La nuit se faisait douce, le clair de lune apaisant, il en allait de même chaque soir, du crépuscule à l’aurore.
Le désert, doucement illuminé par la pâleur de l’astre clair, devenait accueillant, Selune lui trouvait même quelque chose d’infiniment rassurant. Rendue à ses habitudes vagabondes chaque fois que le soleil s’effaçait, elle arpentait alors la fraîcheur revigorante de minuit pour mieux se dissimuler. Au gré des ombres, elle errait, sans but établi, persuadée qu’il était primordial d’avancer pour ne pas succomber sous les coups de la chose qui la harcelait.
Tapie au fond de son esprit, partageant son âme, la panthère qui faisait désormais partie intégrante de son être désapprouvait chacune de ses marches nocturnes, car elle n’appréciait guère de devoir fuir et poussait parfois au doute sa soeur à la peau grise. Leurs yeux rouges, indistincts, brillaient en cœur dans la noirceur désertique de ces contrées, brûlant à l’unisson, rougeoyants et vifs, tels deux brasiers affamés.

La même routine s’installait tous les soirs, il était devenu commun, voire banal, d’abandonner son lieu de repos actuel pour un autre au sein duquel devoir recouvrer, encore et encore, des marques laissées derrière soi. C’était comme ne pas vivre, c’était une demie-vie, organisée par la peur et l’envie sincère de voir à nouveau le jour se lever dans un océan vermeil.
Souvent, Selune se contentait de tourner autour des camps orcs, parfois celui-ci ou un autre, tout ça n’avait que guère d'importance. La panthère restait à bonne distance des loups, cela-dit, car elle ne souhaitait pas, en plus de craindre la rencontre de son bourreau, devoir faire celle d’une meute hostile de chiens géants.
Elle ne comprenait d'ailleurs pas pourquoi, mais ces bêtes ne lui revenaient pas. Pas toutes, évidemment, certains cabots lui paraissaient parfois sympathiques, mais tous ces sentiments se voyaient généralement vite refoulés par le félin qui, en son fort, feulait comme un damné dès que ses yeux se posaient sur l’une de ces superbes bêtes.

Une fois lui était même venue à l’esprit l’idée de se faire adopter par une horde d’orcs, ne fût-ce que pour un temps, mais la chose, aussi ridicule s'avéra t-elle, ne s’attarda qu’à provoquer en elle un petit rire. Elle n’était pas désespérée à ce point, le pensa t-elle, du moins.
Finalement, il n’existait pas réellement d’échappatoire, et son seul espoir résidait dans le fait d’apprendre la lassitude de son suivant. Il n’en fut malheureusement jamais ainsi, et plusieurs années après le début de la traque, elle ne voyait pas ce qui pourrait un jour conduire la créature sur ses traces à mettre un terme à la chasse sinon la mort de l'un ou l'autre d'entre eux deux.


Cette nuit non plus, rien n’avait changé.
La jeune elfe avait une fois de plus profité du camouflage que lui offrait l’obscurité pour se mouvoir. Contrairement à l’accoutumée toutefois, elle s’était approchée plus près d’un campement qu’elle ne le faisait d’ordinaire. Aussi au matin ne s’était-elle pas étonnée de se voir prise en flagrant délit de barbotage dans les eaux d’une oasis qui appartenait à un chef qu’elle avait aperçu naître et grandir.

La lune laissa sa place à sa consœur qui s’empressa, très tôt, de réchauffer la terre de ses rayons de miel. Lentement, elle darda chacune de ses lumières sur le sable tiède qui recouvrait tout Harena, à la manière d’un manteau bosselé, beige et grénelé.

Si elle ne le vit pas, elle sentit Dranosh approcher. A quoi bon fuir lorsque l’on était déjà découvert ?
Plus tôt, Morosh l’avait trouvée, nue, en plein baptême, plongée dans l’eau jusqu’à la taille.
Il avait rougi, elle avait souri.
Ce fut après avoir tenté de se faire comprendre, et échangé quelques mots, qu’il était finalement parti en se grattant le sommet du crâne de son énorme patte verte.

Immergée jusqu’aux épaules désormais, Selune se tourna lentement dès lors que le grand être dans son dos se fut annoncé. Elle esquissa ce qui ressemblait le plus à un sourire à l'attention de Dranosh, gênée comme elle l’était, mais ne sut tout d’abord pas quoi dire à cet étranger qui la regardait comme on observe quelque chose d’inhabituel.
Si elle connaissait certains mots dans sa langue, elle ne devait ce savoir qu’à la simple déduction faite de phrases échangées au détour de conversations orques.

Le silence s’installa, mais avant de laisser le temps au malaise de poindre, l’elfe tenta quelque chose, quitte à paraître ridicule. C’était toujours plus engageant que de ne pas émettre le moindre son.

- Lorash.. !

De le voir hausser un sourcil n’éprouva que davantage la gêne naissante qui enflait en elle. Il n’était déjà pas très poli de se dissimuler dans l’eau lorsque l’on saluait un inconnu, pas plus que d'être nue après tout, mais le geste de l’orc renforça son doute quant au mauvais emploi du mot qu’elle venait tout juste de prononcer. S’était-elle fourvoyée quant à son sens ? Elle ne le pensa pas, mais elle savait également que les orcs disposaient de nombreux saluts qu’ils n’employaient pas de manière égale au sein du clan.

Restée sereine en présence des orcs qui l'entouraient, ceux-ci postés ça et là tout autour d'elle, la jeune elfe ne put réprimer un mouvement de recul alors qu'elle barbotait encore dans le liquide opalescent, notamment lorsque le loup à l'allure gargantuesque grogna dans sa direction. Quelque chose, qui tenait davantage de sa part animale que de sa dominante humanoïde, l'effrayait chez ces grandes bestioles, pour autant, et sans savoir pourquoi, elle n'en demeurait pas moins fascinée par leur magnificence. A la manière d'une enfant, Selune décelait en ces imposantes créatures une immense beauté qu'elle ne savait expliquer, de même que chez nombre d'autres êtres sauvages, qu'elle jugeait avant tout comme des semblables plutôt qu'en bêtes inférieures à l'intelligence contestée.

Une fine queue noire apparut dans l'eau, se matérialisa dans le bas de son dos, comme c'était souvent le cas lorsqu'un danger menaçait. La tape que le canidé reçut en conséquence du caractère inhospitalier de son comportement n'empêcha cependant pas Selune de rester sur ses gardes, prête à bondir hors de l'étendue cristalline en cas de supposée attaque.
Si son mouvement fut à peine perceptible, qu'il ne dura que le temps d'un battement de cils, l'elfette dut toutefois puiser loin en son for pour contenir les émotions qui tentaient de l'accabler à la vue de ces longs crocs pâles à l'apparence de lames acérées affamées.
Ce ne fût qu'après avoir pris une profonde inspiration qu'elle parvint à orienter ses pensées en direction de la personne de Dranosh.

La tentative de l'orc de s'exprimer en langue commune fut grandement appréciée, au moins tenta-t-il d'échanger avec elle au contraire des autres des siens qui faisaient somme toute mine de ne pas avoir conscience de sa présence, et ce pourtant qu'ils dardaient chacun sur elle toute une myriade de regards froidement curieux. Sans trop s'en inquiéter, ils ne parurent pas réellement le remarquer, les hôtes de ces sables à la peau d'un vert incertain érigèrent tout autour d'elle comme une sorte de rempart de corps qui donna à l'inconnue l'impression d'être prise au piège. Peu importa qu'elle sut se trouver en une forme toute relative de sécurité, cela n'empêcha pas ses yeux de chercher ici ou là la moindre petite ouverture.
Elle répondit toutefois au géant d'une voix neutre, comme si aucun trouble ne l'avait jamais gagnée. Ses capacités à s'exprimer en langage commun étaient vraisemblablement plus avancées que celles de son interlocuteur, aussi ne fut-elle pas prise des mêmes cafouillages dont Dranosh s'avéra la victime.

- De partout. Je n'ai pas de clan, pas de maison. J'explore le désert à ma guise. Elle marqua une pause. Je ne savais pas que l'oasis appartenait aux orcs.

Battant des pieds pour garder la tête hors de l'eau, sa position lui apparût de plus en plus inconfortable. Il ne s'agissait pas là de la meilleure situation pour échanger avec un être qui faisait trois fois sa propre taille, au bas mot, et dont la carrure seule parvenait à occulter le soleil naissant à l'horizon.
Selune espéra que Dranosh s'en soit rendu compte, qu'il le remarqua, peut-être parce qu'elle ne souhaitait pas finir fripée, ou que sa baignade commençait à devenir longue. En tout cas, elle adressa une prière au destin en lui adjurant de pousser l'orc à lui proposer de surseoir à sa trempette et de, pourquoi pas, la déplacer en un autre lieu si toutefois il désirait encore converser avec elle.
Après tout, elle n'avait rien contre le fait de répondre à quelques questions, elle en avait bien d'autres à poser en retour.

De quelles sortes de fripes une jeune panthère comme elle aurait-elle pu se vêtir ? Dranosh l'ignorait, mais passer son existence sous forme animale ne prédisposait pas à voyager engoncé dans le moindre vêtement.
Non pas qu'il fut gênant pour elle de se montrer nue, mais Selune ne s'extirpa aucunement de l'eau dès lors que le grand mâle se fut tourné, simplement parce qu'elle jugea irrespectueux de se trouver dans pareille tenue en présence d'étrangers. L'une des femelles qui accompagnait la harde comprit miraculeusement que la pauvresse n'était détentrice d'aucune couverture et, après avoir haussé un sourcil en terme d'incompréhension, elle se tourna pour saisir une peau de bête qui trônait fièrement sur la selle de sa monture.

Selune sortit de l'étendue transparente dans laquelle elle baignait et attrapa au vol la fourrure qu'on lui lança, à défaut d'avoir pu la lui remettre en main propre. Sans savoir comment, l'elfette parvint à attacher le cuir autour de son corps et, lorsqu'elle fut certaine qu'il ne glisserait pas à ses pieds, révélant ainsi formes et atouts, elle entreprit de rejoindre son hôte, qui lui proposa sa main pour grimper sur l'estrade de laquelle il l'avait dévisagée.

— Merci, oui, je vous suis.

Passer à côté du loup géant éveilla en elle l'envie de feuler, mais elle résista à ses instincts et parvint à contourner la bête sans heurt. L'animal laissa entendre un grondement sourd venu du fond de son gosier, mais il fut savamment réprimandé par la noirceur d'un regard orc auquel quiconque n'aurait souhaité être confronté.

Selune suivit finalement son guide jusqu'à leur camp au sein duquel fourmillait tout un plein écosystème constitué de peaux-vertes en tous genres, du plus vieux au plus jeune, et où s'attelaient humanoïdes et leurs bêtes comme s'il s'était agit d'automates. Toutes les personnes qu'elle croisa lui lancèrent des regards ou surpris, ou complètement neutres, car nombreux étaient ceux à s'être faits aux visites d'inconnus tous plus étranges les uns que les autres. Ceux qui avaient témoigné de la moindre curiosité s'étaient trahis de par leurs comportements, ou avaient été rendus lisibles grâce aux traits qu'arboraient leurs larges gueules.

D'une certaine manière, toutes ces rencontres amusèrent l'elfe sombre. Elle avait si peu connu le monde qu'elle avait l'impression de connaître ces gens par la seule observation à laquelle elle s'était tenue durant tout ce temps. Pourtant, elle réalisa bien assez tôt qu'elle n'était pas à sa place en ces lieux, elle n'avait, songea-t-elle, de place nulle part.

Le site s'avéra d'une grandeur qu'elle n'avait fait qu'effleurer de ses yeux grenat. Le groupe pénétra en terre conquise sans se demander s'il était en sécurité, car il l'était, et elle les envia pour ça. Au fond, de quoi ne fut-elle pas envieuse ? De la paix qui régnait ici ? De la proximité qu'entretenaient tous ces individus, à la manière d'une gigantesque famille dont les membres se voyaient soudés ? De la sensation d'utilité qui gargarisait chacun des orcs autour d'elle ? Tant de choses dont elle ne disposait pas, et dont elle rêvait la nuit.

Parvenant à réfréner ses accès d'abattement, Selune demeura silencieuse jusqu'à ce qu'ils atteignirent les tentes dont elle ne connaissait la place exacte à l'intérieur du camp.
Savamment confectionnées, chacune d'entre elles se voyait étoffée de magnifiques fourrures contre lesquelles, elle en était sûre, se lover aurait été plaisant.

Le meneur s'arrêta devant celle qui lui sembla la plus grande, à moins qu'elles ne le fussent toutes. En levant le bras, il ouvrit le passage à sa suivante pour l'inviter à entrer.
Lorsqu'elle pénétra dans cette immense hutte à taille orque, Selune fut enveloppée par l'odeur plaisante du cuir battu et des herbes fraîchement brûlées. Par mimétisme, elle s'assit sur un tapis de peaux d'une douceur révoltante posé à même le sol, à l'instar de Dranosh et de quelques-uns de ses semblables. Tous n'entrèrent pas, mais retournèrent plutôt à leurs occupations respectives.

En attendant, Selune resta immergée dans le silence qu'elle avait gagné, car s'exprimer la première ne lui sembla ni respectueux, ni bienvenu. Après tout, l'orc avait proposé de parler, avait-il quelques questions à lui poser ?
Elle attendit sagement, sans omettre d'observer toute cette arborescence de détails qui fleurissaient tout autour d'elle, dans son champ de vision.