Mais... que faisait-il ici ? Mélaskolés leva le bout de son nez et observa les alentours. Depuis quand était-il arrivé à Kastalinn ? Il n'arrivait pas à comprendre comment tout cela pouvait être possible. Ecoutez, à peine quelques instants auparavant, le jeune arlequin éprouvait une joie indescriptible. D'ailleurs, il ne savait même plus pourquoi il riait, mais toujours est-il qu'il se trouvait au milieu d'une vaste étendue de fleurs et de verdures. Et puis tout à coup, il se retrouvait allongé sur un banc sombre, totalement oppressé par les murs de la grande ville. Et là, était-ce nécessaire de préciser que son plaisir venait de se dissiper, comme ça, aussi soudainement ?

Son regard se fit plus suspicieux, il se doutait qu'une ancienne magie imprégnait l'air et cherchait à semer la confusion dans son esprit. Cependant, il était bien trop malin pour se laisser avoir si facilement. D'ailleurs, plus il réfléchissait et plus il sentait ses esprits lui revenir. Un peu comme si ses idées devenaient de plus en plus claires. Ses yeux commençaient même à s'habituer davantage à la lumière. Sa totale maitrise de lui-même lui permettait de retrouver le contrôle, et de son corps, et de son esprit.

« Vous vous réveillez enfin ? » Fit un vieil homme se tenant debout face à lui. « Avec ma femme, ajouta-t-il en prenant la main d'une dame aussi âgée que lui, nous aimerions nous assoir sur ce banc. Voyez-vous, nous sommes épuisés. Ça fait bien dix minutes que nous vous secouons pour que vous puissiez nous faire un peu de place. Cependant, impossible de vous tirer de votre sommeil ! Nous avons même pensé que vous étiez mort. Vous savez, vous étiez totalement inerte... »

Mélaskholés les regarda tous les deux longuement. Que racontait ce vieillard ? Son discours était d'une absurdité sans nom. Depuis quand dormait-on sur un banc et non dans un lit ? Mais il jugea préférable de ne pas froisser ces deux vieilles personnes. Leur grand âge était très probablement responsable de leur sénilité. Il suffisait de bien les regarder, ils tenaient à peine debout tous les deux. Ils étaient même obligés de se tenir par la main pour ne pas tomber.
Il se leva alors, cédant enfin sa place tout en essuyant un filet de bave qui commençait à sécher le long de sa joue sous son masque. Il se demanda très brièvement pourquoi avait-il bavé de la sorte, sans toutefois trouver une réponse logique à ça. Décidément, cette journée s'annonçait des plus étranges...

« Asseyez-vous, asseyez-vous... » Insista-t-il en tendant une main serviable en direction du banc. « Déjà que d'écouter votre long discours m'a fatigué, j'ose à peine imaginer votre propre fatigue ! »

Sur ces mots, il les quitta craignant que leur décrépitude soit contagieuse. Il se dirigea vers ce qui semblait être le centre-ville tant la foule était nombreuse. Cela lui fit le plus grand bien, son esprit était accaparé par les discussions environnantes. Il fallait avouer que parfois, cela lui faisait le plus grand bien.
Et, alors qu'il commençait à retrouver ce bien-être perdu, un jeune homme assez petit le bouscula violemment et se laissa lamentablement tomber à même le sol. Il se mit aussitôt à crier, faisant sursauter Mélaskholés qui ne s'attendait pas à une telle scène.

« Au voleur ! Aidez-moi ! AU VOLEUUUUUUR ! »

Lorsqu'était arrivé le choc, la foule s'était aussitôt écartée comme si elle avait été habitée d'une conscience commune durant cet instant-là. Mais après avoir entendu les beuglements de cet énergumène, un cercle de curieux se forma autour d'eux. L'autre au sol, trop heureux d'avoir réussi à attirer l'attention sur lui profita du moment.

« Braves gens, venez à mon secours ! Il a cherché à me détrousser, suite à quoi il m'a jeté au sol ! » Il pointa l'arlequin du bout de son doigt et rajouta d'un ton théâtral. « Cet homme-là ! » Mélaskholés ne savait que faire, ni comment réagir. En même temps, il n'arrivait pas à comprendre ce qui se passait. Sa trop grande innocence l'empêchait de comprendre les mauvais desseins de cet homme.

« Moi ? Non, ce n'est pas possible mon ami. Je m'en souviendrai si tel était le cas. » Dit-il pour éviter tout malentendu. « Et très honnêtement, si j'avais voulu détrousser quelqu'un, j'aurai choisi cette femme là-bas et non vous. Votre accoutrement semble être celui d'un gueux... » Dit-il de sa grande maladresse qui allait de paire avec son innocence. Et à son tour, il pointa du doigt une femme comme si cela allait suffire à lui donner raison.

« Comment osez-vous pointer du doigt une gente dame ? » Demanda l'un des citoyens présents de la scène. « En plus de vous attaquer à un homme, voilà que vous souhaitez vous en prendre à une femme ? » Dit un autre d'un ton accusateur.

Mélaskholés resta dubitatif. Pourquoi tant d'accusations à son égard, après tout il n'avait rien fait. La situation lui échappait d'autant plus qu'il n'avait absolument pas conscience d'être au coeur d'un malentendu. Il baissa le doigt qu'il pontait, conscient malgré tout que cela posait problème. Au fond de lui, il sentait que la situation allait dégénérer si ce n'était pas déjà fait. Il eut comme un pincement au coeur, lui qui ne supportait pas d'être à l'origine d'un quelconque conflit. Or là, il comprenait bien qu'il posait problème bien qu'il n'avait aucune idée des raisons.

Le jeune homme était totalement démuni, absolument tout le monde paraissait être contre lui au plus grand plaisir du petit homme toujours à terre. D'ailleurs, c'est à cet instant que celui-ci décida à nouveau de se manifester.

« Je propose qu'on appelle les gardes de la Milice. »

Certains approuvèrent d'un hochement de tête. Après tout, un voleur ne méritait que ça, pas vrai ? Toutefois, l'un des honnêtes citoyens trompé demanda de voir ce qui avait été volé. Il se tourna tout d'abord vers celui qui se faisait passer pour la victime.

« Que vous a-t-il volé ? »

Mélaskholés ne lui laissa pas le temps de répondre. Il retourna ses poches, exposant au regard de tous un contenu vide. « Je ne comprends pas, je ne lui ai rien pris, regardez ! » Expliqua-t-il tout en sentant ses forces le quitter. Il sentait dans l'air le mépris que beaucoup lui portait en ce moment. Il supportait toujours difficilement cela. Comme pour un enfant, il sentit les larmes lui monter aux yeux.

« Non, heureusement il n'a pas eu le temps de me dérober mes biens, il a seulement essayé bien qu'il ait échoué ! Mais vous avez raison, cela mérite tout de même qu'on appelle des gardes. Ce serait regrettable que cela se reproduise sur une pauvre femme qui elle se laisserait avoir. » Dit la fausse victime à terre en posant ses yeux sur un groupe de femmes à la fois terrorisées et excitées par la scène.

Spontanément Mélaskholés chercha à reculer comme une proie devant une foule de prédateurs. Bien qu'il avait le dos tourné, il se dirigeait vers une auberge qui portait le nom « A la wyverne qui louche ». Mais sa pseudo-fuite fut freinée par les rangs de curieux qui les encerclaient, l'empêchant ainsi de passer. Il était comme prisonnier maintenant.

Alors que la situation semblait plus que perdue pour le jeune homme. En effet, des miliciens pointaient déjà le bout de leur nez. Le cercle de curieux s’était intensifié, si bien qu’on leur portait de plus en plus d’attention. Ne comprenant pas comment une telle chose avait pu se produire, Mélaskholés sentait néanmoins que le vent tournait en sa défaveur. Qu’il était frustrant de sentir en soi une telle impuissance !

Mais un homme, grand et mince vint à son secours. Il ressemblait en tout point à un ange, la confusion était plausible quand on voyait ses ailes d’un blanc immaculé dans son dos. Un tel charisme émanait de lui ne pouvait que plaider la pureté. Son visage était doux et laissait paraître une franche bonté.
Le jeune homme tomba aussitôt sous le charme. Il l’écoutait parler sans toutefois entendre ses mots. Il devint tout à coup simple spectateur de la scène, comme si tout ceci ne le concernait pas. Tour à tour, il vit tous ceux qui les entouraient vérifier leurs bourses, qui avait disparues. Mélaskholés s’étonna de leur surprise, voilà l’arroseur arrosé pensa-t-il. Ceux qui s’estimaient spectateurs devinrent des acteurs bien malgré eux. La prétendue victime devint le brigand. Quant à l’accusé, il devint miraculeusement innocent. Voilà qui décrivait très bien notre homme coloré, innocent.  

Lorsque l’homme miraculeux partit, tout le monde oublia sur le champ le jeune homme. On lui tourna le dos et un nouveau cercle se forma autour des miliciens cette fois-ci qui devaient rétablir l’ordre. Il y avait tant d’agitation qu’il perdit de vue durant un bref instant son sauveur. Il semblait si lumineux ! Tel un insecte attiré par la lumière, Mélaskholés se dirigea naturellement vers le stryge blanc. Celui-ci était assis à une table et semblait tellement en paix avec lui-même. Après tout, il avait réglé cette affaire d’un calme olympien.
Le jeune homme s’invita à sa table sans le concerter, ni même envisager la possibilité que ce dernier ne désirait pas sa compagnie. Il s’installa face à lui, s’asseyant sur un fauteuil libre. Son regard était insistant et fortement déplacé, mais cela n’effleura pas l’esprit innocent de Mélaskholés qui, à cet instant, avait des étoiles plein les yeux.

« Votre lumière est éclatante ! » Finit-il par dire d’un ton extasié. Il était la preuve que le mal n’avait strictement aucune emprise sur le bien. Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’il se fourvoyait aveuglément. Il n’avait aucune idée de ce qu’était véritablement le mal et par conséquent il confondait ce qu’on appelait communément la justice avec le Bien.

Il lui saisit les mains d’un geste rapide. Il ne lui laissa pas le choix bien que cela était impoli. Si seulement Mélaskholés avait idée de ce qu’était l’impolitesse… Jamais il ne se serait permis un tel comportement outrageux envers son bienfaiteur. Sa pression se fit plus forte tant il voulait s’imprégner de sa lumière. Bien qu’il ne pleurât pas, son masque laissa percevoir des yeux scintillants d’émotion.

« Dîtes-moi, de quelle manière vous y êtes-vous pris ? Etait-ce là de la sorcellerie ? » Lui demanda-t-il avec innocence. Sur cette entrefaite, le serveur revint à leur table servir au stryge une boisson qu’il avait apparemment commandée. Son regard se posa sur leurs mains liées, mais bien qu’il ne fît pas la moindre réflexion, il devint rouge de confusion et partit en toute hâte.

L’éclat du stryge était tel qu’il provoquait des bouffées de chaleur. Un miracle.