Amaryllis s'était installée dans un endroit tranquille à une table du Fourré à la myrtille, une table dans un coin de la pièce, où on lui fichait la paix. Elle était venu trouver ici un peu de repos après les événements qui avaient secoué les différentes parties de cette région de Dùralas. La chasse de l'ignoble créature avait été particulièrement éprouvante, autant physiquement que pour les nerfs. Au moins, tout s'était bien terminé.

Néanmoins, la situation laissait la Djöllfulin perplexe. Elle avait été avertie, un peu comme tout le monde, au dernier moment. Mais une créature d'une telle puissance n'apparaissait pas comme ça, par hasard, il y avait forcément des signes avant coureurs. Et ce qu'Amaryllis se reprochait, c'était précisément de ne pas avoir repéré ces signes. C'était comme être dans une pièce avec un Géant, et ne pas le remarquer. Ca pourrait être drôle si les conséquences n'avaient pas été si graves.

Amaryllis avait beau faire de son possible, elle n'avait - malheureusement - pas le don d'ubiquité : elle ne pouvait être à deux endroits à la fois, et encore moins être au courant de tout ce qui pouvait se passer dans Dùralas. Et pourtant, il devait bien y avoir un moyen...

Machinalement, elle glissa sa main dans sa bourse, pour en ressortir une petite pierre. Un peu plus petite qu'un oeuf, ronde mais avec des aspérités, et surtout, elle était d'un noir profond. Que faisait-elle là ? La Djöllfulin ne l'avait jamais vu. Elle n'était pourtant pas du genre tête en l'air. Avait-elle récupéré ça il y a longtemps ? Non, il y avait peu de chances. Si c'était dans sa bourse, c'est que c'était important, elle s'en serait forcément souvenue.

Elle fit rouler la pierre entre ses doigts. Plutôt froide, mais bizarre au toucher. C'était doux, mais résistant, un peu comme du cuir. Perplexe, elle posa la petite sphère sur la table devant elle.

- D'où est-ce que tu peux bien venir ?

Comme pour répondre à sa question, et à sa grande surprise, la boule vibra, des morceaux semblant se détacher du reste de la structure quand deux petites ailes noires se déployèrent de part et d'autre de la sphère, laquelle s'avérait être... un oeil.

La Djöllfulin et l'oeil ailé se fixèrent pendant plusieurs secondes. Amaryllis regarda autour d'elle, mais chacun semblait davantage occupé par son assiette ou son godet de gnôle. Elle reprit le contact visuel avec la créature, qui n'avait pas bougé d'un iota.

- Que... qu'es-tu, exactement ?

La chose ne cligna même pas de l'oeil. Plusieurs secondes passèrent, avant qu'Amaryllis ne se décide à faire quelque chose. Elle n'avait aucune idée de la nature de la chose, ni même de la raison qui l'avait poussé à se cacher dans sa bourse.

Plus par expérimentation que par réelle conviction, elle décrocha un bout du fourré à la myrtille qu'elle avait commandé, et l'approcha de l'oeil. Après tout, ne parle-t-on pas de la reconnaissance du ventre ?
L'oeil la fixa, toujours sans sourciller, avant de retourner son attention vers le bout de pâtisserie. À sa grande surprise, la chose s'ouvrit en deux, laissant apparaître une bouche pourvue de petites dents aiguisées. Elle engloutit le morceau de gâteau d'une seule bouchée, avant de reprendre sa position d'origine.

- Tu m'as pas l'air bien méchant... Tu en veux un autre morceau ?

La nuit était tombée sur BaldorHeim, et une silhouette encornée se frayait un chemin à travers les ombres de la ville. Amaryllis avait bien pensé à mettre une capuche pour être plus discrète, mais compte tenu de ses cornes, ce n'était pas une capuche dont elle aurait eu besoin, mais d'une bâche.

La djôllfuline suivait à la trace l’œil volant qu'elle nourrissait depuis maintenant quelques jours. La créature voletait rapidement, et Amaryllis devait marcher à vive allure, pour suivre la cadence de la petite créature - qu'est-ce qu'elle volait vite ! - et pour ne pas perdre sa trace dans la brume nocturne. La course fut longue, et l'emmena très loin, bien au-delà des murs de la ville. Et pourtant, tout le trajet fut d'un silence presque dérangeant.

Il avait fallu un moment pour qu'elle le comprenne : l’œil la faisait passer par des chemins où il n'y avait personne. Habitude donnée par son ancien maître ? Plus que probable... En quelques jours, Amaryllis s'était renseignée sur ces créatures. Les yeux volants, qui servaient - littéralement - d'yeux au tristement célèbre comte Motch'Hollow, qui occupait la Perracie voisine. On raconte que certains, pour une raison inconnue, finissaient par développer une conscience. Libéré de l'emprise du vampire, ils erraient, sans but. C'était probablement l'un d'eux qu'elle avait rencontré. Le reste faisait l'objet des rumeurs les plus folles, notamment en ce qui concernait leur création. Elle avait bien trouvé un ouvrage sur le sujet, mais comment en déterminer la véracité ?

L'heure n'était de toute façon pas à ces questions. À force de courir, elle avait finit par traverser une partie de la forêt. L'air autour d'elle s'alourdissait progressivement, et la corruption magique commençait à se voir sur la nature alentours. Aucun doute : l’œil l'amenait en direction de la Perracie. À plusieurs reprises, Amaryllis avait hésité à simplement abandonner et rebrousser chemin. Mais la petite créature ailée insistait. Quand la djollfuline s'arrêtait pour reprendre son souffle, elle l'attendait, sagement, battant des ailes, perçant la nuit noire de la blancheur de son œil unique.

Finalement, le soleil commençait à se lever quand le duo arriva dans une clairière. Mais quelque chose n'allait pas : le sol était relativement meuble, comme s'il avait été retourné récemment. La présence de nombreuses mouches ne laissait que peu de place à l'imagination : un charnier. Pourquoi l'avoir amené jusqu'ici ? L'œil disparut, avant de revenir voleter doucement vers Amaryllis... accompagné par plusieurs de ses semblables. Amaryllis s'amusa d'ailleurs à constater qu'il y avait des différences physiques notables entre eux : l'un était beaucoup plus gros que les autres, l'autre avait de petites cornes, un troisième avait deux paires d'ailes, et ainsi de suite.

- C'est bête à dire, mais je me sens épiée...

Peu rassurée, et préférant rester loin de la Perracie, Amaryllis rebroussa chemin. Derrière elle, elle pouvait entendre le bruit caractéristique des petites ailes battant l'air. En se retournant, elle en eut la confirmation : le groupe d'yeux volants la suivait. Elle leur fit face, soupirante.

- Laissez-moi deviner... Vous voulez venir avec moi c'est ça ?

En guise de réponse, ils vinrent se poser juste devant elle, certains même vinrent sur ses bottes. Elle prit ça pour un oui. Ne restait plus qu'à leur trouver un nom chacun.