaillirent. Le souffle d'un courant froid sur sa peau et ses écailles le fit frissonner. Le piquant de la lumière loins au-dessus l'aveugla. Le sable se dérobant sous son poids manqua de le faire s'écrouler. Les cris stridents d'autres créatures l'effrayèrent. L'absence d'eau à respirer manqua l'étouffer.
Envahi de vertiges, il lutta pour se retourner et retrouver l'eau protectrice. Déjà sa vision s'emplissait d'étoiles comme ses branchies tremblaient dans le vide. Jusqu'à ce que, d'un réflexe instinctif, il n'inspire une bouffée d'air au lieu de l'avaler. Puis une seconde. Et encore une.
La vue lui revint, bien que douloureuse en raison de la lumière. La plage de sable se prolongeait sur quelques brassées avant de laisser la place à des varechs étranges, ondulant sous la brise. Au-delà, il aperçut d'énormes récifs bruns et verts comme jamais il n'en avait vu, couverts d’algues hautes. Très loin au-dessus de sa tête, tout autour de la boule aveuglante tout là-haut, il vit une autre surface, d'un bleu identique à celle qu'il venait de traverser. Toutefois, ayant perdu la piste des créatures qu'il suivait, il ne se hasarda pas à chercher comment traverser cette surface céleste et retrouva la sécurité de son lagon.
Plus tard, lors de la marée, il revint traverser la surface du haut-fond. La seconde surface tout là-haut n'était plus aveuglante cette fois, mais pénombre agréable, similaire au large du récif. Elle s'était également parée d'une quantité effarante d'éclats, luisants comme des écailles de poissons. Enfin, il vit l'astre. Lumineux sans être aveuglant. Martelé de motifs singuliers. Irradiant d'une lueur apaisante.
Respirant cet air étrange, K'illa soulagea ses membres en s'étalant sur le sable, observant sans ciller cette boule magnifique accrochée là-haut. Très lentement, elle se déplaça, s'éloignant à l'horizon. Avec elle, la marée reflua. Puis l'autre astre, aveuglant, apparut.
À chaque marée, il creva à nouveau la surface pour s'asseoir admirer ce qu'il nommerait, bien des années plus tard, la Lune. Cet objet céleste semblant suivre l'allée et venue de la mer, présente chaque fois que celle-ci s'avançait sur la plage, comme si elle revenait à la rencontre de K'illa. Lui ne manquait aucun de ces rendez-vous, quitte à repousser son prochain repas.
*
Un visiteur inconnu passa un jour au large du récif lors d'une tempête. Il flottait à la surface, immense et l'abdomen cerclé d'une infinité de côtes jumelles. Puis sous l'assaut d'une vague plus imposante que les autres, cet étranger bascula. Sous les regards curieux de la portée, le mastodonte se laissa couler, engendrant une pluie de débris dans les profondeurs. Ainsi qu'une multitude de créatures similaires aux récolteurs de billes de nacre. Au détail près qu'aucun d'entre eux ne possédait de masque de chitine. Quelques rares nagèrent maladroitement jusqu'au rivage, mais la plupart se noyèrent dans les profondeurs. Le festin fut alors mémorable. La portée comme les squales eurent de quoi se repaitre à s'en déchirer la panse.
D'étranges objets jonchèrent le fonds marin durant des marées avant d'être recouverts par le sable et la boue. Néanmoins, nul parmi eux ne s'y intéressa. Ils n'avaient que faire des accessoires de ces égarés de la surface.
*
Lors d'une nuit à admirer la Lune, assis comme chaque nuit à marée haute, il entendit un cri différent de celui des animaux nageant dans les airs au-dessus de sa tête. Un cri qui l'étonna de par sa nature. Un cri qui ressemblait… au chant des cétacés. Se pouvait-il qu'ici aussi, à la surface tout comme au large, se trouve des baleines ? Se détournant temporairement de l'astre, il écouta le chant étrange. Plus rythmé. Plus saccadé. Plus variant dans ses tonalités. Il n'aurait pas dit qu'il s'agissait d'un chant plus ou moins beau, juste… différent. Tout en ne le laissant pas insensible. À nouveau, des émotions étranges l'envahirent, le poussant à agiter doucement la queue… à pencher la tête d'un côté et de l'autre… à ouvrir la gueule et chanter lui aussi. Ou plutôt à gargouiller quelques sons incohérents et disharmonieux, mais K'illa n'en avait cure. Il était heureux. Heureux de pouvoir partager ce chant, de faire partie de celui-ci, d'une certaine façon.
Il chanta à sa façon avec ces baleines de la surface, épié seulement de son amante céleste. Il chanta jusqu'à ressentir une gêne dans la gorge, n'ayant jamais utilisé son organe vocal auparavant. Pourtant, le chant continua, provenant toujours des coraux verticaux et couverts d’algues sèches, à l'écart de la rive. La curiosité prenant l'ascendant sur la raison, il s'éloigna pour la première fois du rivage, allant sur ses quatre pattes.
Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il découvrit, au milieu de ces structures effrayantes, un groupe de créatures assises en cercles autour d'une source de lumière. Ces créatures même qu'ils dévoraient lorsqu'elles plongeaient cueillir des billes nacrées. Billes qu'ils avaient pris l'habitude de rassembler au centre des lagons pour attirer ces proies faciles et leur tendre des embuscades. Ces êtres produisaient le chant qu'il avait partagé sans le savoir. Et ici, à la surface, aucun d'entre eux ne portait de masque de chitine. Détail qui laissa penser à K'illa que, contrairement à lui, ils n'étaient pas capables de respirer des deux côtés de la surface.
Un instant, il hésita à sortir des ombres et les rejoindre. Sincèrement. Puis se ravisa. La portée réagirait mal à l'irruption d'un squale au cœur d'un lagon. Il n'y avait pas de raison pour que ces êtres ne réagissent pas de façon similaire, fuyant ou l'attaquant tous ensemble. Sagement, il regagna la rive.
*
Plusieurs nuits durant, K'illa tenta d'écouter à nouveau le chant des habitants de la surface. Mais ceux-ci ne revinrent pas. Déçu, il regagna l'océan, nageant jusqu'au large en quête de cétacés à écouter à la place. Néanmoins, ce n'est pas le chant des cétacés qu'il perçut, mais une résonance profonde en provenance du large. Lointaine. Très lointaine. Tous ses frères et sœurs de portées vinrent le rejoindre, percevant aussi ce son nouveau. Étrange. Il ne s'agissait ni d'un squale, ni de cétacés, ni même d'un mastodonte glissant sur la surface. Ce qu'ils entendaient, régulier, était beaucoup plus grand. Beaucoup plus pesant. Aujourd'hui encore, K'illa ignore ce qu'il entendit cette nuit-là. Nuit qui fut la plus terrible qu'il connut jamais.
L'attaque survint alors que la portée était fascinée par ce son étrange, ce "bloop" lent et profond. Une attaque qui lui révéla que l'océan abritait des prédateurs plus terrifiants encore que les squales. Un épaulard profita de leur torpeur pour les faucher avec une puissance terrifiante. En quelques instants, l'eau fut voilée de leur sang.
Depuis bien des marées, ils avaient pris confiance en leur force et leur nombre, devenus suffisants pour effrayer un squale solitaire. Aussi K'illa et les siens tentèrent de riposter, de mordre et griffer l'agresseur pour le faire fuir. En vain. D'une roulade, il les repoussa contre les récifs, écrasant plusieurs frères et les tuant sur le coup, fracassant le corail.
Ils furent totalement impuissants et se firent massacrer. Tel le juvénile impotent qu'il était lors de la première rencontre avec un squale, K'illa dut fuir et se cacher dans les lagons pour ne pas être tué lui aussi. Lorsque, après un temps qui sembla infini, le monstre fut repu et sa soif de sang étanchée, il repartit au large. Ne laissant que la mort dans son sillage.
Lorsqu'enfin il osa sortir de sa cachette, le survivant ne découvrit que des dépouilles et les morceaux dont n'avait pas voulu l'épaulard.
Un temps, K'illa craignit d'être désormais seul. Non pas qu'il éprouvait un amour fraternel pour les siens. Mais ils avaient été là avec lui depuis son éclosion. Il les avait tous vu naître et grandir. Il avait pu compter sur leur force et leur présence autant qu'eux sur la sienne. Les perdre était comme perdre l'un de ses membres…
Aussi quel ne fut pas son soulagement lorsqu'il découvrit l'une de ses sœurs, bel et bien vivante et tout aussi secouée que lui. Pour la première fois depuis sa naissance, K'illa nagea jusqu'à elle puis, ouvrant les bras, la serra contre lui dans une effusion de sentiments. Celle-ci fut surprise par son initiative, mais ne le repoussa pas et lui rendit son étreinte. Ils n'étaient désormais plus que l'un pour l'autre.
Les marées suivantes, sous la lueur de la Lune, il n'était plus seul à franchir la surface. Le suivant pour la première fois, sa sœur creva à son tour la surface et vint elle aussi admirer l'astre céleste. Fredonner des borborygmes dénués de sens en agitant la queue et se penchant d’avant en arrière. Exprimer cette douleur dans leur poitrine qu'ils ne parvenaient pas à comprendre. A souffrir tous deux. De la disparition de leurs frères et sœurs. Du souvenir atroce de cet évènement. De l'avenir seuls qu'ils devraient affronter.
*
Plusieurs marées après ce drame, un nouveau visiteur glissant à la surface traversa leur territoire, béhémoth aussi imposant que celui ayant rejoint les profondeurs de nombreuses marées auparavant. Mais celui-ci ne rejoignit pas le fond marin. Ni ne leur offrit d’habitants de la surface pour se repaître. Au contraire. Comme K’illa et sa sœur nageaient près de la surface, espérant être nourris, un filet leur tomba dessus, les entoilant dans ses mailles.
Ils se débattirent furieusement dans un chaos d’écume, s’efforçant de se dégager pour fuir vers la sûreté du lagon. Malgré leurs efforts, lentement, ils furent tracté hors de l’eau, rebondissant contre la coque. Jusqu’à ce que, sans comprendre comment, K’illa retombe à l’eau.
A peine eut-il réalisé sa liberté retrouvée qu’il nageait à l’écart du vaisseau. Seul. Il mit plusieurs instants à réaliser que sa sœur n’était pas parvenue à se dégager. Aussitôt il fit volte-face, découvrant près du ventre du béhémoth flottant des habitants de la surface tel qu’il n’en avait jamais vu, gesticulant pitoyablement dans l’eau. De la fourrure similaire à celle du crâne des pêcheurs de billes des coquillages leur couvrait intégralement le corps. Ils étaient pourvus d’une queue à la différence des plongeurs, mais ressemblant à des vers des sables plutôt qu’à celle de K’illa. Enfin leur faciès était pourvu d’un museau allongé mais pas de protubérance de chitine.
Il les tira donc sous l’eau. Un à un. Leurs gesticulations paniquées ne purent rien contre la puissance brute du prédateur les noyant dans un panache de bulles. Très vite, il n’y eut plus un seul de ces individus en vie. Mais toujours aucun signe de sa sœur. Elle se trouvait sur le béhémoth, peut-être responsable de la chute des ennemis qu’il venait de noyer. Mais le béhémoth commença à avancer, abandonnant les corps derrière lui.
K’illa frappa d’abord la coque couverte de goudron, sans parvenir à la briser. Puis, il nagea de plus en plus vite pour se maintenir à son niveau et tenta de s’accrocher. Mais ses griffes ne trouvèrent pas de prises et il fut décroché, forcé de se laisser distancer dans le sillage du vaisseau.
Il nagea. Des heures durant. Même après avoir perdu le sillage du navire. Loin du lagon et des récifs l’ayant vu grandir.
*
K’illa nagea longtemps. Sans savoir où il nageait. Sans savoir s’il se trouvait encore sur la piste du béhémoth. Il longea la côte, de très nombreuses marées durant. Persistant malgré la futilité de sa traque. Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Même les nuits sous la lune n’auraient pu effacer sa solitude lors des traques de bancs de poissons.
L’eau se réchauffa au fil de son périple. Lentement, la Lune changea sa course. Elle cessa de se lever de par les terres pour se coucher au large, mais se leva et se coucha aux extrémités lointaines et opposées de la plage. Mais K’illa n’y prêta pas attention. Il ne traversait même plus la surface pour admirer sa compagne céleste.
Il croisa plusieurs autres béhémoths, à l’arrêt ou ne faisant que passer et à chaque fois les approcha dans l’espoir de retrouver celui ayant emporté sa sœur. En vain. La forme ne correspondait pas. Le goudron n’avait ni la même texture ni la même couleur et ne portait pas les traces de ces griffes. Les habitants de la surface qu’il apercevait sur leur dos n’avaient ni queue ni fourrure. Ces indices, gravés dans sa mémoire, ne pouvaient le tromper.
Aussi poursuivit-il. Encore et encore. Jusqu’à se hasarder à l’écart de la côte, vers des eaux plus profondes au risque d’être attaqué par des épaulards ou pire prédateurs encore. Sauf qu’il ne rencontra aucun d’eux. Les eaux étaient tièdes. Calmes. Vides.
Il erra un temps, se laissant guider par les courants, jusqu’à découvrir la raison de ce calme trompeur. Montant des abysses où même lui n’osait s’aventurer, K’illa la perçu avant de voir. Une forme tout bonnement colossale. Pesante. Puissante. Le remous ascendant provoqué par son déplacement repoussa le nageur vers la surface, l’obligeant à stabiliser sa nage pour ne pas être emporté. Des pulsations sourdes et régulières l’atteignirent, battements de plusieurs cœurs si gros qu’ils se répercutaient jusqu’à lui. La créature approchante était si imposante que les épaulards, les baleines ou les navires de la surface auraient paru ridiculement chétifs. Si terrifiante qu’elle expliquait l’absence de tout autre être vivant dans ces eaux.
N’osant fuir, K’illa resta immobile comme la chose se hissait à sa hauteur, s’extirpant lentement des profondeurs obscures. Il ne savait où regarder. Une masse pesante grimpait devant lui, mais tout autour d’autres silhouettes réalisaient l’ascension vers la surface, monstrueux pseudopodes se déroulant à travers l’eau trouble. Il fut totalement encerclé avant d’avoir pu réagir. Rapidement, l’entité le domina et le plongea dans son ombre. Pourtant, la base de son corps restait encore cachée à son regard.
Apparut alors un œil dans la masse de chair, pourvu d’une pupille horizontale comme celle des seiches. Un œil, aussi grand que l’était K’illa, l’étudia avec une curiosité déconcertante. Tout autour de lui, les tentacules immenses du monstre ondulaient paresseusement et engendraient des remous le ballotant dans des directions contradictoires. A tout moment, la pieuvre démesurée aurait pu le broyer et se repaître de sa chair, menu fretin qu’il était. Cependant, le titan des abysses n’en fit rien. Il se contenta d’observer K’illa, les battements de ses multiples cœurs et un grondement profond résonnant dans toutes les directions.
Fuir aurait probablement signé la perte de K’illa et cela ne lui traversa pas l’esprit. Non. Car seules les proies fuyaient avant l’affrontement. Or, malgré la terreur inconnue qui coulait dans ses veines et entravait sa nage, il restait un prédateur. Laissant libre court à son instinct, il alla de l’avant. Il poussa un rugissement de défi à la face du léviathan.
*
“
Monstre de la Tempête ! Tu oses te présenter à Sitlanta !”
Affichant une expression étrange, l’individu tourna les talons et nagea pour rejoindre ses congénères, laissant là un K’illa déconcerté. Ces spécimens n’arboraient pas de protubérance de chitine sur leurs visages et pourtant ne semblaient pas se noyer contrairement à ce qu’il espérait. Son estomac hurlait famine, mais il devina que les pourchasser ne serait pas une bonne idée.
L’incroyable monstre des profondeurs s’était simplement détourné de lui. Se propulsant en arrière à l’aide de ses immenses tentacules, il avait prit la direction du large, repoussant K’illa par les tourbillons de courant engendrés dans son sillage. D’abord surpris puis poussé par la curiosité, il avait malgré tout suivi le kraken. Mais une fois encore, il s’était révélé trop lent nageur et l’avait perdu de vue. Sauf que cette nouvelle poursuite l’avait amené à découvrir… ça. Un récif rocheux comme jamais il n’en avait vu, près de son lagon ou durant son long voyage. Il grimpait extrêmement haut et s’étendait sur une grande distance, présentant des formes étranges et inconnues. Enfin, ce récif atypique était habité par des individus respirant sous l’eau sans masque de chitine, tout comme celui l’ayant approché pour cracher quelques paroles incompréhensibles.
“
Monstre”
“
Tempête”
“
Sitlanta”
Que pouvaient bien signifier ces sonorités ?