Le dernier opposant gisait à présent à terre, baignant dans son sang et sa sueur. Pour une raison que Dieu seul sait, Caelan ressentit un certain réconfort lorsque son mystérieux bienfaiteur s’adressa à lui en le désignant comme un “Stellaroïs”. Une sensation patriotique ravivée, longtemps tombée dans l’oubli durant son errance loin de la belle cité. Un sentiment d’appartenance pourtant très largement étoffé au cours des années.

L’homme enjamba leurs ennemis défaits et se dirigea vers le jeune guerrier. Il était grand, peut-être quelques centimètres en dessous de la taille de Caelan, mais quand même assez massif de corpulence. Caelan estimait son âge au début de la trentaine, son aîné d’une dizaine d’années.

Ce qui surprit agréablement Caelan, comme rarement il l’avait été lors d’une première rencontre, c’était la grande sympathie et noblesse que dégageait l’homme. Il avait l’impression de retrouver presque un ami de longue date.

Naturellement, il empoigna chaleureusement la main tendue du Gardien et répondit en rengainant sa lame dans son fourreau, une fois ses deux mains libres :

“Je suis le premier surpris de cette embuscade. Il ne me semble pas avoir l’apparence d’un marchand très aisé. Disons que, oui, je passais par là. Mille mercis en tout cas. Sans vous, je n’aurais pu les maîtriser. Je me nomme Caelan et je me rendais à la Tour Stellaroïse”, répondit chaleureusement le jeune homme.

Il se rappela la raison de sa présence en ces lieux. Il souhaitait se rendre au quartier général des Gardiens afin de se présenter et voir ce qu’ils décideraient à son sujet. Il était un Gardien de naissance, mais la mutinerie, bien qu’il n’y ait pas pris part, avait ébranlé l’organisation et les projets qui l’attendaient.

“Très heureux d’avoir croisé votre route. C’est une bien belle lame que vous avez là. Je comprends pourquoi les malandrins se sont désintéressés de moi pour fondre sur vous !” enchaîna le jeune Spartiate sur un ton humoristique.

“Pour tout vous dire, je me rends à la Tour pour reprendre du service”, avoua Caelan.

Il avait parfaitement conscience qu’au vu de son jeune âge, “reprendre du service” comme il disait était un peu surprenant. Peut-être le Gardien ferait-il la route avec lui jusqu’à la tour ? L’idée de lui parler de l’Agogé se fraya un chemin dans ses pensées. Il attendait d’entendre ses réponses pour être un peu plus en confiance, bien qu’il lui ait sauvé la vie. En homme d’honneur, Caelan lui était redevable de ce secours altruiste et comptait lui rendre cette faveur un jour prochain.

Le choix lui appartenait, Caelan apprécierait la présence et le dialogue du Gardien expérimenté à ses côtés, mais il ne voulait pas abuser d’un iota du temps de ce dernier. Disons qu’il lui a déjà sauvé la vie. N’abusons pas des hommes de valeur en ce monde.

Caelan s’empressa de suivre les pas du Gardien, Dilon, et ils sortirent tous deux de la ruelle sanglante. Dilon était donc le Gardien en Chef de la cité ! Une aubaine pour Caelan. Peut-être qu'avec son grade élevé dans la hiérarchie, il connaissait l’existence de l’Agogé ? Rien n’était moins sûr.

Ravi de cette rencontre cependant, Caelan se sentait prêt à tout lui dire dans les moindres détails. Le temps de masquer la vérité était révolu. Caelan prit un ton grave et pesa chaque mot avec prudence : il n’avait jamais parlé ouvertement de son passé à qui que ce soit. Cela lui faisait une sensation étrange, mais au final, semblait alléger sa conscience. La satisfaction du combat remporté et la chaleur des présentations des deux bretteurs laissaient peu à peu place à la confidence lourde de conséquences du jeune guerrier.

"J’ai été recueilli à la naissance par les Gardiens et j’ai participé à l’Agogé. Je ne sais pas si vous en avez déjà entendu parler. C’est totalement officieux."

Caelan alla au plus court, sans pour le moment s’embarrasser d’un quelconque développement. C’était le Gardien en Chef qui lui avait sauvé la vie. Aux yeux de Caelan, c’était la personne idéale pour percer ce lourd secret et en partager la confidence.

"Vous m’avez sauvé la vie, Dilon, et j’ai donc une dette envers vous. Considérez ce secret que je vous partage comme étant un gage de ma confiance à votre égard. Je n’en ai jamais parlé à qui que ce soit. De toute façon, personne n’aurait compris, ni su de quoi il en retournait."

Ils se frayèrent un chemin parmi une foule rassemblée au centre du marché, sans mal au vu de leur carrure respective. Caelan fit silence pendant ce court moment où ils se mêlaient aux acheteurs et vendeurs à la sauvette. Ce moment de suspension dans leur conversation permit à l’un de recevoir les informations surprenantes délivrées et à l’autre de mieux structurer la suite de sa confidence.

Parvenus à s’extirper de la populace, les deux guerriers arpentèrent une longue avenue avant de bifurquer sur la gauche. Levant les yeux pour apercevoir la grande Tour Stellaroïse qui grandissait à vue d’œil, Caelan sentit son cœur battre au triple galop. Ils n’étaient plus très loin.

"Je ne sais pas quelles informations vous avez eues concernant l’Agogé, mais ce que je peux vous dire, c’est que c’est extrême : la moitié de mes frères sont morts durant les épreuves que nous devions passer. Certains physiquement, mais d'autres sont juste devenus complètement instables. Le corps et l’esprit ont leurs limites. Nos instructeurs n’ont pas su deviner la limite entre challenger ses limites et outrepasser ses limites. Tout cela nous a conduits à une mutinerie. Les jeunes Gardiens se sont révoltés contre les instructeurs une nuit. Cela a été un massacre. Moi, j’ai préféré prendre la fuite. Depuis, j’erre dans ce monde sans savoir quelle est ma place…"

Suivant les pas de Dilon, ils s'arrêtèrent devant une immense porte et une paire de gardes en sentinelle à l’entrée. Caelan eut la gorge nouée et crut sentir son cœur se dérober dans ses bottes. Allait-il le reconnaître ? Le sanctionner, malgré le fait qu’il n’ait pas participé à la mutinerie ? Le pire scénario pour Caelan serait de croiser son ex-mentor en chef : Mercer…

Tellement de choses étaient en jeu pour Caelan qu’il en eut le tournis. Son seul appui était Dilon. Grâce à son grade, sa noblesse d’âme et le fait d’avoir tiré l’épée ensemble, cela constituait des arguments solides en sa faveur. Malgré cela, Caelan craignait que cela ne suffise.

"… Jusqu’à aujourd’hui," reprit Caelan devant les portes massives du Quartier Général des Gardiens. "J’ai été élevé dans ce but. On m’a enseigné les armes, la stratégie, la philosophie, l’équitation et tant d’autres choses. Je suis prêt à prendre ma place, si les Gardiens me jugent digne."

Caelan se sentit libéré d’un poids conséquent. Il laissa le soin à Dilon d’ouvrir la marche une seconde fois pour entrer en ces lieux. Une formalité pour l’homme équipé de Svërdd et un moment décisif dans la vie pour le jeune homme à ses côtés.

Il était difficile pour le jeune Agogéen de réaliser qu’il se trouvait bel et bien dans le quartier général de la garde royale de Stellaraë. Il fut rassuré de constater que les personnes rencontrées de la Garde le dévisageaient comme un inconnu. Au moins, personne ne l’associait à ce programme secret dans les Terres Désolées.

Il suivait docilement les pas de Dilon, qui semblait jouir d’une certaine réputation en ces lieux. L’ambiance respirait la franche camaraderie, teintée de faits d’armes et d’alcool festif.

Caelan fut surpris d’entendre Dilon raconter que c’était le jeune guerrier qui l’avait sauvé alors que c’était exactement l’inverse qui s'était produit. L’homme était humble visiblement. Une qualité que Caelan remarqua et apprécia.

Le Bayliche en question abandonna son air grave et afficha un large sourire de satisfaction en entendant les mots de Dilon. Il le félicita.

[color:4613=##9e0b0b]“Merci,”répondit timidement Caelan, ne sachant pas s’il fallait glisser un “chef” ou un quelconque grade militaire à la fin de sa phrase.

Les pas hésitants de Caelan étaient calqués sur les pas habitués du sol de la Tour Stellaroïse du Gardien-en-chef. Le complexe était immense, bien plus que ce que l’on peut s’imaginer d’une simple “tour”. Ce qui agrippa l’œil et le cœur de Caelan instinctivement était l’équipement, les décorations, l’architecture même qui ressemblaient exactement à ce qu’il avait pu voir au camp improvisé dans les Terres Désolées. Chaque cible d’entraînement, chaque pièce d’armure, chaque tente, chaque accessoire était un vestige lourd de souvenirs dans la mémoire de Caelan. L’endroit était nouveau, mais les souvenirs étaient légion.

[color:4613=##9e0b0b]“Non. C’est la toute première fois que je me rends à la Tour…” dit-il, pourtant avec nostalgie.

[color:4613=##9e0b0b]“Eh bien, le matin nous apprenions la stratégie militaire, l’histoire de Stellaraë et de Dùralas ainsi que la philosophie. Les matières générales, évidemment, comme les mathématiques, la géographie, l’écriture, etc. Ensuite, l’après-midi était dédié aux activités physiques : escrime, pancrace, athlétisme, étirements, renforcement musculaire, équitation. Après, les instructeurs disaient qu’ils devaient nous éprouver dans la difficulté. Alors, parfois, ils nous privaient de repas pendant plusieurs jours, puis nous devions réaliser des épreuves physiques pour gagner le droit de manger. Ou encore nous éprouver dans la douleur. L’un d’entre nous était au centre et tout le reste du groupe le frappait avec une matraque. Sachez juste que il y a eu une révolte sanglante une nuit ou la plupart de mes confrères se sont mutinés contre nos instructeurs. J'ai simplement pris la fuite. A force de nous éprouver et à tester nos limites, certains d'entre nous sont devenu instables et violents.”

Le corps solidement bâti de Caelan témoignait d’une discipline de fer. Son regard d’un mental d’acier. Il ne s’était pas le moins du monde dépossédé de sa sensibilité malgré tout, ce qui l’avait beaucoup fait souffrir pendant ces épreuves.

[color:4613=##9e0b0b]“Dilon, si vous me permettez, comment puis-je devenir un membre officiel de la Garde Royale ? Vais-je devoir passer un test ?” demanda-t-il, habitué à ce genre de chose.