Bien que le djöllfulin eut l’habitude de s’incruster dans les soirées prestigieuses de la cour stellaroïse, il lui arrivait également souvent de fréquenter des endroits bien moins réputés. Ainsi, virevolter de taverne en taverne faisait aussi partie de son quotidien nocturne.

Lors de l’une de ces soirées à divaguer derrière un comptoir, les esprits s’échauffèrent et très vite une baston éclata, sous les cris du tenancier, tentatives vaines d’endiguer la violence. L’affaire : un vieillard avait visiblement tricher au jeu de carte, ce qui eut pour effet d’échauffer ses deux adversaires. Le spectacle faisait peine à voir, le duo de gaillard martelait le troisième joueur d’au moins vingts plus âgé qu’eux. Il ne fallut pas plus de médiocrité pour inciter le djöllfulin chapeauté à prendre part aux festivités. Se positionnant au milieu, il n’eut aucun mal à mettre en déroute les deux affreux alcoolisés qui sont, je cite, « dotés d’un cruel manque de subtilité ».

A la suite de cet évènement, le vieillard remercia l’homme en lui offrant un verre et quelques confessions. La soirée finit tard et les deux camarades de beuverie continuèrent leur échange jusqu’à pas d’heure. Le vieil homme lui racontait les anecdotes de sa vie de malfrat : tout d’abords sa vie d’aventure et de piraterie sur les eaux maudites, puis comment le cours des choses bascula lorsqu’il rencontra cette abyssale qui voulait découvrir la cité humaine, et, inéluctablement son installation dans la capitale. Le destin ne lui avait cependant pas laissé la chance de vieillir heureux puisque d’anciens ennemis s’en prirent à sa dulcinée. Brisé par le deuil et bafoué par le meurtre, il décida de continuer quelques affaires criminelles -qu’il n’avait jamais véritablement lâché- par nostalgie, et sans doutes aussi par vengeance.

Par cette étrange soirée, l’illusionniste s’était fait un contact dans la ville. Il n’avait pas vraiment l’habitude d’avoir des partenaires de cambriolage (et un piètre tricheur, de surcroît), mais avoir quelques informations était toujours utile. De plus, durant la conversation, Rowtag était resté pendu aux lèvres de l’ivrogne, fasciné  par les histoires abracadabrantes sur les plus célèbres voyous du sud. Il était curieux d’en apprendre plus sur ce style de vie criminelle qu’il ne connaissait pas et qui était très éloignée de sa culture djöllufline. La piraterie semblait être source de toutes ses intrigues : un esprit libre et revanchard qui ne pouvait que faire écho à son affranchissement et un mode de vie désinvolte, aussi amusant qu’interdit. Aussitôt souhaité, aussitôt entreprit ! Une petite excursion ishtarienne s’imposait afin s’assouvir cette curiosité.


Se ballader dans les entrailles de la ville portuaire était une expérience sensiblement différente de Stellaraë. Tout d’abord, bien que les quartiers malfamés de la cité humaine étaient également des coupe-gorges, Rowtag n’avait bien souvent que très peu à craindre. Connaissant parfaitement les ruelles, l’endroit était son terrain de jeu et il pouvait aisément prendre la fuite grâce à un tour de passe-passe. La ville pirate avait cette particularité d’être étrangère au djöllfulin. De ce fait, ce dernier était sur la défensive, les sens aux aguets. Vêtu d’une large cape sombre et d’un chapeau en cuir dissimulant ses cornes, il espérait que son sac de voyage n’attirait pas les regards avares.

A l’approche de la partie portuaire de la ville, ses yeux s’écarquillèrent quand il entrevit l’intérêt de son voyage. Là, des matelots semblaient préparer une expédition maritime sous une bannière pirate. Vint le moment où l’homme se demanda de quelle façon il allait pouvoir aborder des individus de cette espèce. Avaient-ils un code secret pour se reconnaître entre-eux ? Oh ! Mais il s’agissait de pilleurs ! Quoi de mieux que de piller pour montrer son affiliation au vol ? … ! Piller les pilleurs, pardi !

De derrière quelques caisses de marchandises déposées au port, Rowtag apparut en interpellant la femme visiblement capitaine du vaisseau pirate.

-Bien le bonjour, charmante …commandante ? Fit-il, hésitant mais pas moins confiant, en ajoutant un léger hochement de tête en tenant son chapeau. Il semblerait que l’un de vos hommes possèderait une faiblesse d'esprit peu commune dans le milieu, lança-t-il, taquin, pour se donner des airs, alors même qu’il ne connaissait rien à la piraterie. A cette phrase qui aurait sûrement eut le mérite d’enflammer plus d’un loup des mers, il lança une bourse d’or au pied de la femme, subtilement dérobée à l’un de ses sous-fifres encore bloqué dans une illusion fantasmatique.

Gerridae. Quel beau nom pour un bateau  qui signifie « Araignée d'eau ». Ce bateau qui caresse la mer, avec à son bord des Hommes prêt à en découvre. Ils sont coriaces, aiment la mer et la navigation, ils connaissent par cœur chaque recoin de Gerridae. Néanmoins, ils ne seraient rien sans les ordres d'une femme aux commandes, celles qui a du faire preuve de patience, d'ardeur et de répression. Elle a su punir les hommes qui souhaitaient la détruire, elle a su assouvir un de ses plus grands désirs, s'emparer des mers et se faire un nom. La Veuve Noire. Chaque matelot avait son matricule de noms d'insectes ou d'araignées. Ils avaient chacun leur importance sur ce bateau, même le petit dernier qui n'en faisait qu'à sa tête. Ce n'était pas un si mauvais bougre seulement, la folie de la jeunesse l'emportait souvent dans des déboires. Aujourd'hui, chacun d'eux se préparait à amarrer pour se mettre en chasse. Le jour-J était enfin arrivé, Roxanne commandait à ses hommes de placer les équipements nécessaires, vérifiant les cargaisons de nourriture et d'eau, ainsi que de munitions pour ses canons. Il fallait de la poudre, des boulets de canon, vérifier aussi que les armes n'étaient pas émoussées.

On entendait des voix fortes et viriles, des bruits de pas qui courraient du bateau aux différentes cargaisons entassés sur le ponton. L'odeur marine, cette odeur que chaque marins ne pourraient pas oublier et qui leur donne cette motivation d'aller toujours plus en avant, de continuer à naviguer vers leurs prochaines destinations sans oublier, les superbes récompenses à la clé. Bien sur, c'était une dure labeur mais c'est ce qui rendait ce travail si passionnant. Être un pirate est un style de vie, la criminalité y est la plus haute. Des marins n'avaient pas forcément un passé fait de beaux jours, non bien évidemment. Ils avaient chacun fait des actes barbares, parfois débarquaient après un coup dur et souhaitait trouver une porte de sortie. Roxanne n'accueillait pas le premier venu, surtout pour venir à bord du Gerridae. Il y avait des tests psychologiques, physiques et ensuite des tests en mer. Il fallait qu'un pirate sache exécuter les ordres, même s'il venait d'une femme. Au début, cela a été très difficile de se faire entendre. Aujourd'hui, la femme pirate est redoutée.

La jeune femme annonçait avec énergie le déploiement des cargaisons, les prioritaires, puis inspectait chaque pirate afin de voir s'ils ne roupillaient pas. Une légère brume apparut, comme pour annoncer bientôt leur départ. Soudain, un étranger vint s'aventurer sur le terrain. Roxanne fut surprise quant à la voie grave qui s'adressait à elle, profonde. L'étranger balança un petit sac renfermer quelques pièces, prétendant que cela venait d'un de mes hommes. La femme pirate le regarda avec intensité, ne sachant si elle devait en découdre, car il voulait s'accaparer quelque chose ou si c'était simplement pour frimer. Sans l'ombre d'une hésitation, Roxanne émet un étrange sifflement. Autour d'eux, plus un seul bruit hormis celui des vagues et des mouettes. Le fracas de l'eau se brisant contre le corps du bateau. D'une voix rauque ; elle demande :

- Qui êtes vous ?

Fronçant les sourcils, elle sait qu'elle n'hésitera pas à attaquer s'il utilisait un quelconque sortilège. Ses hommes étaient non loin derrière elle, prêt à la défendre si celle-ci venait à sortir son arme. L'ordre était d'attendre, de ne point agir tant que le tintement des lames ne se sera pas fait entendre. Quel type de personne viendrait se confronter à elle, encapuchonné et sortant une bourse dont ne sait où. Elle n'en avait que faire des remarques sur ses hommes, Roxanne, elle les connaissait très bien. Comment se permettait-il de juger sans connaître ? Il sous-estimait grandement les gens qui l'entouraient.

Une grimace étira les traits du djölluflin chapeauté : son apparition avait semé un vide dans l'espace sonore, stoppant net les rouages de l'équipage désormais totalement concentré sur sa personne. L'expression méfiante de la capitaine qui accompagnait sa question créait un trouble dans l'esprit de Rowtag. Visiblement, il avait mal agi, et, en dépit de ce qu'il espérait, ces pirates-là ne voyaient guère ce genre de provocation comme une marque d'affiliation.

"Qui êtes-vous" avait-elle demandé, sans se douter que cette question pouvait-être tournée de mille et une façons, selon l'imagination fluctuante de celui qui y répondait. Aujourd'hui, se dit l'homme, il s'agissait d'être autre chose que Rowtag. Oui, il devait inventer, se glisser dans la peau d'un personnage, n'importe qui, pour n'importe quoi, du moment qu'il ne foutait pas sa propre identité dans de beaux draps. Encore un masque ? Oui, cela était dans ses cordes, cela lui allait parfaitement, bien plus sûr, bien plus amusant.

Il toussota, arrangea l'ourlet de son manteau de cuir, et prit une grande inspiration avant de déverser la myriade de bobards, l'entourloupe orale, assurer le spectacle, finalement. C'était sa façon à lui de se sortir de cette situation sans avoir à rebrousser chemin avant même d'avoir obtenu ce dont il était venu chercher.

-Vous avez raison ! admit-il en rigolant. Je suis navré, j'aurais du me présenter directement, aurai-je perdu la tête ? se confond-il en excuse, prenant peu à peu confiance en son personnage improvisé. Enchanté, je suis Monsieur Newu, ancien colporteur de ces contrées dùralassiennes. Une ancienne aff- ses yeux se déposèrent sur la bourse au sol, le stoppant dans son histoire imaginaire. Hm...par rapport à votre homme, voyez-vous, simple taquinerie, ne le prenez pas mal ! fit-il en riant de plus belle, sur un ton jovial, peut-être exagéré mais il valait mieux être ridicule que redouté, précisément car on ne redoute pas celui qui est ridicule. Marquant une pause, il reprit après quelques secondes, ses mains s'agitèrent alors de nouveau dans une gestuelle digne d'une représentation du Cirque de l'Eclipse. Comme je voulais vous dire, une vieille affaire -qui je suis sûr vous intéresserait- m'emmène à fouler à nouveau le port d'Ishtar. Je serai honoré, si vous accepteriez de parler travail avec moi...disons...dans un endroit plus sûr, conclut-il en baissant le volume, afin d'éviter les oreilles curieuses.

Dans la peau de Monsieur Newu, il guettait la réaction de la femme avec impatience, espérant véritablement qu'elle lui céderait un peu de son temps, tandis qu'une autre partie de son esprit s'affairait à tisser la suite de la narration...