Cela faisait quelques jours que j'étais revenu à la Tour Noire. En effet, le Code de la Mort nous obligeait à nous présenter régulièrement à la Tour, sous peine de sévères punitions. On était cependant plus flexible avec les membres de la Congrégation de l'Ombre, car nos missions s'étalaient parfois sur plusieurs mois.
Cependant, quelque chose était venu troublé mon repos ce matin. Un camarade stryge était venu me voir, directement dans ma chambre, pour me donner un message de mon frère.
Nalphégius... Il avait décidé, la dernière fois que l'on s'était vu, de partir seul à la recherche de ses souvenirs. J'avais accepté, en échange d'une promesse: qu'il revienne vite me voir. Cela faisait des mois maintenant que je ne l'avais pas vu, et j'étais donc content de savoir qu'il allait bien.
Son message était clair: "
Rejoins-moi à la Tour Grise, lorsque la lune est le plus haut dans le ciel.". Il me donnait donc rendez vous à la Tour Grise, ce lieu sacré pour nous autres stryges, sans me donner plus de précisions. Je sentais que quelque chose allait se passer, que son rendez vous n'était pas anodin. Et je n'avais cessé de cogiter jusqu'à tard le soir.
L'heure était finalement venue. Je me levai de ma couchette, que je n'avais pas quitté depuis qu'on m'avait transmis le message, et pris mes dagues avant de m'éclipser. Mon coeur battait la chamade à l'idée de revoir ma moitié, mais j'avais aussi une indescriptible appréhension. Qu'est-ce qu'il pouvait bien faire à la Tour Grise qu'il ne pouvait pas faire ailleurs? Et surtout, pourquoi à cette heure-ci précise? C'est donc la tête remplie de question que je me mis en route, traversant rapidement les rues quasi-désertes de la Tour. Je me dirigeai vers l'entrée, ou plutôt la sortie dans le cas présent, saluai les gardes de la Phalange Noire, et sifflai à l'encontre de ma monture.
Le pégase écarlate ne tarda pas à venir, habitué à mon appel, et je lui caressai distraitement l'encolure tout en montant dessus.
"
Tour Grise, nous voilà!" murmurai-je à vois basse alors que Nalphégius - le pégase, pas mon frère - prenait son envol, en direction du lieu de rendez-vous.
Nous arrivâmes rapidement, après une dizaine de minutes de vol. L'antique Tour des stryges originels nous faisait face, majestueuse par le passé mais réduite à l'état de ruine désormais. Il n'y avait aucune présence si tard dans la nuit, excepté ce qui semblait être la lumière d'une torche qui vacillait à quelques mètres en dessous de nous. J'intimai à mon compagnon de voyage de se rapprocher, et il piqua droit vers la lumière. Puis, presque arrivé au sol, il ralentit et se posa finalement tranquillement, habitué aux manoeuvres d'atterissage. Je sautai de son dos, lui jetai un cadavre de mulot que j'avais dans ma besace et me dirigeai vers la torche.
A mesure que je me rapprochais, je voyais de plus en plus distinctement le visage du porteur de lumière: c'était sans doute aucun mon frère, Nalphégius. Je lui lançai alors, un sourire en coin commençant à se former sur mon visage:
"
Bien étrange lieu de rendez-vous, mon frère. En tout cas, ça me fait plaisir de te voir."
Je crus percevoir l'ombre d'un sourire sur son visage aussi, et il me répondit, égal à lui-même:
"
Ne fais pas ta poule mouillée, je dois te parler de quelque chose d'important. De capital. J'irais même jusqu'à dire quelque chose qui va changer notre vie à tous les deux, de manière irrémédiable.'
Et bien, il avait gagné des talents d'orateur pendant mon absence! Car j'étais pendu à ses lèvres, attendant qu'il révèle cette fameuse "information capitale". Je lui dis, curieux:
"
J'aurais préféré qu'on aille torturer des stryges blancs pour fêter nos retrouvailles, mais tu as capté mon attention, je t'écoute."
Il se racla la gorge, et mes yeux commençaient doucement à s'habituer à la lumière de la torche et aux ténèbres de la nuit. J'apercevais, non loin de nous, ce qui semblait être un autel, avec un grimoire posé dessus. Etait-ce en lien avec ce que Nalphégius s'apprêtait à me révéler? Je n'eus pas à attendre, car Nalphégius me répondit, d'un ton grave et sérieux:
"
Nous sommes très forts tous les deux, tu le sais comme moi. Mais j'ai compris avec le temps que si seul, nous sommes puissants, ensemble, nous sommes invincibles. Nous avons tous deux des objectifs à mener: toi, tu veux devenir l'Ombre, et moi je veux devenir le Comte de Motch'Hollow. Peut-être que la seule solution pour parvenir à des objectifs aussi complexe, c'est de n'être plus qu'une seule et même personne."
Je haussai les sourcils, circonspect. Une seule et même personne? Qu'est-ce qu'il sous-entendait par là? Je ne comprenais pas vraiment où il voulait en venir, c'est pourquoi je me risquai de lui demander:
"
Tu entends quoi par "Une seule et même personne" Nalph? Tu veux que je te greffe mes bras, ou que je me greffe tes jambes, un truc dans le genre?"
Il pouffai légèrement et, secouant la tête, il me dit:
"
Non benêt, je te parle de fusionner nos âmes. Tu dis souvent que nous sommes les deux moitiés d'une même pièce, et bien il est temps de donner vie à cette pièce."
J'étais sous le choc. Est-ce qu'il parlait sérieusement d'une fusion d'âme? Je n'avais que très peu de connaissance en magie, mes seules expériences magiques étant mon don inné pour la télékynésie, mais ma maîtrise de la chose était plus expérimentale que théorique. C'était donc ça que mon frère avait recherché durant tout ce temps? Un moyen de fusionner nos âmes?
Je me ressaisis légèrement, et décidai de détendre l'atmosphère en répondant:
"
Ca me va mais on garde mon corps alors. Tu ne sais pas tous les malheureux que tu ferais si mon corps de dieu venait à disparaître."
Il sourit sincèrement et me répondit, sérieusement néanmoins:
"
C'était déjà ce que j'avais en tête, ne t'en fais pas. Vois-tu, acquérir les savoirs permettant de fusionner des âmes, ça n'a pas été gratuit. A dire vrai, mon corps est condamné à mourir."
Il ôta alors la cape qu'il portait, et ce que j'aperçus me glaça le sang. Sur son torse et ses bras, je distinguais des veines noires, comme si quelque chose était en train de le corrompre. Il dégaina alors un couteau cérémonial, et s'entaillai la main. A la lumière de la torche, je vis clairement la couleur de son sang: il était noir comme la nuit. Mon frère reprit:
"
J'ai maudit mon corps pour mener à bien mon projet. Cependant, je comprendrais que tu refuses."
Je serrai les dents, de colère comme de tristesse. Mourir faisait partie des risques, mais de là à détruire volontairement son corps? Cependant, il n'y avait qu'une seule réponse possible à la question "Allais-je aller jusqu'au bout?". Je ne pouvais pas me résoudre à laisser Nalphégius dépérir, même si cela impliquait une fusion. Je lui répondis alors, ravalant ma colère:
"
J'accepte. Fais ce que tu as à faire."
Il acquiesçai, l'air toujours aussi grave, et me dit:
"
Tu as fait le bon choix mon frère. Maintenant, ce que je vais te demander va être difficile, mais tu vas devoir aller jusqu'au bout. Une fois qu'on aura commencé le rituel, il n'y aura pas de retour en arrière possible. Sinon, tu risques de nous tuer tous les deux, et ça je ne le permettrais pas."
J'acquiesçai à mon tour, déterminé. J'aurais fait n'importe quoi pour que mon frère survive, même si cela impliquait de détruire toute forme de vie dans Dùralas. Il m'intima de me mettre sur l'autel, me conseillant d'ôter le haut de ma tenue, ce que je fis sans attendre.
Il prit ensuite le grimoire, gardant en main le couteau cérémonial qu'il avait dégainé, et me regardai avec un air étrange sur le visage. C'était un mélange de beaucoup d'émotions, parmi lesquelles la tristesse mais aussi la détermination. Il prit ma main, de sa main ensanglanté, et me chuchottai à l'oreille:
"
Je t'aime mon frère.-
Moi aussi, mon frère." lui répondis-je, la machoîre crispée par l'émotion.
Il déposai un baiser sur mon front, et ouvrit finalement son grimoire. Il se mit alors à réciter une litanie macabre, et ses mots résonnaient dans mes oreilles comme si les voix de milliers de morts accentuaient la puissance de la formule. Puis, d'un geste précis et rapide, il plongea la lame de cérémonie droit dans mon coeur.
Nos regards se croisèrent alors que je sentais la vie s'échapper de mon corps. En à peine quelques secondes, je perdis connaissance, et ma dernière vision fut le regard plein d'amour de mon frère.
~~~
Je me réveillai en sursaut, couvert de sang et de sueur. Mon souffle était rapide et bruyant, et je mis un moment avant de me souvenir de ce qu'il s'était passé. Je regardai autour de moi, alors que le soleil commençait doucement à se lever à l'horizon, éclairant de ses faibles rayons les ruines de la Tour Grise.
Au pied de l'autel sur lequel je me trouvais, gisait le corps sans vie de Nalphégius, les veines plus noires que jamais. Sans attendre, je me précipitai à ses côtés, lui tapant l'épaule pour le réveiller:
"
Nalphégius... Je t'en prie, réponds-moi... Nalphégius!"
Mais je n'obtins comme seule réponse que le silence. Des larmes commencèrent à apparaître sur mes yeux d'habitude si joyeux. Non, ce n'était pas possible, Nalphégius ne pouvait pas être mort, c'était impossible...
Je portai instinctivement une main à mon torse, et y découvrit une cicatrice, à l'endroit où se trouvait mon coeur. Je n'avais pas rêvé, le rituel avait bel et bien eut lieu. Mais il avait visiblement échoué.
Alors que j'allais partir à la recherche de ma monture, pour fuir le plus loin possible de cet endroit maudit, j'entendis une voix résonner dans mon esprit:
"
Je suis là mon frère."
Je me retournai vers le corps de Nalphégius, les yeux pleins d'espoir. Mais le cadavre n'avait pas bougé d'un pouce. Dépité, je me dis que je commençais à devenir fou à cause du chagrin. Mais la voix reprit:
"
Le rituel a fonctionné mon frère."
Je compris alors. Nalphégius faisait désormais partie de moi. Une joie immense se lisait sur mon visage. Nalphégius était vivant, et libéré des entraves de son corps, il n'était plus condamné à mourir. Je lui répondis, mentalement:
"
Alors comme ça nous sommes ensemble désormais?"
Je sentis Nalphégius acquiescer, et il me répondit:
"
Oui. Dùralas n'a qu'à bien se tenir. Tremblez, mortels, devant l'être parfait. Tremblez devant Nalphégius et Valphégas."