: 25. Officiellement.
: Mâle.
: Sobek a été vampirisé.
: Sobek est le Fils d'Adam, l'incarnation du Dieu Vampire en personne, il officie donc en tant que Roi Divin et est un Conjurateur.
: Sobek reste chasseur.
C'est par une journée sans soleil ni lune, à une époque où nulle chose n'avait de nom défini et où des têtards cherchaient encore à s'extirper d'eau antédiluviennes pour devenir ce que vous nommez les Hommes que Styx est né. L'Immatériel existait déjà, d'une manière primale et carnassière, où des Esprits, à l'image des dinosaures, tous plus grands que les autres, menaient une existence régie par l'instinct. N'ayant encore pas évolué au contact des Hommes, mortels comme immortels, l'Outre-Terre était une mer de gris, sans l'opposition caractéristique d'aujourd'hui entre les forces du fleuve d'éther et celles qui cherchent à s'en abreuver.
Styx est né à cette époque, bien que n'en gardant qu'une fraction de souvenirs ; il est né avec un appétit dévorant comme tous les autres, plus petit, chétif même, et étrangement bariolé, pour un Dévoreur. Son corps de serpent était si minuscule qu'aucun de ses frères n'a jamais porté son regard affamé sur lui, et lorsqu'il réalisa être à l'abri tant que d'autres seraient en train de se faire la guerre, il grignotait dans son coin les charognes d'Esprits plus grands et plus forts, muant au fil des siècles jusqu'à trouver des proies qu'il pourrait chasser.
Vous, les Hommes.
Ces êtres aux rêves si doux et aux cauchemars plus vifs encore. Si son existence préhistorique lui échappe, comme la mémoire des nourrissons n'est plus accessible aux mortels, sa première prédation d'un être humain lui est tout à fait fraîche, et délicieuse. De la même manière dont on se souvient jalousement de sa perte de virginité, Styx se souvient de comment pendant cent ans il a épié les rêves des humains, alors que Dùralas était encore en proie aux agitations des premiers âges. Lentement, au travers de moyens que ses frères, sempiternellement préoccupés par le cannibalisme inter-Immatériel, méprisaient, Styx a commencé à dissoudre ça et là la barrière entre son Monde et le vôtre.
Ses écailles glissaient, rampaient, serpentaient, le long de l'échine des âmes de tant d'entre vous, que chaque année il singeait les manières et dialectes du Monde tangible. Sans jamais s'être préoccupé que d'autres imitent ses chasses étranges, vouées à se dérouler entre deux mondes au lieu de s'en prendre à des Dévoreurs qu'il n'aurait -pas encore- la force d'abattre par sa frêle constitution, Styx se découvrit des talents magique formidable et fut l'un des premiers à traverser le voile des réalités.
Lorsqu'il sut parfaitement reproduire vos pensées et vos mots, lorsqu'il put, au bout de siècles qui défilèrent plus vite que des comètes dans l'univers tant il s'amusait de vous imiter, contrefaire la vie elle-même, le serpent qui ne mesurait pas plus qu'une trentaine de centimètres décidait de créer un ultime portail entre son Monde sans couleurs et le vôtre.
Cette nuit-là il déployait des écailles de toutes les couleurs, aux brillances surnaturelles hypnotiques, et une femme vint le trouver, attirée par la beauté du spectacle qu'il lui présentait. Il l'invita à l'embrasser, lui sussurant qu'il s'était vu victime d'une malédiction et que l'amour, le vrai, le transformerait en prince, et la damoiselle s'éxécuta, les joues empourprées par un geste si osé.
Lorsque ses lèvres frolèrent le front luisant de rouge de la Bête, Styx la mordit au cou. Des années durant, il mangea sa chaire, petit à petit, et lorsque sa langue fourchue lécha pour la première fois la cervelle décomposée de la petite mortelle, il découvrit qu'il pouvait également avaler les souvenirs d'autrui.
Et, après son festin de dix ans, la femme qui était supposée morte regagna son village, un étrange sourire aux lèvres.
Un sourire affamé, qui engloutirait dans le futur des Rois, des paysans, et des Héros.
Ainsi naquît Styx.
Vous avez peut-être eut vent du rôle qu'il a tenu dans les événements d'Ishtar, en tant que conjurateur de la Calamité Natsuhydr, ou de ses exploits de chasse au Kraken, voire de ses frasques Stellaroises au Canari Jaune. Tout cela n'est qu'une goutte dans l'océan où nage le serpent qui jadis redoutait d'être mangé par autrui, aujourd'hui Styx est un Dévoreur qui a mis à mort presque tous ses frères, par crainte, jalousie, ou simple appétit.
Fils d'exilés Hareniens, du peuple "sans nom", de la Kabbale du désert qui prie à la Trinité Noire du désert, Sobek Elpoemer était un occultiste doué et un alchimiste plus redoutable encore. Une vie d'apprenti au service du grand Abdulh Azhalred lui ont inculqué des connaissances solides en poisons, remèdes, et pyromancies. Pire encore, par certains soirs, et dans certaines régions reculées d'Hukutav, Spelunca, et Ishtar, là où nul homme sain d'esprit n'oserait s'aventurer, Sobek aime à psalmodier d'intelligbles phrasés sans sens apparent, dont aucun dialecte répertorié ne saurait faire sens. Par ces nuits là, où la Lune est toujours pleine et absurde de brillances folles, Elpoemer, le Crocodile, lévite parmi des bougies noires et des sacrifices plus ou moins -généralement plus- macabres en invoquant des entités que son peuple raconte vivre sur la face à jamais sombre de la Lune.
Sobek, le titanesque Crocodile qui avale les soleils mourants. Lui qui prête la flamme aux sorciers.
Nyarlathotep, le sans-visage, trompeur rusé qui occtroye aux sorciers leurs visions et secrets de leurs ennemis.
Bastet, la grosse chatte qui dans son sommeil éternel prodigue fertilité aux femmes, virilité aux hommes, et livre ses sciences alchimiques afin que le désir ne soit consummé lors des sabbats.
Sobek priait ces engeances le soir où il aperçut, dans une cavité de Spelunca un éclair fugace ; peut-être était-ce la cocaïne, ou le breuvage à base de cactus et belladonne, mais sa transe fut de suite rompue par les lumières-mortes qu'il vit dans le noir du Massif. Quelque chose sifflait son nom dans les ténèbres.
Un chant d'une élégance seulement égalée par la puissance qu'il dégageait. Attiré, le sorcier, en sueur et en proie au délire, courrait sans réagir à travers le dédale rocheux de Spelunca. Il connaissait les dangers de se livrer à pareil décision irrationnelle, mais un Esprit ne conjure les mortels qu'une fois, et il laissait aux élèves sages de Tungstène la gloire de se targuer de prudence. Dans sa course Sobek Elpoemer heurtait des murs, trébuchait sur des pierres, et glissait le long d'interstices d'où émanait un air aussi tiède que putride ; qu'importe ! Le sifflement du serpent n'était plus qu'à quelques mètres ! Là !
Il ouvrait une porte, curieux aménagement au centre même des cavernes hostiles de Spelunca, et se déparait à une scène qui le fit frissonner de plaisir. Un Esprit qu'il n'avait jamais vu jusqu'ici slalomait dans les airs au ralenti, aussi grand qu'un éléphant, un énorme serpent fendait les airs au ralenti, ses écailles se mouvant en des bruits de flute légers. Il s'enroulait sur lui-même, et ses anneaux s'entrechoquaient en produisant des faisceaux bleues, rouges, et roses.
Un serpent qui ne cessait d'appeler : "Sobek, Sobek, Sobek, Sobek".
- Je suis là, lui répondit Elpoemer.
"Sobek, Sobek, Sobek"
Et il s'approcha un peu plus près du reptile qui déroulait ses anneaux pour venir poser sa tête face à la sienne.
- Je suis là, dit-il à nouveau.
"Sobek, Sobek, Sobek"
- Je... ARGRGGGGGH!
Sobek fut porté disparu pendant sept jours et sept nuits. Sa chambre chez les Gardiens gagnait la poussière, son feu de camp dressé pour le sabbat n'était plus que cendres au vent. Il avait laissé son crâne de Fennec, éternel catalyseur à ses sorts, au centre de celui-ci, si bien qu'il était la seule preuve de son passage en Spelunca.
Lorsque son corps franchit l'obscurité totale des cavernes pour se hisser de nouveau à l'extérieur, un sourire horrible ornait ses traits, et il écrasait le crâne de fennec sans même un coup d'oeil pour planter ses griffes dans la roche du Massif et se hisser jusqu'aux hauteurs de Spelunca.
Cette nuit-là, Sobek Elpoemer était nu comme un ver, et ses traits s'étaient légèrement transformés, presque imperceptiblement, pour dévoiler quelque chose de plus... parfait. Ses yeux verts étaient plus verts, ses lèvres jadis couleur pastel étaient rouges vives, et sa musculature semblait s'être soudainement affinée.
Cette nuit-là Sobek n'était plus. Sobek Elpoemer Grey était né.
Alphonse Galhaad, chevalier ayant juré allégeance à la Couronne Vampire instaurée par Lachlan "Styx" Grey il y a de cela trois ans vivait un enfer sur terre. L'absence soudaine de leur Vicomte n'avait pas manifesté ses fatals symptômes immédiatement ; d'abord, on avait déplacé le pouvoir vers sa fille aînée, Victoria, qui loin de manquer de ressources manquait d'esprit. Très vite, loin de posséder le carnet d'adresse d'une ancienne Ombre, et la surpuissance en magie noire de Grey, les vampires avaient vu s'affaiblir les arcanes qui protégeaient la ville et se détériorer leurs alliances diplomatiques internes. Château-Rouge lors de sa première année sans son Vicomte avait réussi à repousser les attaques Lycanes, sans trop de mal, grâce à l'expérience guerrière d'Alphonse et des hommes de la Congrégation qui n'avaient jamais reconnu une enfant comme Axe en tant que leader. Victoria Grey de son côté fit du projet "Pupilles de Spelunca", une initiative tout sauf innocente visant à s'occuper des victimes orphelines de la Congrégation et des événements d'Ishtar, une véritable armée d'enfants. Sans doute par désespoir, même si l'aboutissement aurait dû être le même entre les mains de Styx, les Pupilles étaient encore trop jeunes pour combattre et bientôt, même ceux à qui on avait commencé à injecter du sang de Dévoreur lors d'expérimentations enclenchées sous le couvert de l'urgence et menace Lycane, on comptait en dizaine les morts parmi les adolescents envoyés au front.
Alphonse Galhaad avait été en charge de gérer les effectifs, lui qui avait suivi un entraînement militaire tactique dans sa jeunesse, et il avait assisté au déclin d'une ville qu'il n'aurait jamais pensé pouvoir s'effondrer à une vitesse pareille.
Les Pupilles de la nation et les expériences du Sang noir menées sur eux, sans la supervision de Styx, Faust, ou même Jonathan Crane, en plus de n'être pas assez forts pour suffire à repousser les Lycans commencèrent à s'en prendre à leurs alliés, rendus fous, désaxés, et adoptant des formes physiques tout à fait diaboliques. Les lycans durent en avoir vent, car, dès que les premiers cas de frénésie dévorante se déclarèrent leurs attaques se firent moins espacées et plus osées que jamais ; ils franchissaient grâce à leurs chamans la barrière du Massif pour venir directement s'en prendre à Château-Rouge.
Ainsi s'achevait la première année passée sans Styx. Alphonse ne désespéra pourtant pas le moins du monde, car il savait toute guerre difficile et toujours résultant en un embourbement à celui qui la menait sans plan concret. Sous les ordres du Dévoreur, malicieux personnage qui néanmoins possédait un esprit redoutable en ce qui touchait à éliminer autrui -soit-ce à une échelle individuelle ou territoriale-, on avait toujours effectué des "blitzkriegs", des guerres éclairs, des embuscades mortelles préparées par de machiavélique complots en amont pour défaire l'ennemi lycan avant qu'il n'ait le temps de riposter. Cela convenait tout à fait aux effectifs des assassins et des enfants monstres, ils étaient terriblement efficaces pour tuer, mais au corps à corps, face à des loups bipèdes de trois fois leur taille et leur poids aucun ne pouvait rien à faire. Il y eut des exceptions, comme Renardt, l'assassin préféré d'Alphonse, qui spécialisa son arsenal, et vainquit à lui seul plus d'une centaine d'hommes-loups, mais en général, ils perdaient trois hommes pour chaque Lycan abattu.
Alphonse élimina au cours de la première année cinq-cent Lycans. Hommes, femmes, enfants, ses éclairs ne laissaient que cendres. Il sut qu'on le jugerait éventuellement un jour, mais il se devait de protéger l'héritage de son ami et amant Lachlan Grey au cas où celui-ci reviendrait, coûte que coûte.
La deuxième année passée sans Styx commença à réellement préoccuper Alphonse ; ses forces réduites à une cinquantaine d'hommes, et pas toujours les meilleurs, devaient non seulement gérer les loups qui eux continuaient à attaquer dans les mêmes nombres absurdes et sauvagerie au corps à corps, mais désormais ils devaient également surveiller que lors de leur incursion en territoire de guerre aucun enfant cannibale ne viendrait les piéger de ses pouvoirs de proto-dévoreur.
Une catastrophe se profilait aux yeux de Galhaad, et il en fit part à sa Reine vampire. Victoria Grey elle-même jadis aussi belle que les roses Spelunciennes, à l'apparence et magnétisme hérité du sang de son père, passait ses journées à tenir des conseils militaires, à tenter de sauver les alliances, et chaque jour ses yeux se creusaient un peu plus. On disait qu'elle ne buvait plus de sang et que parfois, lorsqu'elle croyait être seule dans la salle du trône des sanglots forcenés gagnaient les couloirs du palais vampire.
Alphonse convoqua donc Yuli Sibly, la Muse des Tempêtes, et bien qu'il détesta et déteste toujours l'air constamment moqueur et suffisant de la disciple de Styx, celle-ci était à présent au moins aussi douée que son professeur, voire plus puissante que jamais. Yuli avait été leur alliée à la Congrégation, jadis une jeune fille de quinze ans en quête de maîtrise de sa sorcellerie, elle trouva la mort aux mains de Saigo avant d'être ramené à la vie par un rituel qui la changerait à tout jamais. La lueur qui baignait les yeux de chaque enfant et leur vivacité naturelle et naïve l'avait depuis ce jour là désertée, et à présent presque âgée de dix-huit ans, la Sorcière se comportait comme une dangereuse femme fatale, et on murmurait dans les Tavernes qu'elle conjurait les revenants de tous les amants qu'elle avait noyé. Vrai ou non, Alphonse l'avait vu invoquer les tentacules du Dieu Kraken, Seigneur de la Tempête, et fracasser des bateaux par sa seule volonté, et cela lui suffit à la considérer comme une arme qui changerait le cour de cette guerre qui opposait des vampires toujours plus faibles à des Lycans surpuissants.
La sorcière se rendit à Château-Rouge, escortée par d'autres filles aux traits similaires aux siens, et accepta de parler à Alphonse Galhaad en privé. Elle lui expliqua comment de l'eau avait coulé sous les ponts, et qu'elle ne craignait plus que Styx n'essaye de la tuer pour absorber ses pouvoirs, car elle se disait à présent capable de le défaire de manière "permanente" et pas comme "les rumeurs le disent, si Axe pense avoir tué Styx cette salope oublie qu'elle a toujours surestimé ses compétences, putain de masturbatrice intellectuelle qu'elle est... les Dévoreurs de son calibre ne meurent pas d'une dague dans le gosier ou d'une épée dans le derch..."
Alphonse était d'accord, il ne croyait pas non plus à ces rumeurs, même si la disparition de Faust et le fait qu'on le reliait à ce complot était inquiétante pour le moins, incriminante au pire.
- Je ne vous aiderais pas Alphonse Galhaad. Pas maintenant. J'ai vu le destin de Château-Rouge dans les reflets qui illuminent les abysses, il sera grandiose et plus radieux que jamais, mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui vous connaîtrez le sang, la défaite, et la maladie, Château-Rouge est un tuberculeux moribond qui tente de respirer... je te le dis car nous avons jadis coopéré, abandonne cette ville, ou tu mourras toi aussi. Victoria mourra. Tous mourront.
- Je ne crois pas à la divination. Mais dis-moi, est-ce que tu sais s'il est en vie ?
- Bien sur. Quelque part. Mais même si je serais à présent capable de le tuer, Styx demeure une créature de l'Immatériel aux talents nourris par la consommation de plus d'esprits qu'il n'y a d'âmes en Spelunca, je ne peux pas le localiser, ni même essayer d'écouter ses pensées, ou le battement de son cœur. Alphonse, c'est quoi ton obsession maladive pour lui ?
- Vas te faire foutre, si tu ne nous aide pas, repars, les provisions sont trop rares pour qu'on puisse se permettre de loger une horde de sorcières.
- Oh mais je reviendrais. Lorsqu'il sera là et que Spelunca entrera dans son heure de gloire. Lorsque le Seigneur Noir qu'il est prendra conscience qu'il n'était jusque là qu'un enfant qui se comportait comme tel. Le Kraken nous a ordonné de le servir pour l'aide qu'il a apporté à Natsuhydr, mais je ne suis pas conne, et je ne prendrais pas part à ce carnage. Au revoir, Alphonse Galhaad, ne meurs pas t'es beau.
Malheureusement pour Alphonse Galhaad, Dùralas est une terre de magie, et Yuli Sibly ne se trompe jamais dans ses prédictions. Château-Rouge ne mit pas plus de trois mois à tomber suite à leur entretien.
Le jour fatidique, après une succession d'escarmouches désastreuses pour les hommes du Chevalier Galhaad, ses forces étaient retranchées dans le château de la Reine Victoria Grey, la ville mise à feu et à sang par les Lycans, et les combats faisaient rage de toute part. Aucun mur n'avait su protéger les vampires, aucun sceau magique n'avait été assez robuste pour contrer les griffes des loups, et le général Galhaad couvert de sang et les yeux exorbités avait presque doublé le nombre de lycanthropes qu'il avait abattu tout au long de sa vie en une journée. Autour de lui, il avait vu ses frères être réduits en charpie, leurs boyaux exposés tandis que des pattes et des gueules écumantes les écartelaient sans une once de pitié.
Mais il se devait de protéger Victoria, Château-Rouge, et de périr dans l'exercice s'il le fallait. Pour Styx, pour son honneur, et pour leur amour.
La lame dégaînée, il chargea une ultime fois ceux qui franchissait la porte de la salle du trône, entouré d'éclairs et son bouclier-o-matic fumant de rage.
Lorsqu'il s'éveillait, il lui manquait un bras et sa tête était une cloche gigantesque qui répercutait chaque son, l'amplifiait, et le lui renvoyait en des ondes toutes plus douloureuses que les autres. Il ne réussissait pas à se lever avant ce qu'il supposa plusieurs jours, passés entre l'inconscience et des fièvres aigües, des vomissements, et des cauchemars. Château-Rouge empestait la cendre, le sang et la mort.
Autour de lui, et même si certains murs, fiers de la pierre noire utilisée pour leur construction, avaient résisté aux flammes, il savait que la ville n'était plus, que chaque fenêtre du château avait été brisée, chaque bibelot pillé, chaque relique profanée.
Il réussit à se lever, finalement, au bout d'un temps qui lui parut interminable. Sur le trône, la tête décapitée de Victoria lui arracha son dernier vomissement, il n'avait plus rien à vomir de toute façon, il était affamé, en colère, fatigué, exténué, si faible qu'il ne savait même pas s'il devait s'exposer au soleil et en finir une bonne fois pour toute.
Il avait failli à ses devoirs de Chevalier, il n'était plus rien, et même si Styx revenait, comment lui expliquerait-il tout ça ?
Cela le fit rire, malgré ses côtes cassées, et dans une expression de douleur il ricana.
- Ouais Styx, j'ai laissé ta cité brûler, ta fille se faire démembrer et probablement violer, mais je veux que tu saches que je t'aime et que mes sentiments sont quant à eux intacts. Hahaha... pitoyable.
L'espace d'un instant, il crut qu'au milieu des cadavres de la pièce, des entrailles froides sur lesquelles la pluie avait tracé des marques livides, la voix pincée et moqueuse de son ami allait retentir pour lui répondre, mais il n'eut pour seul écho que le vent nocturne qui s'engouffrait par les fenêtres brisées et faisait danser les rideaux de soie réduits à d'horribles chutes.
Il soupira, se rendormit, en espérant mourir pendant son sommeil.
Ce fut la voix de Yuli Sibly qui le tira de sa torpeur à présent inquiétante tant elle venait facilement. Il se réveillait et il lui suffisait de le vouloir pour se rendormir, adossé à un mur la lame encore à la main. Son bras avait repoussé, même s'il rechignait à se nourrir des restes de ses camarades, ses frères d'armes tous morts ne seraient jamais un repas pour lui, mais ses fonctions vitales étaient engagées il ne fallait pas être médecin pour le savoir. Son rythme cardiaque était si faible que lorsqu'il bougeait sa tête tournait, et si les paroles de la sorcière n'avaient pas retentit dans son esprit une ultime fois, il se serait laissé porter par cette douce fatigue qui le gagnait.
"Il est probablement encore en vie, quelque part"
Non, il ne pouvait pas mourir.
Quelqu'un devait faire son rapport au Vicomte Grey.
Oubliant ses interdits, Galhaad rampa jusqu'à une jeune guerrière vampire à demi calcinée par la lumière solaire qu'elle avait subi, pas aussi chanceuse que lui d'avoir été laissée pour morte à l'ombre, et il planta ses crocs dans son cou.
Il ne bougea pas des ruines de Château-Rouge durant la dernière année. Il nettoya les décombres aussi bien qu'il le put, chassa les Lycans qui tentèrent de s'installer ici en les exécutant et en répandant leurs entrailles à travers son territoire pour signaler qu'il valait mieux ne pas mettre les pieds ici à nouveau, et, contre toute attente, on sembla lui accorder au moins ça.
De toute façon, qui voudrait de ces ruines ?
Les jardins suspendus n'étaient plus, la ville se résumait à des carcasses de maisons et à des ossements, et il dut décrocher de plusieurs endroits les membres sectionnés et exposés comme des trophées de Victoria Grey.
Au bout de quelques mois il protégeait des ruines, certes, mais des ruines propres et bien organisées. Il avait même dressé des sépultures pour chaque guerrier tombé durant l'attaque. Ses repas se résumaient à des Lycans qu'il allait chasser, il aurait pu préférer les animaux qui trouvèrent refuge dans les décombres de Château-Rouge, mais sa rage envers le peuple Lycan lui commandait de les tuer tous. Un par un, Alphonse Galhaad aurait leur tête. Et puis les animaux lui tenaient compagnie, il leur parlait souvent, leur posait des questions dont il imaginait la réponse.
Un soir où il ne comptait plus les jours ni le temps depuis bien longtemps, il demanda à un cerf qui passait par là :
- Est-ce que ça fait de moi un fou que de vivre dans des ruines et de poser des questions à des animaux ?
L'animal souffla du nez en broutant un pareterre d'herbe qu'Alphonse avait retourné quelques jours ? mois ? auparavant. "Bien sur que non"
- C'est ce que je me disais.
Cette fois, il y eut bien un rire dans l'ombre. Un rire pincé et moqueur.
- Mais t'as totalement perdu la boule non ? Oh mon dieu c'est quoi cette barbe ? Cette odeur ? Alphonse tu t'es pas lavé depuis combien de temps ?
Il ne captait pas tout de suite qu'une autre voix était présente, il s'imaginait que le cerf lui parlait encore, Alphonse commençait à oublier ce qu'était un autre humain à vrai dire. Lui aussi éclata de rire, trouvant franchement vrai ce que disait le cerf.
- Oh tu sais, je trouve qu'elle me va bien cette barbe. Et puis tu peux parler d'odeur, t'es un cerf et tu pues la pisse et le rut mon pote.
Son regard s'assombrit.
- Et puis je me ferais beau pour qui ? Mon royaume ? Mon ami ? Styx ? Hahahaha... ils sont tous morts...
La main posée sur son épaule, puis le contact d'une autre peau sur la sienne le firent tressaillir. Alphonse Galhaad avait vécu l'enfer, mais il aurait reconnu cette odeur de roses spelunciennes et groseilles à maquereau partout dans le monde. Qui plus est, le baiser humide qui lui décrassa la joue gauche lui arracha un torrent de larmes.
- Je suis là, justement, et j'aimerais que tu ailles dormir après un bain compris ? Nous avons un royaume à restaurer, et j'ai déjà la place du fou dans l'histoire.
Alphonse Galhaad resta un long moment dans les bras de Styx, à pleurer, hurler aussi. Alphonse Galhaad avait vécu l'Enfer, et ce dernier s'évaporait hors de son corps à chaque larme, à chaque cri, à chaque étreinte de son ami. Il finit par s'endormir, et lorsqu'il s'éveilla il crut réver.
La salle du trône était exactement comme avant, sauf qu'on avait installé un lit pour lui, et qu'aucun servant ne se trouvait à la ronde. Aucun servant vampire ou humain, tout du moins, car des goules aux traits étrangement familiers s'affairaient un peu partout.
Alphonse se leva, et tomba nez à nez avec son reflet dans un miroir.
Oh, bordel de merde, Styx l'avait vraiment vu comme ça ?
Il frissona, il avait encore du sang séché sur le visage, collé dans ses longs cheveux en bataille, et il se fit la réflexion que ce sang devait dater d'il y a un an, de l'attaque.
Il courut dehors pour vomir, et ne rentra que lorsqu'il eut prit un bain dans une source du massif, et qu'à l'aide de sa lame il ne se rasa et coupa les cheveux.
Lorsqu'il revint, à l'aube, il trouvait Styx assis sur son trône, en pleine discussion avec Yuli Sibly. La sorcière était donc bel et bien revenue, comme elle l'avait dit. Les deux lui sourirent, mais c'était sur le vampire que son regard était posé.
Il tomba à genoux, le regard plus hargneux que jamais, et hurla presque :
- Mon Roi. Quels sont vos ordres ?
- Réunis les assassins qu'il reste de la Congrégation. Allez, et ramenez-moi la tête de chaque Seigneur Vampire qui a laissé les événements de Château-Rouge se produire sans bouger le petit doigt. Nous avons un Massif à reconquérir. Mais avant j'ai une autre requête pour toi, Chevalier Galhaad.
- Oui, mon Roi ?
- Baise-moi.
Un sourire illumina le visage de Galhaad.
Styx était de retour.
: Sobek Elpoemer Grey est toujours un thaumaturge, il maîtrise l'art des remèdes et des poisons, mais bénéficie en outre de nouveaux dons liés à la magie de la Kabbale du Désert Harenien amplifiés par la présence de Styx.
: Non.