Fiona somnolait à son comptoir de prêt lorsque les grandes doubles portes de la bibliothèque s'ouvrirent dans un grincement caractéristique. Pour laisser entrer un démon !

Première impression terrifiante qu'elle calma bien rapidement. Non, non, c'était un dloj... un flod... un dloffl... un démon nordique ! Elle se souvenait d'avoir lu un traité sur ces nouveaux venus pas plus tard que la semaine dernière.

Celui-ci était plutôt singulier, cela dit. Malgré la haute taille caractéristique de ce peuple - il devait bien faire un mètre nonante, nonante-cinq ? Sans compter la paire de cornes ivoire et visiblement bien entretenues -, l'élément le plus incongru était sa couleur. Là où ils étaient censés avoir une peau d'un rouge-orangé, la sienne tirait plutôt vers le violet.

Et, si elle s'était attendue à un sauvage guerrier venu du nord, celui-ci lui faisait plutôt l'allure d'un sorcier ou d'un magistrat. Vêtu de ses robes sombres rehaussées de fils d'or et portant une écharpe de soie comme une étole, il s'avançait avec la nonchalance placide d'un tigre dans sa tanière.

Son regard d'un doux magenta se posa sur elle, un très bref instant, avant de la quitter comme s'il l'avait jugée indigne de son attention. Attention qu'il reporta immédiatement sur les rayonnages, son expression trahissant presque l'avidité. Elle se demanda un instant si elle devait se sentir vexée ou fière de ses collections.

Secouant la tête pour se remettre d'aplomb, elle parvint à prononcer un timide "Bonjour ?" auquel l'étranger ne réagit pas immédiatement, ne semblant s'apercevoir qu'à retardement qu'il était censé donner une réponse. Un simple hochement de tête poli dans sa direction fut tout ce qu'elle obtint de lui, néanmoins.

Sans plus se soucier d'elle, il se dirigea vers les étagères, effleurant de ses mains longilignes les couvertures, avant d'arrêter finalement son choix sur un ouvrage qui semblait lui convenir.

Un virtuose de l’anatomie, et loin d’être mauvais avec un poignard lorsqu’il s’en donne la peine. Quel dommage qu’il soit aussi discret qu’un carillon de bambou et possède à peu près autant d’aisance sociale. On en fera peut-être un médecin ou un empoisonneur, qui sait ? Ses compétences alchimiques sont loin d’être mauvaises.
- [Information supprimée], prêtre d’Urgaal’Mar

Le petit El’ a toujours été curieux, mais il s’est vite désintéressé de certains sujets. Ce furent les arcanes qui retinrent le mieux son attention, mais là encore, d’une manière assez sélective. Il n’éprouvait que dédain pour la magie élémentaire et ses adeptes, par exemple. D’une grande concentration, lorsqu’il décidait de mener une tâche à bien, il ne reculait devant aucun effort pour parvenir à ses fins. Il aurait pu faire un bon prêtre, si les cérémonies religieuses ne l’ennuyaient pas aussi profondément.
- Orimeia, prêtresse de Kar’Magûl

Une chose est certaine, ce n’est pas un foudre de guerre, je peux vous le garantir. Il mange comme un moineau et la seule chose qu’il doit pouvoir soulever est un bouquin, alors une épée, vous pensez bien… Sans compter son manque cruel de bonne volonté à l’entraînement. J’ai tout tenté, cela dépasse mes compétences. La seule fois où je l’ai vu se battre réellement fut lorsqu’un autre de mes disciples lui prit son livre.
- Karchar, prêtre de Lagmarû

Rapport de l’agent Lukas
Patron,

Il fait un froid de canard, ici. Vous savez combien de relais j’ai passé pour arriver avant l’hiver prochain ? Non, et vous vous en foutez sûrement, bien au chaud que vous êtes à la capitale. Ce qui suit, vous vous en foutrez peut-être un peu moins (et tant que vous y êtes, ma demande d’augmentation est sur le dos de ce parchemin, comme ça, vous ne pourrez pas la jeter sans la lire).

J’ai passé quelques jours sur place, à interroger les locaux au sujet de notre « ambassadeur ». Des gens très polis, mais assez distants avec les étrangers. J’ai dû en faire de belles pour qu’ils acceptent de se confier à moi.

Et j’ai mis du temps à trouver des réponses. Pendant un temps, j’ai même cru qu’ils se refusaient à m’aider parce que j’enquêtais sur l’un des leurs, mais la réalité est que notre suspect n’a apparemment pas fait beaucoup de vagues lors de son séjour là-bas.

C’est auprès des prêtres de leur étrange religion que j’en ai appris le plus. Là aussi, laissez-moi vous dire que ça n’a pas été de tout repos. Le premier qui ait accepté de me renseigner m’a promis des réponses si je gagnais un duel à mains nues. Vous connaissez comme moi la qualité de l’entraînement à la capitale, donc j’étais plutôt confiant. Jusqu’à ce qu’il enlève sa robe et dévoile deux mètres et probablement cent-cinquante kilos de muscles…

Après m’avoir aidé à me remettre debout, ce grand malade a ri et m’a pointé vers une de ses consœurs servant une autre divinité. Kar’Magûl, leur dieu du savoir ou quelque chose comme ça.

Heureusement, je n’ai pas eu à résoudre trois énigmes avant notre entretien, sinon je me serais cru le héros d’un conte pour enfants. Ou alors, elle a juste eu pitié de mon nez en sang, allez savoir. (J’ai déjà mentionné mon augmentation, au fait ?)

Quoi qu’il en soit, elle s’est montrée beaucoup plus loquace concernant notre homme, évoquant quelques souvenirs avec moi autour d’un thé servi d’une manière particulièrement élaborée.
Il aurait été recueilli par le culte alors qu’il n’était qu’un nourrisson. Abandonné par sa famille ? Seul survivant d’un désastre ? Je n’ai pas pu l’apprendre et doute qu’ils l’aient su. Il passa pratiquement toute sa vie au village sous la charge des prêtres, mais ce fut le dieu des érudits avec lequel il se sentait le plus en accord.

Très jeune, il développa une affinité pour la magie et passa dès lors la plupart de son temps le nez plongé dans de vieux grimoires ou à étudier auprès de ceux qui en savaient plus que lui. Je ne vais pas vous faire un dessin, des mages, on en a aussi.

Très peu sociable, il préférait apparemment la compagnie des dits livres à celle de ses semblables et ne jouait pas beaucoup avec les autres enfants ou, plus tard, avec d’autres jeunes gens. La prêtresse m’avoua ne pas lui connaître d’amis ou amant(e)s.

Il aurait fini par les quitter à cause du manque d’information sur ses domaines d’intérêt. Certainement le désir courant des jeunes de prendre leur envol et voir le monde, commun à toutes les espèces intelligentes.

Elle a manifesté un certain étonnement à l’idée qu’il se soit fait passer pour un ambassadeur de son peuple. Vu le portrait qu’elle m’en a fait, je peux comprendre. Comment un érudit introverti pourrait-il devenir l’un des cas d’usurpation d’identité les plus étranges de la décennie ?

Je reste sur l’affaire.

Lukas

Second rapport de l’agent Lukas
Patron,

Comme j’étais sur place, je me suis dit que j’allais tenter de retracer son parcours jusqu’à Stellaraë. C’était sur mon chemin, de toute façon et ça vous laissera le temps de m’obtenir cette augmentation. Vous savez, mon nez n’est plus le même depuis ce jour-là…

La raison de ce second rapport, c’est que la chance m’a souri. Écoutez plutôt : alors que je marchais dans les pas de notre homme, ma route a croisé celle d’une caravane de marchands. Et, tenez-vous bien, ils l’ont rencontré lors de son départ des terres nordiques !

Voilà à peu près ce que j’ai pu tirer d’eux.

Alors qu’ils rentraient dans le Sud pour vendre leurs biens sur les marchés, un accident survint, blessant l’un de leurs chevaux et brisant l’essieu d’une charrette. Une situation bien ennuyeuse, car le manque de matériaux et de remèdes pour la bête les aurait immobilisés durant de longues semaines au milieu de nulle part ou obligés à se défaire d’une partie de leur cargaison, avec un sévère manque à gagner.

Et voilà que, comme guidé par la providence divine, notre homme débarque, à la recherche d’un transport (pas vraiment un athlète, à entendre ses anciens professeurs, ça ne m’étonne pas qu’il ait préféré être porté que faire tout le trajet à pieds. Je vais sûrement faire de même, mais revenons à nos mouflons, comme on dit dans le Nord.)

Un bref échange s’ensuit, il apprend la situation de la caravane et décide de retrousser ses manches. Une petite heure et quelques sortilèges plus tard, la caravane repartait avec un essieu comme neuf pour son chariot et un cheval si pimpant qu’il fallait le retenir de galoper.

N’étant pas ingrats, ils le remercièrent en le transportant gratuitement et en lui faisant don d’une parure qu’un noble nordique avait refusé de leur acheter (Après l’avoir commandée des mois plus tôt. Comme quoi, les nobles sont pareils partout).

Alors, tous ces efforts méritent bien une augmentation, non ?

Lukas

Témoignage d’Amalia Senka, Noble de Stellaraë.
L’ambassadeur ? Mais bien sûûûr qu’il est venu. J’étais la première à l’inviter, vous savez ? N’allez pas croire ce que ces parvenus vous diront, c’était moi et moi seule qui eus la primeur de sa visite à l’une de mes soirées.

Vous voulez savoir ce qu’il a dit ? À qui il a parlé ? C’était assez facile, il n’a presque pas ouvert la bouche de toute la soirée. À peine un « bonsoir », un « merci » occasionnel adressé aux serviteurs. Aux serviteurs ! Non, mais vous imaginez la chose ? Il leur a pratiquement plus adressé la parole qu’à mes invités. Entre nous, mon cher, c’était une ca-ta-strophe !

Et voilà que nous apprenons récemment, par un autre de nos invités, que les gens de son peuple n’ont pas d’ambassadeur. Vous imaginez ma honte ? Je ne savais plus où me mettre. Il faut que vous l’attrapiez, mon cher. C’est im-pé-ra-tif.

Témoignage recueilli auprès d’Hector (et « Mimine »), aubergistes
Je l’ai vu comme je vous vois, pas vrai Mimine ? Un grand gaillard. Très calme. Il n’a même pas cherché à marchander le prix et payé d’avance. Il voulait une chambre seule et le repas. Même s’il picorait le repas plus qu’il ne le mangeait. Le chien a bien pris cinq kilos pendant son séjour. Il lisait à table, aussi. Ma mère m’a toujours dit que c’était malpoli. On ne voulait pas vexer l’étranger et il avait l’air important, alors on a laissé faire. On est des gens tolérants, nous, pas vrai Mimine ?

Y a juste eu un truc, un jour. Une paire de têtes brûlées qui traînent dans le quartier. Vous savez, même ici, on est plus autant en sécurité qu’avant, mon bon monsieur. Comme Mimine le dit toujours, le temps passé est passé, pas vrai Mimine ?

Enfin, oui, les deux zigotos le voient et s’approchent de sa table pendant qu’il lisait – et laissait son repas refroidir – en jouant les fiers-à-bras. Lui, il grogne et leur prête pas plus d’attention. Alors, ils s’enhardissent un peu, savez comme c’est quand on est jeunot. Ils montent le ton et là, l’autre grogne d’un air un poil plus irrité. Puis, y en a un qui a approché la main de son livre. Il a pas eu le temps de le toucher. Comme ça « TCHAK », un poignard lui clouait la main à la table. Il a hurlé, vous pensez bien. Alors, on l’a dégagé et il est parti sans demander son reste.

Et vous savez ce que l’étranger a fait, tout du long ? Rien du tout, il a continué à lire. C’était comme s’il avait agi par réflexe, sans trop s’en rendre compte. On a pas osé vous appeler plus tôt. Comprenez, des gens importants comme lui, ça pourrait nous valoir des soucis.

Rapport d’interrogatoire de Fiona Corvino, bibliothécaire.
L’ambassadeur ? Oui, je me suis un peu renseignée après sa première visite. Quoi ?! Ce n’était pas un ambassadeur ? Un criminel ?!

Je ne vais pas avoir d’ennuis, dites ? Pas que j’aie fait quoi que ce soit, mais…

Ce qu’il a fait dans la bibliothèque ? Il a lu des livres. Ce sont les sections sur la magie, la médecine et l’histoire où il a passé le plus clair de son temps. Il a aussi demandé à consulter de nombreuses cartes avant de partir. Celles qui concernaient l’Ouest du continent, si mes souvenirs sont bons.

Le témoignage qui aurait pu tout éclaircir si le suspect était resté: