Lewiss cheminait d'un bon pas, tâtant le chemin devant lui avec sa canne à pêche. L'écho de ses petits coups secs l'informait que le cours d'eau qu'il suivait coulait désormais dans une ravine à sa droite, et il faisait particulièrement attention à là où il mettait les pieds. Les petits pas feutrés de Mélancolie, sa chatte noire, se déplaçaient autour de lui.
Il avait quitté les abords du Lac Fresha pour se diriger vers BradBürgh, un fameux village de pêcheurs où les eaux foisonnaient de poisson. Plutôt qu'une grande route fréquentée, le vagabond aveugle avait choisi de remonter un des cours d'eau qui se jetaient dans le lac, sachant qu'il finirait par rejoindre une rivière qui le mènerait jusqu'à Bradbürgh. De cette manière, il avait toujours à boire, ne perdait pas sa route et pouvait parfois, quand il avait de la chance, pêcher quelques petits poissons, crustacés ou mollusques d'eau douce pour compléter ses vivres.

Il ralentit sa marche pour écouter le clapotis du ruisseau et le frémissement des feuilles. L'air était en train de se rafraîchir dans les Baldors, un vent rapide descendait du Nord, faisant chanter les montagnes et remuer les arbres.
Avec bonne humeur, le vagabond improvisa une petite chanson qui résonna dans la vallée :

Voyageurs marchant près de l'eau
Avez-vous jamais remarqué
Combien la chanson du ruisseau
Ressemble à celle du peuplier ?

Distrait par la mélodie, il rata une racine avec sa canne et s'y pris les pieds. Avec un cri, il tomba en avant dans le ravin où il se cogna contre des rochers avant d'atterrir dans le ruisseau. Heureusement, l'eau était peu profonde. En tentant de se redresser, il eut un cri étouffé. Il s'était tordu le genou gauche dans sa chute et une douleur vive pulsait dans l'articulation.

- Oh, non...

Lewiss rajusta le bandeau qui cachait ses yeux - il avait eu de la chance de ne pas l'avoir perdu dans sa chute - et essaya de se relever de nouveau, mais son genou le faisait vraiment trop souffrir. Il déglutit. Par les barbillons de Nadshuydr, s'il fallait qu'il se traîne hors de là et rampe jusqu'à Bradbürgh, il le ferait, mais ça risquait de ne pas être une partie de plaisir.

D'abord, sortir de l'eau...l'aveugle serra les dents et se hissa hors du ruisseau en s’agrippant aux rochers glissants. Quand il eut fini, sa jambe le lançait tellement et il était si fatigué qu'il dut faire une pause, haletant, la tête posée sur un des rochers froids. Il se trouvait sur un petit lit de galets, entre des buissons aux aiguilles souples. Des genévriers. Il continua d'avancer, rencontra un lit de bruyères et s'assit là un moment.

Mélancolie le rejoignit et se frotta à lui, inconsciente du danger. Lewiss lui caressa la tête tristement, puis se tâta les flancs. Il avait perdu sa canne à pêche dans sa chute mais il avait encore les paquets de poisson et de baies séchés qu'il avait préparés au bord du lac Fresha. Il mangea un peu, réfléchissant en mâchant : valait-il mieux prendre des forces pour se sortir de ce maudit ravin ou économiser les vivres en attendant un secours... ? Ses paupières tombèrent tout doucement.

Il dormit, il ne sut combien de temps. Lorsqu'il se réveilla il lui sembla que son genou lui faisait encore plus mal qu'avant. Il tâta précautionneusement l'articulation, qui était chaude et gonflée.

C'était un bruit sur la route en haut qui l'avait arraché au sommeil. Il plissa le front, tendant l'oreille, essayant de savoir s'il s'agissait d'un voyageur ou bien d'un animal sauvage. S'il se fiait au chant des oiseaux, le soir approchait.

Il lui sembla bien qu'il s'agissait d'une créature bipède, même si ses pas étaient un peu hésitants. Mélancolie, qui avait entendu aussi, poussa un miaulement et remonta la pente en faisant rouler quelques cailloux, ce qui permit à Lewiss d'entendre que la côte était abrupte mais pas trop haute.

- Ohé... ? Je me suis blessé, j'ai besoin d'aide ! Essaya-t-il. Puis : La route est encore longue jusqu'à la ville, j'ai des vivres, nous pourrons partager si vous me sortez de là...

Il ne craignait pas trop les bandits, ceux qui en avaient après l'argent en tout cas, mais redoutait qu'une bête sauvage le surprenne dans cette situation. Le pire aurait été un troll. Heureusement, les mouvements qu'il avait cru entendre appartenaient à une créature plutôt légère.

Vers l'ouest... Je devais encore marcher vers l'ouest... C'est ce que l'adepte du Cri m'avait dit. Mes pieds nus sur les roches coupantes étaient entaillés, ensanglantés, ils me faisaient souffrir le martyre, mais je ne connaissais rien au monde du dehors, je ne pouvais que marcher, et espérer trouver de l'aide... Quelle qu’elle soit.
Et puis le paysage se mit à changer. Quelles étaient ces choses respirant de vie, car la vie en toute chose, je la sentais à chaque instant, qui sortaient du sol ? Et qui allait haut vers le ciel ?

Au début, j'ai craint qu’elles ne soient hostiles, alors je me suis approchée prudemment. « Bonjour… Qu’êtes-vous donc ? » Mais rien, aucune réponse.

Mais bien que fourmillant d'énergie, débordante de vie, ces créatures solides et inertes, ne bougeaient pas, ne produisaient aucun son... Ils respiraient, mais d'une étrange façon. Rien à voir avec les animaux qui possédaient des poumons. Comme j'ai pu en voir lorsque les Exécuteurs calcinaient des corps, démembrer des gens...

Alors je me sentis en sécurité, auprès de ces géants tranquilles. J'ai marché sur ce qui tombaient de leurs corps, et qui tapissait le sol d'une manière confortable pour mes pieds meurtris. Je me suis enfoncée au milieu de cette vie silencieuse qui grouillait autour de moi, et j'ai entendu du bruit. Je m'en suis approchée et j'ai vu de l'eau qui coulait, encore et encore, dans un bruit agréable. J'avais si soif... Je me suis approchée du liquide cristallin qui courait à vive allure, et je l'ai goûté prudemment cette fois-ci. C'était de l'eau douce ! Elle était délicieuse... J'en bus tout mon soûl, comme jamais je n'avais bu auparavant. J'en ai profité pour faire une pause, pour observer mes pieds meurtris, et en les effleurant des doigts griffues de ma main droite, mes écailles blanches se mirent à briller, et les plaies disparurent. J'ai soupiré de soulagement. Mais non loin une créature verdoyante se flétrit, et toute vies quitta son corps végétal. Je n'y fis pas vraiment attention, reprenant ma route.

Puis une voix s'éleva dans le silence, guillerette.
Puis une voix déchira le calme des lieux. Une voix qui me fit frémir de terreur.

Mais qui parla de nourriture... Mon ventre criait famine. Et cette voix était blessée. Quelque chose en moi voulait fuir. Mais une autre partie, plus forte encore, voulait aller l'aider. Parce que la vie est précieuse, j’étais bien placé pour le savoir.

Alors que je me suis rapprochée, j’ai sursauté. Un petit animal sortit du ravin. « Un chat... Marmonnais-je en validant mes acquis. Il y en avait, dans les cachots… Ils chassaient les rats. »

« Bonjour ? » Commençais-je prudemment, en me penchant au bord du ravin. Ma queue battant l’air, mes ailes frémissantes. La pente était abrupte, mais je n'aurais sûrement pas beaucoup de mal à descendre. Je voulais simplement m’assurer de ce qui se trouvait en bas. Le chat miaula, il voulait visiblement que j’aide son maître.
J’hésitais.

« J’ai traversé un village. Mais ils m’ont chassé. Je veux bien descendre pour vous aider mais… Ne me regardez pas… S’il vous plaît… Les gens… Me prennent pour un monstre… Et j’en suis probablement un finalement… Mais je ne vous ferai pas de mal… » J’avais parlé d’une voix tremblante, je n’avais pas l’habitude de parler. Les stryges noirs habitants du village que j’avais traversé, non loin du lac fresha, avait d’abord voulut m’aider. Mais après avoir vu les écailles blanches qui poussaient sur mon visage et mon corps, ma queue et mes cornes… Ma main droite griffue, ressemblant à une patte reptilienne. Sans compter ces ailes de chauves-souris ignobles qui remplaçaient le joli plumage corbeau que l’on connaissait à mes semblables, ils m’avaient jeté dehors.

La personne en haut s'approcha. Lewiss retint son souffle. Finalement, il entendit une voix un peu tremblante s'élever :

- Bonjour ?

L'aveugle eut un soupir de soulagement et tâta la paroi du ravin pour se tourner vers l'origine de la voix.

- Bonjour...!

L'autre, une jeune femme à priori, semblait s'être penchée au bord du ravin. Mélancolie la pressait de ses miaulements.

- J’ai traversé un village. Mais ils m’ont chassé. Je veux bien descendre pour vous aider mais… Ne me regardez pas… S’il vous plaît… Les gens… Me prennent pour un monstre… Et j’en suis probablement un finalement… Mais je ne vous ferai pas de mal…

- Oh...fit Lewiss, qui oublia un instant ses propres problèmes en entendant le ton désemparé de la pauvre fille. N'ayez crainte, je suis aveugle.

Il désigna le bandeau usé qui se trouvait sur ses yeux.
L'inconnue avait une jolie voix, mais il y avait dedans quelque-chose de terne, comme une vitalité éteinte, qui lui faisait de la peine. Une rose séchée.

Il pointa le doigt vers sa jambe enflée.

- Je me suis tordu le genou en tombant. Je crois qu'il me faut une attelle. Ensuite, si vous voyez un endroit à proximité où nous pourrions nous abriter pour la nuit, vous pourrez m'y guider, et j'y ferai un feu...Voyez-vous ma canne à pêche quelque-part ? Je l'ai lâchée, elle m'aiderait à marcher.

L'histoire de la jeune femme le rendait curieux, mais son instinct de survie avait pris le dessus et le retenait de poser des questions à l'autre tant qu'il ne serait pas en sécurité à côté d'un bon feu. Mélancolie, en haut, jouait à poursuivre le bout de la queue de Singalia sans oser la toucher.

- Je m'appelle Lewiss, reprit l'aveugle, n'osant pas arrêter de parler de peur que l'autre, qui n'avait pas l'air plus habituée à la compagnie que lui, change d'avis et décide finalement de passer son chemin.