Le minotaure esquissa un sourire en flairant une odeur de fumée. Non loin d'ici un feu ronronnait dans l'âtre, promesse d'enfin trouver le village qu'il recherchait. Il était temps : ses provisions pêchées à une rivière proche étaient épuisées.

Se fiant à son odorat, Doebroksh remonta le fumet et s'engagea sur une piste peu empruntée. De toute évidence, ces gens savaient vivre discrètement. Même pour le rôdeur il n'y avait que peu de signes trahissant leur présence. Signes qu'il aurait raté s'il n'avait pas délibérément été à attentif. Après un moment à suivre un fin sentier, il finit par déboucher sur une clairière qui révéla un village étiré le long d'un lagon. S'arrêtant pour étudier l'endroit, il se fit deux réflexions. La première qu'il aurait gagné son temps en longeant la rive plutôt qu'errer dans les fjords pendant plusieurs jours. La seconde qu'il connaissait un nain qui aurait été très intéressé de découvrir cet endroit et en recenser les accès.

Il ne fallut pas longtemps pour qu'il soit repéré par les habitants, un minotaure de sa carrure passant difficilement inaperçu. Villageois et enfants disparurent rapidement de sa vue tandis que plusieurs nordiques - mixtes nota-t-il - pointèrent leurs lances dans sa direction alors qu'il approchait tranquillement.

En signe de paix et avant que quiconque ne prenne la parole, Doebroksh leva ses mains en évidence et indiquant clairement que son intrusion était dénuée d'hostilité.

- T'es qui le minotaure ? Grinça un guerrier dont la partie droite du visage était recouverte d'un épais tatouage. Qu'est-ce que tu viens fourrer tes sabots chez nous ?
- Comment' qu'tu nous as trouvé ?! surenchérit une femme arborant un collier de griffes d'ours extravaguant et le menaçant d'une hachette.
- On aime pas trop les vaga…
- Paix, intervint calmement Doebroksh en interrompant un troisième cherchant à le contourner tout en le tenant en joue de son arc. Je ne suis pas votre ennemi.

Sans baisser les bras, il les parcourut du regard d'un œil désapprobateur. Il savait que l'accueil serait rude, mais on frôlait l'agression à vue…

- Je fais partie de la Milice de Kastalinn, reprit-il avant qu'on ne tente de l'embrocher. C'est une des vôtres qui m'envoie, Eona. J'apporte du grains de variété pour renouveler vos semences.

D'un haussement d'épaule, il mit en évidence le sac de jute qu'il trimbalait depuis une semaine. À la mention du nom de la milicienne, plusieurs visages se décrispèrent. Aussi, sans geste brusque, il entreprit de poser son chargement devant eux.

- Nous avons déjà réglé l'achat et mon transport, continua-t-il comme ils baissaient leurs armes. Vous ne me devez rien.

Le premier individu à avoir pris la parole l'approcha sans un mot et, de la pointe d'une dague, incisa le sac pour en vérifier le contenu.

- Je crois que… nous t'avons mal jugés le minotaure, reconnut-il en se pinçant les lèvres avant de faire signe à ses camarades de leur faire de l'air. Toutefois qui nous dit que c'est bien Eona qui t'envoie ? Après tout, tu aurais très bien pu tuer un milicien et prendre la breloque que je vois à ton cou.

Inclinant la tête de côté, le minotaure croisa les bras. Il devait faire preuve de patience et de sang-froid.

- Notre amie commune ne craint pas le froid, et n'a pas sa langue dans sa poche. En plus d'avoir des tatouages de guède comme les vôtres. De plus…

Avisant que plusieurs nordiques étaient bras et pieds nus alors que d'autres non, il termina sa phrase :

- … c'est une guerrière qui a de l'ours. Bien qu'elle aime pas qu'on le lui rappelle.

Entendant cela, plusieurs humains - et quelques-uns qui ne l'étaient pas - échappèrent un hoquet. D'instinct ils repointèrent leurs armes vers Doebroksh, mais celui semblant les diriger les força à les abaisser.

- Assez. Il en dit plus qu'il n'en faut, en plus de nous avoir trouvé. Cet hybride n'est pas un ennemi des Skoggandrs. Retournez à vos occupations et dites à la vieille Gertrude d'arrêter d'effrayer les gosses, je l'entends d'ici.

Puis, revenant au minotaure, il inclina la tête en posant une main sur le cœur.

- Pardonne notre accueil milicien, déclara-t-il. Nous ne recevons pratiquement jamais d'étrangers, pas qui ne soit pas guidé par l'un des nôtres en tout cas. Et tu es le premier minotaure à mettre les pieds - enfin, les sabots - à notre village…
- Il y a pas de mal, modéra l'hybride plus détendu à présent. Elle m'avait prévenue…
- N'empêche, tu nous apportes de quoi renouveler nos cultures et nous nous t'accueillons avec de l'acier… souligna-t-il en se passant les doigts dans les cheveux, penaud. Je suis Sindrin Runnarsson. Je suis le chef des guerriers défendant ce village.
- Doebroksh de la tribu des Moj'Hauks, se présenta-t-il en levant à nouveau la main paume face à l'humain. Einherjar de la Milice.

C'est plus calmement qu'il put délivrer sa cargaison et découvrir le village caché des Skoggandrs. Celui-ci, faisant amende honorable, lui présenta plusieurs ainés du village - pestant au passage contre une vieille qui invectiva malgré tout le minotaure ne sachant pas vraiment comment répondre.

Il put constater que derrière ce premier contact houleux, les Skoggandrs étaient finalement des nordiques paisibles comme il avait pu en rencontrer auprès des clans les plus proches de Kastalinn - à l'inverse des Skjoldur qui avaient délibérément exposé leur hostilité au rôdeur. Étonnamment, ce clan tirait profit à la fois des ressources terrestres et des ressources maritimes. Leur ouverture sur la mer du Nord leur permettait notamment une pêche abondante comme en témoignait le nombre de navires et fumoirs tout autour de leurs docks. De plus, il le tenait d'Eona, il savait que ces nordiens en marges des autres clans bénéficiaient de mines dissimulées dans les collines escarpées des fjords. Et au vu des difficultés qu'il avait eu à venir, nul doute qu'elles resteraient dissimulées encore longtemps.

Alors que le tour du village par Sindrin s'achevait par leurs forges de belle taille pour un si village si modeste, Doebroksh remarqua que l'un des humains se trouvait là et ne le quittait pas des yeux. Tout comme il avait fait parti de ceux l'ayant accueilli et les avaient suivis avec quelques autres durant toute leur exploitation. Évoluant dans un pourpoint un peu trop grand pour lui, le jeune homme était élancé mais paraissait bien mince à côté de ses compatriotes. Toutefois, il était bras et pieds nus sans paraître dérangé par la brise fraîche dans laquelle baignait le village. Cela, plus la nature même d'Eona, en disait long sur lui.

- Darfinn Bosson, le présenta Sindrin en remarquant l'attention que portait le minotaure à cet individu ne les ayant pas lâché d'une semelle. Il œuvre à cette forge, c'est… excusez moi je reviens…

Répondant à l'appel d'un autre nordien, Sindrin les laissa là tout les deux à la porte de l'établissement. En silence, ils se dévisagèrent mutuellement, jusqu'à ce que l'étranger ne prenne la parole :

- Tu ne m'as pas quitté du regard. Ni prononcé un mot. Depuis mon arrivée à votre village.

Plissant le regard comme il hésitait à répondre, ce n'est que là qu'il comprit avoir affaire à quelqu'un de bien plus jeune que lui. De forte carrure, il était probablement un adolescent plus qu'un homme comme le trahissait le duvet roux à son menton.

- Je peux faire quelque chose pour toi, Darfinn ? Lui demanda-t-il en s'efforçant de ne pas paraître trop bourru.
- He bien… hésita-t-il. Je suis joaillier à la forge. Je ne sors que rarement du village et… c'est la première fois que je vois un hybride…

Inclinant la tête, il le laissa parler sans le bousculer, gardant les bras ballants.

- Vous… dites connaître Eona ? Vous avez combattu avec elle ?
- Une fois oui. C'est une grande guerrière.

Ce à quoi il hocha vigoureusement la tête.

- Oui, une grande guerrière. Je pense pas qu'elle ne vous ai parlé de moi… mais qu'importe… est-ce que vous l'avez déjà vu, lorsqu'elle se bat… faire…

Comme il hésitait à trouver ses mots, après un moment l'hybride reprit :

- Je ne l'ai pas vu se transformer, posa-t-il. Mais je sais qu'elle est une changeuse de peau. Et qu'elle n'est pas la seule de ce village.

Son regard entendu au jeune homme ne laissait aucune ambiguïté sur le fait qu'il avait percé l'ursin à jour.

- C'est ce que tu voulais savoir ?
- En fait non… je… venez.

Invitant le minotaure à le suivre, il entra dans la forge. Toutefois, bien que de belle taille, il aurait difficilement pu en passer le pallier. Aussi revint-il rapidement, une ceinture argentée à la main. Il la tendit à l'hybride après une seconde et lui réalisa sa méprise : il ne s'agissait pas d'une ceinture mais d'un imposant collier finement ciselé.

- C'est un travail soigné, commenta-t-il. Toutefois, ce bijou n'est-il pas un peu…

Brusquement, il réalisa sa méprise. Il s'agissait en effet d'un collier, mais dont les dimensions n'étaient définitivement pas adaptées à celles d'un humain. D'un géant ou d'un minotaure en revanche oui… ou d'une changeuse de peau métamorphosée.

- C'est pour Eona ? Devina-t-il, ce que le rouge qui monta aux joues de Darfinn lui confirma.

- Vous… pensez qu'elle aimera ? Je veux dire, vous avez combattu avec elle et…
- Je… l'ignore, répondit Doebroksh en toute franchise.

Il avait côtoyé la milicienne durant plusieurs patrouilles. Et jamais ne l'avait vu parée du moindre bijou. Cela ne signifiait toutefois pas qu'elle ne les appréciait pas. Étudiant encore le cadeau, il mit le doigt sur l'avant de celui-ci. Plusieurs chasses encastrées avec soin. Mais vides.

- Si j'avais des gemmes, soupira le garçon au même moment, je pourrais le terminer… Mais pour moi elles sont hors de prix et je n'ai pas le droit d'aller aux mines… ne pas gâcher un talent d'orfèvre avec une pioche qu'ils disent… peuh…

Silencieux, l'hybride observa le colifichet durant un long moment. Puis comme le tourtereau en devenir se résignait à ranger celui-ci, Doebroksh l'interrompit. Posant l'une de ses besaces sur le comptoir, il farfouilla un instant sans prendre la parole, laissant l'humain perplexe. Finalement, il en tira plusieurs gemmes de belles tailles, bien que paraissant minuscules dans son immense paluche.

- Cela te suffirait-il ?

Après tout, Eona était une amie. Et lui se trimballait ces pierres depuis un bon moment sans en avoir de réelle utilité…

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- Comment on va le dresser ?
- Vous n'êtes pas sensés le dresser.

Les mots du rôdeur étaient dur. Mais vrai. Un hippogriffe adulte était bien trop sauvage pour qu'on lui enseigne quoi que se soit. Trop fier et trop agressif. Jamais les nordiens ne parviendraient à lui enseigner quoi que se soit.

Face à eux, l'animal les scrutait intensément sans ciller. Plusieurs cordes lui liaient les ailes au tronc pour l'empêcher de les déployer, le privant de sa mobilité et toute sa puissance. Egalement, ses pattes avant étaient restreintes et son cou relié à une souche par une corde très courte. L'objectif était de l'empêcher de se redresser ou prendre de l'élan pour s'en défaire.

- Vous devez soit le relâcher, soit le tuer, exposa le minotaure en surveillant le prédateur. Le garder mènera à un accident, tôt ou tard. Il s'échappera et blessera quiconque sur son chemin. On ne dresse pas un hippogriffe adulte.
- C'est bien dommage, soupira  Sindrin. Un animal si majestueux... je répugne à mettre fin à sa vie. Même s'il a tenté de mettre fin à la mienne. Il ne faisait que chercher à se nourrir.
- De vos enfants.

Surveillant les-dit marmots du coin de l'oeil, le rôdeur croisa les bras devant lui et soupira doucement. N'ayant jamais vu un hippogriffe d'aussi prêt, immobilisé, ils allaient et venaient, surexcités.

- Calmez vous, réclama le nordien après un moment. Allez pas nous l'agacer...

Silencieux, Doebroksh se contenta d'observer sans prendre part aux remontrances. Comment leur en vouloir ? Il reporta son attention sur l'hippogriffe, puis remarqua que celui-ci ne l'observait plus. A la place, c'est l'un des enfants qu'il scrutait intensément. Plus calme que les autres, il était assis en tailleur, découpant de fines lanières de viandes crues dans une assiette. Fronçant les sourcils, le minotaure le regarda faire. Puis, lorsqu'il se leva et marcha naïvement jusqu'au prisonnier, le rôdeur décroisa les bras et fit un pas en avant pour l'en empêcher.

Néanmoins l'hippogriffe se contenta de reculer lorsque le gamin déposa l'écuelle devant lui. Après un léger signe de la main, il recula à distance raisonnable. Figé, Doebroksh expira lentement alors que Sindrin venait le prendre par la main et commençait à lui faire la leçon. Bien que muselé, l'hippogriffe était amplement capable de l'écraser sous son poids ou l'entailler d'un coup de bec. Bec ayant suffisamment de liberté pour chopper les morceaux de viande qu'il s'empressa de gober.


Plus tard dans la journée, il fut convenu entre les nordiens que relâcher l'animal. Qu'importe les risques que cela comprendraient : des archers seraient prêt à le cribler de flèches s'il tentait d'attaquer et les villageois resteraient prudent les prochains jours.

D'un pas lourd, Doebroksh approcha et capta le regard du détenu. Une colère évidente bouillonnait dans ses yeux. Calmement, il empoigna fermement un nœud lui retenant les ailes et trancha du bout de la dague l'un des liens. A l'instant où il ouvrirait le poing, l'ensemble du cordage céderait s'il tentait d'ouvrir ses ailes. Aussi, sans perdre de temps, il sectionna le licol  avant de trancher la corde reliant ses pattes avant. Puis il ouvra le poing et recula rapidement de plusieurs pas, se rapprochant des archers, l'hippogriffe s'ébrouant aussitôt. En quelques secondes, les cordes roulèrent au sol et il poussa un cri de triomphe, déployant ses ailes.

Doebroksh prit sa lance en main, près à encaisser sa charge tandis qu'une dizaine de Skoggandr étaient près à lâcher leurs flèches. Toutefois, après les avoir toisés une bonne dizaine de secondes, l'animal poussa un cri indigné à leur adresse pour tourna les talons. En deux coups d'ailes, il s’enfuyait dans les airs. Rassurés, ils abaissèrent leurs armes. Puis le minotaure prit le chemin de la forge de Darfinn.


- Milicien ! le héla un nordien paniqué le lendemain comme il discutait paisiblement avec un pêcheur du fjord. L'hippogriffe !

Lâchant un juron, Doebroksh s'empara de son arc et sans attendre d'explications se précipita dans la direction qu'il indiquait. Le temps de passer l'angle de la dernière chaumière bordant le village, il avait encoché l'une de ses flèches harponnées. Cette fois, il tuerais cet animal qui...  picorait dans l'assiette offerte par le même gosse que la veille. Assis en tailleur et tournant le dos au rôdeur, il fredonnait calmement une mélodie en observant l'animal manger. Figé sur place, le minotaure n'osa effectuer un pas en avant. Le moindre pas brusque condamnerait l'enfant inconscient.

Toutefois, à sa stupéfaction, l'hippogriffe se redressa et le dévisagea. Puis poussa un cri aigu de désapprobation à son attention. Dans le même temps, plusieurs skoggandr déboulèrent derrière le milicien. Mais il attrapa le premier par le col et intima aux suivants de ne pas approcher.

- Ne l'effrayez pas, grinça-t-il.

Ébahis, ils virent l'animal revenir à son repas. Se moquant ouvertement de ses spectateurs, il engloutis plusieurs lanières de viandes avant de s'accroupir et s'asseoir confortablement. Aux anges, l'enfant les remarqua enfin  comme un des guerriers bégayait en tentant de prendre la parole.

- Je peux le garder ? réclama-t-il candidement.