Cela faisait des jours que Néhebkaou suivait la piste défoncée qui courait à travers ces marais sombres et humides. La cime des arbres d'Hukutav paraissait vouloir enfermer les marais entiers sous de gigantesques bras noueux et biscornus, et il semblait même parfois au serpent ne plus pouvoir voir le ciel. Vraiment, il maudit plus d'une fois l'air étouffant et le soleil écrasant de sa terre natale, mais jamais la chaleur et la lumière ne lui avaient autant manqué que depuis qu'il avait entrepris son périple.
Sans aucun autre point de repère que le sentier qu'il suivait depuis quelques jours, il lui semblât que la végétation se faisait depuis peu moins hostile, et l'air ambiant moins oppressant. Il devait probablement être proche de la frontière ouest des marais, ce qui signifiait deux choses : la première, plutôt bonne, c'est qu'il laisserait derrière lui cet endroit infâme que ses ancêtres avaient abandoné pour des raisons qui lui apparaissaient aujourd'hui comme évidentes.
La deuxième, plutôt mauvaise, c'est qu'il risquait de se faire beaucoup moins discret. Non seulement les marais étaient peu peuplés, donc peu de chance de rencontres fortuites, mais surtout la présence de nagas et autres reptiles de taille plus que raisonnable n'y avait rien de surprenante, et Néhebkaou passait donc par définition relativement inaperçu dans cet environnement censé être le "sien". Par contre, s'il venait à se retrouver en des terres plus civilisées (et surtout peuplées d'humanoïdes à sang chaud), il se ferait probablement remarquer comme un oliphant dans un magasin de pendules.

Il lui faudrait être prudent. Malheureusement pour lui, il n'avait pas de carte de la région et ne pouvait donc se fier qu'à son instinct et à son sens de l'orientation tellurique, mais ni l'un ni l'autre ne pourraient lui permettre de deviner l'emplacement des villages qu'il souhaitait éviter dans un premier temps.
Alors qu'il était perdu dans ses pensées et qu'il se concentrait sur le flux de vibrations délicates qui le guideraient jusqu'à sa mystérieuse destination, de soudains tremblements, dissonants et agaçants, vinrent briser l'harmonie des ondes de la terre et extirper le naga de sa transe. Des pas lourds et désordonnés résonnaient à travers le sol boueux.

"-Ho mais qu'est-ce il fait lô lui!"

Comme il le redoutait, Néhebkaou se retrouva face à un humain qui lui barrait le passage. Sale, mal habillé, la tête couverte d'un chapeau ridicule et une pelle à la main, ça ne faisait aucun doute : il devait y avoir une ferme ou un village dans les environs. Le naga ne s'attendait néanmoins pas à croiser d'autochtones si tôt, et il espérait pouvoir éviter l'escarmouche. S'il venait à le tuer, nul doute que les autres humains trouveraient le corps de leur camarade. Et nul doute qu'ils se mettraient à la recherche du coupable.

Si les hostilités ne l'effrayait pas outre mesure, Néhebkaou préférait éviter tout remou dont il pourrait se dispenser. Voyager aussi loin était une tâche ardue pour un serpent si casanier, et il n'avait pas envie de se mettre à dos les autorités d'une contrée étrangère dont il ne connaissait rien et qu'il devrait traverser pour sa quête. Il décida d'ignorer l'homme et avança donc en se mettant sur le côté de la piste. Ce dernier eût un tremblement nerveux et un mouvement de recul instinctif.

"-Hé ho c'est-y mon ch'min t'sais, sol'té d'nogo, r'tourne dons tes morais!"

Tandis qu'il prononçait quelque juron dans son étrange langage, le paysan tremblotant ramassa une pierre qu'il tenta de jeter sur le serpent.
Le naga se redressa subitement, siffla d'un air agressif et ouvrit grand ses oreilles de cobra.

"-Ne te mets pas en travers du chemin de la destinée, bipède!"

Tendu comme un ressort, il se précipita sur l'humain en zigzagant et lui décocha un coup de bâton sur la tête qui fit tomber le malotru à la renverse et envoya voler son chapeau.
Encore abasourdi, ce dernier se releva tout trempé de l'eau malsaine des marais et se mit à courir en titubant à travers champ.

Décidemment, le naga ne pourrait jamais se faire à cette arme de substitution. Il avait dû laisser ses tonfas rituels au temple et avait récupéré une vielle lance qu'il utilisait comme un bâton de combat, mais il n'était pas à l'aise avec et manquait fréquemment ses coups.
N'ayant pas réussi à assomer le manant du premier coup, et se disant qu'il vaudrait mieux éviter de le poursuivre en brandissant son arme pour éviter tout malentendu, Néhebkaou préféra continuer sa route sur la piste d'Hukutav qui lui semblait plus que jamais sans fin. Avec un peu de chance, le paysan ne viendrait pas redemander son reste, et lui-même aurait le temps de suffisament s'éloigner des lieux de son forfait.

Plus semblable à un rugissement qu'à une voix humaine, l'appel du lion résonna dans chacune des vertèbres du serpent. La carrure de l'étranger, sa prestance, son équipement lourd, et surtout l'attitude du paysan faisaient dire à Néhebkaou que le nouveau venu était probablement issu d'une caste supérieure, équivalente à la sienne en ses terres. Néanmoins, et à sa plus grande horreur, ce dernier était affublé d'une énorme tête bestiale mille fois plus poilue que les plus poilus des humains.

Voilà qu'il se faisait réprimander par un animal devenu seigneur. La situation devenait grotesque, et il se demanda même par trois fois s'il n'était pas tombé sous le coup d'un quelconque enchantement. Après tout, cette partie des marais si distante de son foyer demeurait pour lui bien mystérieuse, et la seule chose qu'il savait de ces contrées éloignées était que les mages faisaient ici l'usage de magie contre-nature, celle-là même qui servit jadis à bannir son dieu et plonger le monde dans le chaos.

Le naga considéra la situation. Un oeil clos, l'autre braqué fixement sur Urua, il battait l'air de sa langue de serpent en sifflant ostensiblement, tentant de déterminer à l'odeur le type d'être lui faisant face. Il était familier de ces créatures hybrides enfantés par une quelconque déesse mineure à sang  chaud, mais il était absolument certain qu'elles étaient toutes issues d'animaux herbivore, et qu'elles étaient pour la plupart d'un tempérament plutôt débonnaire. Celui-ci était différent, et il lui faudrait en apprendre plus sur ce souverain mystérieux à l'aspect de prédateur.

"Sans raison ? Est-ce là ce que le malfaisant a osé prétendre ? Affront et calomnie ! Je ne fais que suivre ma voie, et ma voie je suivrais. De par le serment qui me lie à mon Mandat, j'aurais pu tuer le gredin sans état d'âme. Mais contre mon meilleur jugement, et par soucis de ne pas verser de sang impur, je n'ai fait que le chasser hors de ma route qu'il s'évertuait à barrer à coups de jets de pierres et d'insultes."

Le cobra pointa son baton vers le manant d'un air vindicatif en gonflant sa coiffe.

"De cela, j'en fais la promesse. Et si ce bipède n'était pas aussi malhonnête qu'il est puant, je le défierais bien d'en faire autant!"