- «Alors, vous l’avez vu ?»
-«Pas encore, mais il parait qu’elle n’est pas si moche que ça… »
-«Moche ou pas, ce n’est pas la question. A sa place, je n’aurai jamais permis à cette
chose de venir au monde… »
-«Et moi, je n’aurais jamais laissé le père me… »
-«Il suffit ! » Lorsque la voix de la femme tonna, les trois autres se turent instantanément et se recroquevillèrent subrepticement, comme si cette dernière leur était hiérarchiquement supérieure. Pourtant rien dans son apparence ne laissait présager une quelconque différence de statut, celle ci était simplement visiblement plus vieille que les trois autres, rien de plus ni de moins. Il ne s’agissait pas non plus de la nouvelle accouchée sur laquelle portait précédemment la conversation. Non, en réalité, il s’agissait de la mère de celle-ci, et donc de la grand mère maternelle de Hioana, le bébé qui a été qualifié de pas “pas si moche”, vous suivez ? Je l’espère pour vous, car voici la suite :
- «Vous savez très bien que cet
acte n’était pas consentit et vous devriez vous estimez heureuses de ne pas avoir été la cible des soldats de la Tempête vous aussi. Il est aisé de penser que l’on aurait pu mieux faire, alors même qu’aucune de vous n’était présentes.» Son regard sévère parcouru l’entièreté de l’assemblée. « Vous avez eut le bon rôle dans cette histoire, Mesdames, ne l’oubliez pas. »
Cette fois ci, un homme fit irruption dans la pièce. Pièce qui n’avait d’ailleurs rien d’un intérieur de bâtiment : la grande salle se tenait en réalité dans le creux de la coquille d’une ammonite géante aménagée. Le petit village insulaire était d’ailleurs entièrement constitué de ce genre de “maison coquillage” dans lesquelles vivaient ce peuple d’Abyssaux de la Muse.
Mais revenons sur l’homme vers lequel tous les regards s’étaient à présents tournés. Lui par contre, ressemblait davantage à un chef. Déja, parce que c’était un mâle et c’est ce que les hommes ont toujours fait : s’emparer du pouvoir en affirmant leur supériorité et leur force. Une soif d’exhiber leur virilité dont à d’ailleurs été victime Keha, la mère de Hioana. Car oui, même si le mot n’a jamais été prononcé clairement, le lecteur lucide que vous êtes à déjà parfaitement compris qu’il s’agissait d’un viol, une arme de guerre utilisé depuis des temps immémoriaux...
L’homme vêtu avec raffinement fut donc le premier à briser le silence qui avait salué son entrée dans la salle.
-« Que Keha soit une victime ou pas n’est pas la question. Nous n’aurions simplement jamais du permettre à cette
abomination de venir au monde. » Et il semblait directement s’adresser à la vieille femme, comme si elle était elle même responsable de la situation. Mais celle ci ne s’offusqua pas, lui répondant d’un ton las, sans fléchir :
-« Le Conseil des Sages a déjà tranché, Kohei. Il ne revient pas à un homme de prendre ce genre de décision. C’est le choix de Keha. »
Elle même ne comprenait pas cette réaction de sa propre fille, mais au moins elle ne lui reprochait absolument pas et mieux même, elle l’acceptait.
L’homme grogna en se retournant de façon théâtrale, comme s’il en avait déjà assez. Il fit une pause avant de franchir la porte avant de se retourner une dernière fois :
-« Vous verrez, nous allons tous en payer le prix. Et dès lors, il sera trop tard pour regretter ou excuser. »
***
-« Alors, toujours rien ? »
-« Non, elle n’a toujours pas prononcé un seul mot… » Keha, la mère de Hioana jetait au Chamane un regard désemparé. Dix ans séparaient nos deux histoires et pourtant la gamine restait sagement assise face à l’homme, sans jamais le regarder directement. Elle semblait bien plus absorbée par la contemplation d’un des meubles de la pièce, lequel était pourtant particulièrement banal. La mère et le mystique penchèrent tous deux la tête dans la direction du regard de l’enfant, sans rien apercevoir.
L’homme fut donc le premier à briser le silence :
-« Et son comportement.. ? »
-«… Est toujours le même. » soupira t-elle sans soutenir son regard qu’elle imaginait jugeant. Non contente d’avoir été engrossée par un véritable monstre, il s’avérait qu’en plus son rejeton mutique était la risé de l’île… Enfin, pas exactement car les habitants étaient bien trop polis pour cela, mais elle décelait aisément la pitié dans leurs regards, les sourires à demi railleurs en direction de l’enfant que certains traitaient d’abomination, tapis dans l’ombre. Pourtant, la fillette semblait n’en avoir cure. Elle passait le plus clair de son temps à flâner le long de la plage, lorsqu’elle ne filait pas directement dans l’eau. D’autant plus qu’elle était particulièrement indépendante : il lui était arrivé de disparaître plusieurs jours avant de revenir comme si de rien était et bien sûre, sans donner la moindre explication.
Kohei, le chef, avait d’ailleurs interdit ces escapades sous marines, sa paranoïa le poussant à imaginer l’enfant pactiser avec les Abyssaux de la Tempête, jouant les agents doubles et il fut bien impossible de lui faire prendre conscience de l'irrationalité de ses propos. Mais, plongée dans son monde, Hioana n’avait que faire de ses remontrances et toutes les punitions du monde étaient inefficaces.
-« Elle ne peut même pas étudier avec les autres enfants, parfois elle quitte sa place sans aucune raison apparente et vagabonde un peu partout…» Reprit la mère. « Et puis, elle n’essaye jamais d'interagir avec les autres enfants. Ni avec qui que ce soit d’autre, d’ailleurs. »
Le Chamane ne répondit pas tout de suite, se laissant de temps pour réfléchir mais surtout pour chercher ses mots sans blesser davantage la jeune mère.
-« Ne te décourage pas Keha. Elle n’est peut être pas tout à fait comme nous, mais peut-être a t-elle besoin d’être davantage sollicitée ? Continue de lui parler, d'interagir avec elle, c’est important. »
Il lui adressant un petit sourire d’encouragement, à travers son visage profondément marqué par le temps.
En plusieurs millénaires, Il en avait vu défiler des cas difficiles, après tout. Mais au fond de lui, il pensait que la petite avait davantage hérité de l’intellect de son père que celui de sa mère tout simplement. Tout comme il était convaincu que l’enfant cherche à s’enfoncer dans les profondeurs de l’océan pour rejoindre les siens…
-« Crac ! » s’exclama soudainement l’enfant !
La surprise fut partagée entre le Chamane et la mère qui sursautèrent d’un même geste, l’étonnement étirant les traits de leurs visages. Hioana n’avait pourtant pas quitter le coin de meuble du regard. Et un léger craquement se fit entendre en direction de celui ci. Les deux adultes se regardèrent et l’homme se leva doucement, avant de se diriger vers la source du bruit. Il ouvrir la porte de son meuble et quel ne fut pas sa surprise lorsque…
-« Une tortue ! » Dit-il en prenant le petit animal dans sa paume. « J’avais ramassé cet œuf il y’a des jours et je l’avais laissé ici au chaud pour le faire éclore. »
A ce moment là, il fut évident que l’enfant renfermait un secret plus grand que ce qu’elle était en mesure de montrer. Était-elle en capacité de prédire l’avenir ? De voir à travers les objets ?
Ce chapitre apporta finalement bien plus de questions que de réponses.
***
-« Vous verrez, cette année ce sera moi le premier ! »
-« Tu pourras toujours essayer… » Enchaîna un jeune garçon encore plus sûre de lui que le premier. «Mais je serai le premier à obtenir mon tatouage, c’est certain. » Et de lui lancer un sourire goguenard tandis que les autres enfants se contentaient d’observer la scène silencieusement, les yeux brillants néanmoins de malice.
-« Il est vrai que tu fais un adversaire honorable. Contrairement à certains… » Et son regard dévia ostensiblement vers Hioana qui se tenait à quelques mètres de là, les yeux rivés sur la mer.
Une fille se mit à pouffer avant d’ajouter : « En même temps, même si elle parvenait à réussir la cérémonie par on ne sait quel miracle et qu’elle devenait adulte, qui voudrait bien s’unir avec elle ? » Certains garçons rirent, tandis que d’autres exprimaient une grimace de dégoût sans même s’en cacher. De toute façon, Hioana ne semblait même pas comprendre qu’elle était la cible des quolibets.
Et ce jour là, alors que la cérémonie du passage à l’âge adulte débutait, tous jeunes étaient excités comme des puces. Tous, sauf elle. Bien qu’elle fut obligé de participer, tous doutaient qu’elle soit en capacité de chasser et tuer quoi que ce soit, tel que l’exigeait la tradition. Et pourtant…
-« Non… C’est impossible… » Depuis le début de la cérémonie, le jeune homme n’avait pas réussi à mettre la main sur une proie digne de ce nom, ne trouvant que des tout petits poissons qui vadrouillaient sans peur entre les coraux. Et voilà qu’il se retrouvait nez à nez avec Hioana, une murène fraîchement tuée dans la main de celle ci.
-« Comment as-tu fais ça ? » Hurla t-il de stupeur, malgré lui.
-« Danger. » Se contenta t-elle de répondre en désignant de la tête un très jeune bébé qui pataugeait à moitié immergé sur la plage. Tient donc, alors comme ça, elle avait empêché l’aquatique prédateur de tuer le nourrisson ? Un effort louable, certes, mais non moins vain…
-« Bien. Très bien même… Mais écoute, soyons réaliste, tu n’as pas besoin de cette proie. Alors je vais la prendre et… »
-« A moi ! » Couina t-elle en reculant d’un seul coup, alors que le garçon s’était brusquement approché d’elle pour tenter de lui voler le cadavre de la murène. Il s’apprêtait à renouveler sa charge, tout en agrippant son harpon. Les sens en alertes, la vision de l’arme brouilla la vue de la jeune femme, qui attrapa sa propre arme…
La suite était floue, sinon complètement hors de porté de sa mémoire.
-« Il est mo… ? »
-« Non, il respire mais faiblement. »
-« Il faut fair vi… »
Et lorsqu’elle s’éveilla, elle se rendit qu’elle que tout mouvement était impossible : elle était pieds et poings liés à des piquets attachés aux quatres coins de la table sur laquelle elle était étendue. Il y avait beaucoup de gens autour d’elle, elle le sentait. Elle sentait aussi, un plus loin, une énergie faiblissante, vacillante comme la flamme d’une bougie.
-« Hioana !. » La voix de Kohein résonna dans l’obscurité de la nuit, tandis que les torches tout autour d’elle lui léchait la peau de beaucoup trop près à son gout. Elle n’eut cependant pas le temps de protester, car déja l’homme poursuivait : « Il est des choses que notre société n’a jamais tolérée et ne tolérera jamais. Le meurtre et l’une d’entre elle, ainsi que l’atteinte volontaire à l’intégrité physique d’autrui. » Il fit une pause. « Aujourd’hui,nous nous rendons compte que nous aurions dû laisser dans les tréfonds l’abomination qui n’aurait jamais dû en sortir. Tu es trop dangereuse, Hioana. Trop dangereuse pour aller librement où bon te semble dans cet état. Nous avons donc pris la décision supprimer la Manaa qui coule dans tes veines. » Des cris horrifiés s’élevèrent de l’assemblée. Après tout la Manaa - qui n’était autre que la magie, tout simplement - était l’essence même de la vie pour ce peuple semi aquatique. Et personne ne pouvait envisager qu’on le lui supprime ainsi. Cette peine était tout simplement pire que la mort elle même.
Après un rituel qui ne se fit pas sans douleur, on transféra sa Manaa dans une petite pierre rougeoyante, que Hioana perdit rapidement de vue, sa conscience quittant progressivement son corps.
Et lorsqu’elle s’éveilla, elle avait l’impression que l’on lui avait totalement retiré ses yeux : elle voyait le monde comme jamais elle ne l’avait vu avant. Tout lui paraissait incroyablement vide et morne. Elle ne percevait plus les flux de Manaa qui inondaient auparavant son être tout entier, lui conférant un sixième sens totalement unique.
Et puis soudain, elle réalisa.
Elle avait été placée sur un frêle radeau à la dérive, qui se dirigeait à l’endroit où l’eau était toujours sombre.
Elle fonçait droit vers le royaume des Abyssaux de la Tempête.