Le Lac Fresha.

Un havre de paix niché au cœur de la plus grande chaîne de montagnes du continent. De multiples torrents dévalaient le flanc des falaises, venant alimenter l'immense point d'eau. Dans les hauteurs, une brume cotonneuse dissimulait les sommets enneigés. Les tours jumelles, bâties aux deux extrémités du réservoir, se faisaient silencieusement face. Leurs pinacles étaient également cachés aux regards des curieux par les nuages bas. Toutefois, le soleil levant vint se refléter sur la pierre immaculée de la tour Nord, éblouissant quelques instants d'éventuels observateurs. Nombreux étaient les pèlerins venant admirer la majesté de cet endroit. Toutefois, les guides s'assuraient que nul passant n'approche aucun des deux édifices emblématique. Interférer dans le conflit millénaire n'apportait généralement rien de bon aux curieux. Malgré tout, chaque jour, des dizaines de voyageurs de passage ou résidents du cru venaient se reposer près de l'eau, appréciant la beauté des lieux et le calme ambiant...

- Putain le ballon !

Plongeant en avant, la gnomette parvint à poser la main sur la balle avant que celle-ci ne roule plus avant. Affalée dans l'herbe, elle poussa un soupir de soulagement : une balle imbibée d'eau était toujours une purge à manipuler. Secouant la tête, elle se releva puis ramassa la balle mesurant un tiers de sa taille.

- Oldrak ! beugla Doemino d'une voix aiguë voire nasillarde. La prochaine fois rien à cirer, elle va à la flotte et tu vas la chercher !
- T'as qu'à la rattraper aussi et...
- "Takah" toi-même tête de pioche ! l'interrompit-elle en reposant le ballon dans l'herbe. La prochaine fois, tu mouilles ton calecif ! Bertrand, à toi !

Frappant du pied aussi fort qu'elle le pouvait, Doemino balança la balle dans les airs avant de s’élancer en direction du gardien adverse.

Le Lac Fresha était un lieu calme et reposant. Mais pas quand les patrouilleurs affectés à la région y faisaient escale...

Être de garde signifiait que les compères endormis faisaient confiance pour que leur sécurité soit confiée à autrui. Qu'il fallait rester éveillé et attentif. Prêt à réagir à tout moment pour alerter les dormeurs.

Doemino bailla à s'en décrocher la machoire, étirant ses petits bras au-dessus de sa tête. Elle détestait être de corvée au lac Fresha. Il ne s'y passait jamais rien d'excitant. C'est tout juste si, une fois seulement, elle avait aperçu un stryge passer au raz de l'eau. Et encore, devant se fier à la lumière de la lune réfléchie dans l'eau, elle n'en était pas certaine. Il aurait tout aussi bien put s'agir d'un gros piaf.

Errant autour du camp, elle entreprit de scruter le sol ici et là. Puis de temps en temps de pencher pour ramasser des galets. Lorsque finalement elle en eut suffisamment entre les bras pour ne put pouvoir en ramasser sans perdre ceux qu'elle trimbalait déjà, elle prit la direction de la rive. Et y laissa tout tomber.

*Plouf*

Faisant la grimace, la gnomette s'empara de la pierre suivante.

*Plouf*

Qu'à cela ne tienne, la suivante serait meilleure.

*Plouf*

Peut-être ?

*Plouf*

Aller, celle-ci serait bonne.

*Plouf*

Commençant à perdre patience, Doemino passa à la suivante

*floc Plouf*

- Yata ! s'écria-t-elle en faisant un petit bond, bras levés en signe de victoire.
- T'as pas honte ?

La voix fit sursauter la vigie n'ayant entendu personne approcher. Un autre garde c'était assis sur un rocher derrière elle sans qu'elle ne le remarque.

- Faire des richochets et réveiller les autres plutôt que surveiller le camp.... tss...

Elle s'était fait attraper la main dans le sac, à quoi bon contester ? Penaude, Doemino haussa les épaules après un instant. Puis afficha un grand sourire. Elle s'en fichait : après des mois d'échecs elle était parvenue à faire un ricochet.

- Soixante-quinze, soixante-seize...

Entourant les deux compétiteurs, le reste du groupe comptait à l'unisson la progression du défi. Face à face, l'un comme l'autre se dévisageaient avec intensité. S'il avait cessé de sourire une fois la cinquantaine dépassée, celui de la demi-halfeline commençait doucement à s’étirer.

- Quatre-vingt quatre, quatre-vingt cinq, quatre-vingt...
- Accroche toi bonhomme ! l'encouragea un aîné. Tu vas pas la laisser te ridiculiser !

Chose plus facile à dire qu'à faire pour le belligérant dont le visage avait tourné à l'écarlate.

Oui, Doemino était une fille. Oui elle avait une grande gueule. Oui elle se plaignait tout le temps de ne pas être assez forte pour porter des charges lourdes. Oui elle avait de tout petit bras. Mais surtout, elle était tellement plus légère que son adversaire...

- Quatre-vingt douze, quatre-vingt treeeize...

Le décompte se poursuivait, chacun retenant son souffle. Les poings ancrés dans l'herbe, le rôdeur avait toute les difficultés du monde à tendre les bras. Sa respiration c'était faite sifflante et ses coudes tremblaient sous l'effort. A chaque répétition du mouvement, il prenait du retard sur la gnomette.

- Quatre-vingt quin...

Ils n'eurent pas besoin d'atteindre la centaine. Le jeune homme s'effondra, haletant. Il ne pouvait plus faire une pompe de plus là où Doemino se permit le luxe d'en faire encore quelques unes. En un éclair, elle bondit sur ses pieds. S'épongeant le front d'un revers, elle désigna le vaincu de l'index avec un ton triomphal :

- T'as perdu ! Tu nettoies ma vaisselle ce soir ! Et elle aura intérêt à briller !

Quittant le val pour clôturer leur patrouille de quelques jours, le groupe avançait paisiblement en direction de Baldorheim. De là, ils seraient ensuite libérés de leurs tâches en attendant de se porter à nouveau volontaire ou être réquisitionné si les khazariens venaient à manquer de bras. L'humeur était légères et les vannes allaient bon train. Fimbul pourrait enfin se saouler après un mois passé sobre, Oldrak était impatient de retrouver sa compagne et ses marmots, Kelvin lui comptait proposer sa candidature auprès des khazariens, Christian lui avait quelques places pour le prochain match de Duralaball et cherchait des accompagnateurs...

- Nan, pas cette fois mon grand, lui répondit Doemino en faisant la moue. J'peux pas m'attarder, on m'attends au bercail.
- C'est dommage, nos Khazariens Gigantesques accueillent les Abyssaux Ombrageux et...
- Tais toi ! l'interrompit-elle comme il lui présentait l'affiche. Pas un mot de plus !

Avec deux équipes aussi prestigieuses sur le terrain, refuser lui était plus difficile que séparer une elfe de sa laitue. S'il insistait elle savait qu'elle pourrait céder...

- Qu'est-ce qui peut être plus important qu'un match et une pinte ? l'interrogea un nain du groupe, perplexe.
- Je dois passer récupérer du papelard pour ma môman, répondit la gnomette. J'lui ait promit. Et faut que j'aille couper du bois avec le daron, sa fait longtemps.
- Couper du bois ? répéta un autre, confus.

Toutefois, Doemino n'ajouta pas un mot de plus quand à son envie d'aller bûcheronner. Ils ne pouvaient pas comprendre et de toute façon elle ne souhaitait pas étaler ses tracas. Car oui, elle était pressée de rentrer barbouiller d'encre des papiers avec sa mère. Mais surtout, la métisse était impatiente de passer du temps avec son "pôpa" chéri. Autant de temps qu'elle le pourrait. Et savourer chaque instant partagés ensembles. C'était maintenant qu'elle devait le faire et pas dans quinze ans, lorsque le gnome ne serait plus.