Saigo avait ressorti ses dagues et ses griffes, prêt à parer à toute éventualités. Face à lui, Al Liftaisir semblait contrariée, ce qui pouvait aisément se comprendre, étant donné que l'Exécuteur ne s'était pas montré très obéissant. Il avait mal réagi face à la menace de l'informatrice. Mais elle n'était rien pour le stryge solitaire. Seuls l'Ombre et Onze avaient le droit de lui donner des ordres et de le menacer. Le combat semblait inéluctable, et l'assassin avait bien conscience que ses chances de succès se trouvaient au corps-à-corps. Cependant, lorsqu'il voulut enclencher un mouvement, il se retrouva incapable de bouger. Son corps tout entier était comme paralysé. Il comprenait, bien trop tard évidemment, qu'il avait déjà perdu avant même d'avoir eu une chance de se battre. La magie de la vampire était trop puissante pour qu'il puisse l'affronter efficacement. Sous sa cuirasse, la carte d'Al brillait d'une lueur bleue pâle, qui illuminait le corps tout entier du stryge. Il avait les yeux rivés sur sa camarade des Ombres (en même temps, il n'avait guère le choix): elle allait le tuer. Cela se voyait dans sa posture, dans ses gestes, dans ses yeux. Cela se traduisit dans ses mots. Les yeux de Saigo s'écarquillèrent.

L'Ombre. Al Liftaisir était l'Ombre. C'était impossible... elle mentait, bien sûr. Et si? Après tout, sa magie n'était pas celle d'une simple informatrice, elle était beaucoup trop puissante pour une personne dont la fonction première n'est pas de se battre. Et puis, elle se trouvait déjà au cœur du Vulkar quand l'Exécuteur y était entré. Seul des guerriers puissants, tels que l'Ombre, pouvait envisager décemment de s'engouffrer dans le volcan seul. S'était-il fourvoyé depuis le début? Saigo repensait à tous les actes irrespectueux qu'il avait commis face à la vampire. Pas étonnant que la Chef Suprême de la Congrégation soit irritée par son attitude. Fou qu'il était... et il allait en payer le prix. L'Ombre brandit une carte, de laquelle émergea un immense corbeau, au plumage plus sombre encore que les tréfonds de la Tour Noire. La bête était gigantesque. De tout son être émanait une grande puissance, qui s'apprêtait à frapper le stryge solitaire en guise de punition. Il croassa, une lueur mauvaise dans le regard. Puis il fondit sur Saigo qui, par fierté, garda les yeux ouverts jusqu'au dernier moment.

Soudainement libéré de sa paralysie, il tomba les deux genoux à terre. Le corbeau invoqué par l'Ombre l'avait littéralement transpercé, faisant fi de son armure. Pourtant, malgré l'imposante taille de l'oiseau, Saigo n'avait pas été tranché en deux. Le seul résidu de la magie de l'Ombre était un trou dans l'estomac. Du sang s'écoulait abondamment de la plaie. L'assassin avait le souffle court, chaque inspiration était un supplice. Pourtant, il souriait. Mieux, il se mit à rire. La douleur était insoutenable, mais cela ne faisait qu'augmenter son hilarité. La douleur... en temps qu'Exécuteur au service d'Onze, il n'avait connu que cela. Physique, mentale, la douleur faisait partie de son quotidien depuis sa naissance. Alors un trou dans l'estomac... Il rit de plus belle, cracha du sang, et s'adressa une dernière fois à son Ombre.

Ce fût... le plus grand des honneurs... et des privilèges... que de... me battre... à vos côtés. Mourir de... votre... main... est le plus... beau... des... cadeaux...

Épuisé par ce dernier effort, Saigo du lutter pour finir sa seconde phrase. Ses trois derniers mots n'étaient que de faibles soupirs, qu'il ponctua en tournant de l'œil. La dernière chose que son iris capta, c'était l'Ombre de la Congrégation qui initiait un pas dans sa direction.

Alrun soupira, rabattant sa capuche sur la tête. Son corbeau, celui fait de chair, semblait l'enjoindre à revenir sur ses pas mais elle n'était pas du genre à l'écouter, ni lui ni sa satanée conscience humaine.

Ils les agaçaient, ces crédules lui vouant un culte : Grande Ombre ! Honorable Vampire ! Dame Siegfried ! Elle n'avait jamais voulu être là pour eux, seulement pour elle et ses propres intérêts. Et s'il fallait tous les tuer pour voir ses voeux réalisés, eh bien soit ! Qu'ils meurent tous.
Toutefois. Ces gens là étaient les plus malléables et bien souvent dotés d'une loyauté sans égale. Alors qu'ils vivent, jusqu'au jour où elle leur dira d'aller mourir pour elle, sous le couvert de la Congrégation.

Tout en descendant du Vulkar, l'arlequine insufflait une nouvelle énergie dans ses cartes utilisées. Elle y était intimement liée, si bien qu'elle avait conscience de l'état de chacune d'entre elles ; et dans son dos, plus haut et plus profondément dans le volcan, elle sentait vibrer d'une blanche lumière l'une de ses cartes délaissées.

"Ah j'aurai dû le tuer..." murmura-t-elle.

Au moins, elle n'aurait alors pas eu à chasser ce soir-là. Mais ce petit regard qu'il lui avait lancé... Cela lui rappelé une certaine tête brûlée. Sa noire magie aurait dû le réduire en poussière, comme l'autre rabclaw, et au dernier moment, elle avait flanché, la nécrose était devenue simple objet contondant.
Et comme si cela ne suffisait pas, elle lui avait laissé bénéficier de sa magie curative. Elle soupira. L'arlequine était incapable de fermer les blessures, ou de guérir un mal : mais elle était capable d'accélérer le rétablissement... Et si cet idiot n'y survivait pas, cela signifierait simplement qu'il ne lui serait d'aucune utilité dans l'avenir.

Elle pressa le pas.

hrp:

Il s'était fait troué le bide. Ce n'était pas vraiment agréable. Pourtant, Saigo se sentait incroyablement léger, incroyablement heureux. C'était l'Ombre, sa chef, qui lui avait infligé cette blessure mortelle. C'était une mort qu'il acceptait avec joie. Il se refusait à mourir face à une fée, à des rabclaws, ou encore face à un simple passant de bas étage. Mourir de la main de celle qu'il idolâtrait était bien plus honorable, selon ses standards. Et puis il l'avait mérité: il s'était montré irrespectueux envers son Ombre, il l'avait insulté, il avait osé poser ses mains sur elle! Son châtiment n'était que justice.

Pourtant, il ne semblait pas mourir. Petit à petit, le sang cessait de s'écouler de la plaie, jusqu'à s'arrêter définitivement. N'avait-il plus rien dans son corps? Non, sinon il ne serait plus conscient pour le constater. Un cri sortit de sa bouche, étouffé: les tissus de sa chair se distendaient, de part et d'autre du trou. Son corps se réparait de lui-même, au prix de la plus atroce séance de torture que l'Exécuteur avait eu à affronter. Il devait fuir. Seul, affaibli dans le Vulkar, il ne s'en sortirait pas. Ses cris amèneraient d'autres ennemis, qui tireraient partis de son état. Non, il devait vivre. Si la douce vampire qui était son Ombre lui avait refusé le trépas, alors personne ne devait couper le fil de son existence, tant qu'elle ne l'aurait pas décidé. Encore incapable de marcher, il se traîna sur le sol du volcan, chaque mètres gagné étant une souffrance supplémentaire qu'il s'infligeait. En temps qu'Exécuteur, l'assassin était plus résistant à la douleur que la plupart des hommes, mais il n'y était pas non plus insensible. Et il avait mal.

Toutefois, il continuait d'avancer. Inlassablement, malgré la sensation de se faire tordre les boyaux à chaque avancée, ce qui était en un sens le cas. Miraculeusement, il put sortir du Vulkar. À peine avait-il mis le nez dehors qu'il fut frappé par le froid mordant. Des parois rocheuses, il passait au sol enneigé. Le stryge noir en ramassa une poignée, et l'appliqua sur son ventre. Le froid le soulagea, et il demeura étendu dans la neige un bon moment. Il avait d'ailleurs du perdre connaissance dans le processus, car lorsqu'il rouvrit les yeux, le soleil se levait à l'horizon. Malgré le froid polaire, il était trempé de sueur. De toute évidence, son sommeil avait été agité. La neige sur son ventre avait fondu depuis longtemps, mais désormais, il ne restait plus aucune trace de l'attaque de l'Ombre. Seule un cercle de chair, vierge de toute cicatrice, se trouvait à la place du trou. Il avait survécu.