« Papa, tu m’emmèneras hors des marais ? J’aimerais trop voir ce qu’il y a ailleurs. Ici il fait tout le temps sombre et humide et les garçons sont pas gentils avec moi. ». Assise sur l’une des paillasses de mon laboratoire, ses petites jambes impatientes battaient l’air. Quant à moi, je travaillais en face d’elle, caché derrière un alambic en bronze. Je surveillais du coin de l’œil la progression des boutons qui parsemaient la peau de son cou et de son torse. Ils s’étaient multipliés par rapport à la veille et devaient fortement la démanger au vu de certains qui avaient été grattés jusqu’au sang. Encore une de ces fichues maladie! C’était quoi cette fois, un genre de varicelle ? Peut-être une mutation inconnue qui pouvait revenir une nouvelle fois ? Je suis certain que ce sont encore ces satanés humains ou ces nains qui nous ramènent toutes ces saloperies. Mes notes ne donnaient rien et les apothicaires incitaient d’attendre en étalant des onguents sur les boutons et les plaies. Quant aux habituelles potions contre la douleur et la fièvre, les résultats étaient de moins en moins probants. De plus, elles ne permettaient en aucun cas d’éliminer le mal qui l’atteignait. De surcroît, si j’attendais trop longtemps, son état risquait de s’aggraver. Peut-être devrais-je recourir à la solution alternative. Celle que je n’envisageais qu’en dernier recours. « Papa ? ». Je l’entendis tousser et levai la tête. Elle me regardait avec ses grands yeux semblables à des citrons, remplis d’innocence et d’espoir. « Pas encore. Papa doit te soigner et les garçons ne se moqueront plus jamais de toi. » Un large sourire éclaira son visage épuisé. Elle joignit ses jambes qui fusionnèrent et s’allongèrent en une petite queue longue de moins d’un mètre. Elle bondit de la paillasse et rampa jusqu’à moi pour étreindre mes jambes. Pensif, je caressais machinalement les longues plumes vertes et rouges de la tête de ma petite. Son front était anormalement chaud. Je tournais mon regard vers la fenêtre et aperçut le temple. Puisse le grand Basilic me pardonner d’avance ce que j’allais faire.
Sslozmek sortit de ses songes lorsqu’il arriva en vue d’un village. Il marchait déjà depuis l’aube et son estomac criait famine. D’autant plus que les plaines et les champs à pertes de vue commençaient à le lasser. Son marais lui manquait déjà. Il s’y sentait protégé entre les arbres et la faune qui lui était familière. Ici, le Soleil frappait ses habits ce qui leur donnait l’aspect d’un tissus moiré. Outre le fait qu’il était de ce fait encore moins discret, Sslozmek souffrait de la chaleur apportée notamment par les vents chauds et poussiéreux du désert voisin. De pars la couleur anormalement brune des nombreuses plantes cultivées, l’Homme Lézard en conclut qu’il n’était pas le seul à subir la sécheresse. « Les humains sont plus vieux que les nagas mais ils ne connaissent rien à rien », songea l’ancien fermier.
Il se rappela alors des enseignements de son père, Galtaxaux, qui prenait la terre à pleine mains, la sentais, la goûtais et comptais les insectes fouisseurs sur un carré d’un mètre sur un mètre. S’il y en avait trop peu, il la laisserait alors se régénérer pendant une année complète. Cela n’était jamais arrivé. Galtaxaux avait compris qu’une terre fertile ne le restait jamais éternellement sauf si le cultivateur comprenait ses besoins en la nourrissant autant qu’elle le nourrissait. Il aménagea alors des canaux qui passèrent dans sa propriété et diversifia les cultures. Tantôt il semait des poix, du riz, des fèves, des haricots, tantôt du blé, du seigle ou de l’épeautre. En même temps, il variait entre plusieurs espèces de courges, salades ou tomates qu’il sélectionnait lui-même. Les butineurs étant primordiaux pour les cultures, il plantait également des fleurs aux forts parfums qui les attiraient indubitablement. Plus encore, malgré l’ombre engendrée par les arbres, il s’efforçait de les conserver car ils étaient indispensables pour la culture de certains champignons rares.
Le père de Sslozmek avait en partie tiré ses enseignements du fonctionnement de la forêt Sylfaën et s’en était servi pour avoir l’une des exploitations les plus florissantes du marais. « Un double gâchis », pensa l’homme-lézard tout haut. Le premier étant le fort caractère de son père qui l’emmena à sa perte et le second la manière dont les humains stérilisaient leurs propres terres. Nul besoin d’une malédiction pour cela, pensa amèrement Sslozmek.
L’Homme-Lézard entra dans le village aux maisons faites de bois et de torchis. L’architecture des anciens clans sauvageons marquait encore les plaines d’Aràn bien que ceux-ci se soient sédentarisés. Sslozmek espéra qu’il n’en soit pas de même de leur caractère provocateur et bagarreur. Si c’était le cas, il savait qu’il ne supporterait pas de rester très longtemps ici. Il n’était pas difficile de deviner les contours de la cité de Kastalinn siégeant à plusieurs kilomètres de là. Elle semblait avoir été érigée sur la plus haute des collines probablement pour détecter les invasions de loin. « Ingénieux », pensa l’homme Lézard.
Après avoir contourné le puit marquant le cœur du village, l’Homme-Lézard se dirigea vers ce qui semblait être une auberge. L’enseigne en bois vermoulu se balançait sur une fine tige d’acier et indiquait « Chez Roger ». « Très original » pensa l’Homme lézard avant de pénétrer dans l’édifice. Il poussa la porte de la manière qui se voulait la plus discrète possible mais le lent grincement suraigüe des gonds mal huilés vint trahir sa présence. « Non mais vas-y franchement l’ahuri, tu nous vrille les esgourdes là ! » Râla le probable Roger derrière le comptoir. Surpris et gêné, Sslozmek acheva son mouvement bien plus rapidement et d’un geste maladroit, claqua la porte en faisant trembler les murs. Avant même que l’aubergiste fasse une nouvelle remarque cinglante, l’Homme-Lézard demanda poliment en tendant quelques pièces d’or : « Que puis-je boire et manger je vous prie ? ». Cette formulation légèrement pompeuse lui valut quelques moqueries de la part des autres clients. Roger lui montra l’ardoise accrochée au mur derrière le comptoir et beugla en direction des cuisines le repas du jour : « Un Poulet patates ! ».
L’Homme Lézard commanda en plus une bière légère et s’installa sur une petite table au fond de l’établissement. Il sortit de sa besace le livre inachevé de Srishti, lu entre les lignes une prière au grand Basilic puis arracha une page vierge vers la fin de l’ouvrage. Il y entama une description succincte de sa fille à l’aide d’une mine en graphite. Seul, il ne pourrait pas la retrouver. Autant faire appel à l’avidité des baroudeurs et leur proposer une solide récompense pour la capturer et la ramener au temple à sa place. Bien entendu, il n’arrêterait pas les recherches de son côté d’autant que mettre à prix la tête de sa fille ne l’enchantais guère. De plus, au vu de la taille de ce Monde, il lui faudrait probablement toute une vie pour la retrouver. « Je suis navré, Drishelzee. » souffla-t-il.