Lorsqu'un des béhémoths de la surface glissa au-dessus de K'illa, celui-ci n'hésita pas un instant avant de le poursuivre. Sur le dos d'une de ces créatures étranges, sa sœur lui avait été arrachée. Il avait bien l'intention de suivre celle-ci. Peut-être la conduirait-elle à son antre où il pourrait réduire en charpie les habitants de la surface à fourrure et appendice de lombric jusqu'à ce qu'elle lui soit rendue. Le ventre de bois aux côtes saillantes au-dessus de lui semblait d'ailleurs très lent comparé aux autres que K'illa avait tenté de suivre par le passé. Sans plus d'efforts que d'habitude, il parvenait à tenir son allure voire même à combler la distance. Tant et si bien qu'après avoir lutté un moment dans le sillage de vagues tumultueuses, il creva la surface et planta ses griffes dans le flanc de la bête. Aussi profondément qu'il le put, traversant le goudron épais et visqueux sur lequel il avait glissé lors de la l'enlèvement. Néanmoins, les épaules rapidement en feu à lutter contre la force du courant, il réalisa vite que le-dit goudron n'était pas de la bonne couleur. Il s'agissait d'un béhémoth différent.

La mort dans l'âme, il s'apprêta à relâcher son effort et laisser sa proie fuir, mais s'abstint. Au milieu des vagues et de l'écume, il venait de remarquer quelque chose au loin, droit dans la direction du colosse de la surface qui semblait ralentir à son approche. La côte était proche. Nulle plage, falaise ou forêt de varechs durcit toutefois. Au lieu de cela, des formes biscornues et étranges sur une surface considérable, dominée par quelques serpents grisâtres et informes rampant vers le ciel lointain. Ainsi qu'un banc de béhémoths. Abasourdi, il maintint sa prise en dévorant du regard l'antre des monstres qu'il avait tant recherché. Sa sœur devait se trouver ici. Il ne pouvait en être autrement. C'est ici dans ce nid des monstres et habitants de la surface qu'elle avait dû être amenée.

La force de l'eau n'était plus qu'une simple caresse sur ses écailles, mais K'illa se dégagea, nageant jusqu'à un second béhémoth. Maintenant la moitié de sa tête en surface, il observait son environnement si étrange. Tant de bêtes flottantes, immobiles, attachées à des poteaux épais pour ne pas fuir. Ces créatures étaient prisonnières des habitants de la surface. Elles étaient des victimes elles aussi, quelles que soient leurs tailles et leurs formes. Mais pas une n'avait les attributs dont il avait souvenir. Mauvaise couleur, mauvaises écailles de bois, mauvaise crête dorsale dressée au milieu du dos.


Des marins sur l'un des navires, discutant paisiblement accoudés au bastingage et une bouteille à la main, désignèrent avec stupéfaction la forme massive évoluant lentement d'un navire à l'autre. Un alligator d'une taille considérable rôdait dans le port d'Ishtar. C'était un événement rare mais pas sans précédent. Très vite, ils se passèrent le mot, beuglant d'un pont à l'autre, de galion à humble vaisseau de pêcheur, de ponton à quais. L'eau trouble n'était pas sûre. Un prédateur du large s'était invité à Ishtar, sa position trahie par la longue crête bleue-rouge qui venait crever la surface de l'eau.

- Bordel tu as déjà vu un machin pareil ? interrogea un vieux loup de mer. Il fait bien dans les trois mètres de long !

Son voisin, le regard rivé sur l’intrus, secoua la tête. Jamais il n'avait vu un crocodile similaire lui non plus.

L'attraction attira rapidement de plus en plus de curieux, se tenant sagement en hauteur, hors de portée du prédateur marin. Une personne, passablement éméchée, finie par lui jeter une pierre. Cet événement provoqua la disparition du monstre qui glissa sous la surface trouble et saumurée, se soustrayant à leurs regards au grand damn des marins.

Comme à chacun de ses passages au nid des béhémoths, K'illa entreprit d'examiner leurs ventres. Il recherchait inlassablement celui ayant les bonnes caractéristiques. Celui ayant emporté sa sœur.

Au fil des passages, il avait fini par identifier des béhémoths sédentaires, restant éternellement immobile, je luttant même pas contre les liens les rattachant à la terre ferme. Cela faisait bien des marées qu'il ne s'attardait plus sur eux. Il préférait nager directement vers les nouveaux venus, examiner ces créatures voguant en surface. A son grand damn, il s'agissait là aussi souvent des mêmes, allant et venant du nid en emportant des habitants de la surface sur leur dos.

Occasionnellement il rencontrait un nouveau spécimen et aussitôt une pointe d'espoir, bien que ténue, le faisait nager plus vigoureusement dans sa direction. Mais toujours il devait se détourner. Pas un des béhémoths ne correspondait. Pas le bon goudron. Pas la bonne taille. Pas des côtes assez larges ou étroites. Une épine dorsale au mauvais angle. Pas assez de bernacles incrustées. Et cela, ce n'était qu'au-dessous de l'eau. Là-haut à l'air libre, les différences étaient encore plus nombreuses.

Cette marée-ci ne fit pas exception. Après avoir examiné le dernier ventre énorme, il se détourna. Le béhémoths des habitants à fourrure et queue de ver ne se trouvait pas au nid. Pas encore. Peut-être à la prochaine marrée il...

Une grande éclaboussure juste devant lui le tira brusquement de ses pensées. Se détournant adroitement, il esquissa un mouvement de recul du bassin, écartant les bras et avançant la tête, prêt à mordre toute agresseur que se soit. Très vite les bulles se dissipèrent, laissant voir un habitant de la surface agitant stupidement les membres, s'efforçant de regagner la surface.

Perplexe, K'illa réfréna son instinct lui hurlant de mordre et déchirer en deux cet intrus. Les eaux troubles de la baie étaient devenues sont territoire depuis bien des marées. Plus aucun squales ni poisson imposant ne venaient s'y oser. Néanmoins, les habitants de la surface n'appartenaient pas au monde sous-marin. Les chasseurs de coquilles de son lagon natal le lui avaient bien fait comprendre, venant uns à uns lui permettre de se repaitre sans même se débattre. Toutefois, cet habitant là ne portait pas l'étrange protubérance de chitine des chasseurs de coquilles. Il avait même les yeux clos, ne cherchant pas à percer l'eau saumâtre. Que venait-il faire là ? Pourquoi avoir sauté à l'eau ?

Il creva la surface de la tête, agitant un membre et baragouinant quelques cris dénués de sens. Agitant doucement les membres inférieurs, l'habitant se maintenait en place, inconscient de la présence de K'illa à portée de griffe. L'attirer sous la surface et déchirer son cuir si fragile ne lui aurait demandé qu'un instant. Pourtant, il n'en fit rien. Pas plus que sa proie ne tenta de s'enfuir ni montre de signe de panique. De toute évidence, elle n'avait même pas conscience de sa présence. Pourtant, à de nombreuses reprises, ses congénères avaient lancés des piques ou des pierres à K'illa lorsqu'il nageait trop près de la surface. Qu'il s'était approprié ces eaux était donc connu. S'agissait-il d'un défi pour contester son emprise sur ce territoire ? Pourtant, l'habitant ne faisait nul étalage d’agressivité ou de signe d'intimidation. Sa longue chevelure ondulait dans son dos. Ses doigts, non palmés, battaient l'eau avec une maladresse étonnante. Son corps frêle et longiligne, à l'exception de la jointure des membres inférieurs et de l'avant du tronc, étaient particulièrement décharnés. Cette proie n'aurait même pas suffit à le rassasier une demi-marée...

Après un long moment à l'étudier du regard, à mémoriser sa morphologie, K'illa décida qu'il avait assez perdu son temps. Cet habitant de la surface imitait sans doute une méduse ou était affligé de quelques affections. Et lui avait faim. C'est au large qu'il trouverait de quoi se sustenter.

- Aller quoi, venez elle est super bonne ! insista la jeune femme se baignant dans l'eau de la baie d'Ishtar à la propreté douteuse, sans avoir la moindre idée d'à quel point elle avait frôlé la mort.

Les nouveaux arrivants au port descendirent l'échelle un à un pour rejoindre la modeste barque au flanc de leur navire. Les quais étaient saturés, nulle place n'était disponible pour ce nouveau bâtiment. Situation qui horripilait les habitués et ravissaient les dockers, profitant voire abusant de la situation pour élever leurs tarifs. Le malheur des uns faisait le bonheur des autres.

Les quatre rameurs de la barque entreprirent d'orienter l'embarcation vers le quai le plus proche, fendant l'eau trouble de mouvements rythmés trahissant leur expérience. Du quai déjà plusieurs habitants de la surface les attendaient, trépignant d'un pied sur l'autre. Un individu joua même d'une trompette, annonçant l'arrivée d'une personne importante, fut-elle transportée dans une barque ne reflétant pas son rang.

Brusquement un choc sourd frappa la barque par en-dessous. Les marins échangèrent des regards surpris. Puis paniqués. Leur jeu de rames se fit brusquement frénétique et désynchronisé, faisant tourner en rond la barque au désarroi de ses passagers comme des témoins de la scène à quelques dizaine de mètres. Il n'y eut pas de second avertissement : l'embarcation fut brusquement renversée de côté dans une nuée d'écume et d'échardes de bois, les passagers projetés à l'eau.

Les passagers firent surface, recrachant l'eau salée et luttant pour rester à la surface, leurs vêtements soudainement alourdis en s'imbibant et les entrainant par le fond. Les marins eux ne perdirent pas un instant, nageant jusqu'aux quais où d'autres habitants agitaient les bras à leur attention. L'un des nageurs fut brusquement aspiré sous l'eau entre deux brassées, ne laissant derrière lui qu'une flopée de bulles et une tâche écarlate. Escaladant le promontoire, les trois autres rameurs constatèrent impuissant la disparition de leur camarade. Ainsi que leurs passagers n'ayant pas bougé d'un iota, incapable de nager dans leurs accoutrements... L'un d'eux disparut soudain à son tour, aspiré sous l'eau.

Les deux derniers nageurs commencèrent à gesticuler et crier de panique. Quelque chose sous l'eau avait renversé leur barque et les fauchait uns à uns.

- Ca m'a frolé ! hurla l'un d'eux. C'est là ! C'est...

Un bouillonnement furieux le prit de cours, éclaboussant les deux nageurs d'écume. Dans un amas d'écailles et de chitine confus, ce n'est pas une mais deux créatures qui se révèlèrent à la surface, effectuant des roulis.

- GRAAAAAH !

Des morceaux de carapace fracassée vinrent flotter comme l'eau se teintait de plus en plus d'écarlate. Une imposante queue bleue fut aperçu là. Ici une pince orangée. Là encore une crête rougeâtre. Là le dos d'une carapace couverte de coraux.

A la surprise des intéressés, des cordes furent lancées aux naufragés qui furent tractés jusqu'au plus proche bâtiment sans plus de tracas. S'épongeant les manches, le regard encore ahuri par l'expérience qu'il venait de vivre, l'un des survivants se tourna vers l'eau plus bas, colorée du sang versé.

- Que... qu'est-ce que c'était que... que...  que ça ?
- Deux monstres marins, répondit un des marins l'ayant tiré de l'eau comme une évidence. L'un a renversé votre coquille de noix. L'autre... je dirais qu'il vient de lui enseigner que la baie était un territoire déjà revendiqué.
- Uuh ?
- Un genre de reptile, expliqua le marin. Un gros lézard ou je sais quoi. Une bestiole qu'il nous arrive d’apercevoir. Ils l'avaient capturés pendant un temps au dépotoir, mais elle a réussi à leur filer entre les doigts. Ce machin a faire fuir tout les squales des environs.

Hochant la tête en direction de la carapace orange remontant à la surface, pourvue d'une patte terminée par une pince puissante, il ajouta :

- Il semblerait que ce crabe géant qui vous a attaqué retiendra sa leçon...

K'illa somnolait paresseusement dans l'entrée de la baie, se laissant aller dans le courant doux généré par l'eau douce finissant de se disperser dans l'océan. Fait rare, il était repus. Ce banc de sardine rencontré plus tôt n'était que de petit poissons, mais qu'ils étaient nombreux ! Un festin !

C'est donc pressqu'assoupi qu'il lorgna un œil vers un de ces monstres flottant, allant à la surface en direction de la baie. Il en passait beaucoup ces derniers temps et il reconnaissait chacun d'entre eux désormais. Celui-là en revanche, c'était la première fois qu'il le voyait aller au lagon de la surface. Pourtant, son sang ne fit qu'un tour et en un éclair il fut pleinement éveillé. Il connaissait ce ventre imposant et goudronné, couvert de crustacés, mal entretenu. Il l'avait déjà vu par le passé.

C'est précisément cette chose et les surfaciens à queue de lombric qui avaient emporté sa sœur.

Avec un rugissement de fureur étouffé par les bulles, il s'élança en avant d'un violent coup de reins et nagea à toute vitesse dans le sillage du navire, droit vers le port d'Ishtar.