L’aurore, c’est le moment que je préfère dans la journée, le soleil se lève, les oiseaux partagent leurs chants et je partage ma musique avec la nature.
Je vis dans une ferme à la périphérie d’un petit village au pied des montagnes du Baldor. Il est assez éloigné de la grande ville de BaldorHeim pour qu’elle soit une simple légende à mes yeux. Mon père est berger et ma mère fabrique du fromage que l’on vend au marché une fois par semaine. Nous produisons également de la laine de qualité, j’ai d'ailleurs appris à la filer et à en faire des pelotes que nous vendons également avec quelques habits tricotés, c’est un marché très rentable surtout dans une région au climat si rude la plupart de l’année, mais que nos moutons robustes semblent particulièrement apprécier.
Je suis la seule fille au milieu d’une fratrie de quatre. Bien que Mère comprit rapidement que mon père était thérianthrope, et donc que tous ses enfants le seraient, elle a longtemps espéré qu’étant une fille, je ne partagerais pas le gêne. Il se manifesta pourtant rapidement, soit vers mes deux ans, et ne cessa de grandir en moi depuis lors.
Père m’avait raconté un jour qu’elle en fut très déçue car c’était pour elle plus une malédiction qu’autre chose, et qu'à ses yeux je ne serais jamais humaine et normale. Je n’ai jamais réellement compris pourquoi la nature animale de mon père et de mes frères ne lui faisait pas le même effet que la mienne…
Elle finit au fil des ans à l’accepter et un jour elle répondit enfin à cette question qui hantait mes nuit : "pourquoi espérais-tu que je sois une simple humaine ?". Elle me répondit très franchement qu’il serait très compliqué de faire un bon mariage ; qui voudrait épouser une fille qui a du chien, n’est-ce pas ?
Malgré tout, elle ne désespèra tout de même pas. L’été dernier elle m'avait présenté un séduisant jeune homme qui, selon elle, représentait un bon parti, mais je ne désirais pas me marier, de plus il était boucher… Et pas que de métier, il était aussi sourd qu’un pot de confiture.
Non, ce que je voulais, c’est jouer de la musique ! Rendre le monde entier joyeux grâce à mes mélodies et les faire danser. Vous trouvez que c’est un peu ambitieux, n’est-ce pas ? ***
« Holy ! » Cria ma mère, à l’entrée du champ.
Je cessais de jouer, et les moutons somnolants se réveillèrent d’un bond autour de moi. Je rangeai ma vieille flûte en bois dans ma sacoche et accourut vers elle.
« Qu'y a-t-il mère ? Lui demandais-je étonnée, car elle n’avait pas pour habitude de m’interrompre dans mes activités.
-Eh bien, tu devrais arrêter tes enfantillages et te trouver un mari, tu as dix-huit ans aujourd’hui et bientôt plus personne ne voudra de toi ! »
Elle me regardait d’un œil sévère, il se trouvait que cela faisait plusieurs mois qu’elle me harcelait avec cette histoire, mais cette fois-ci, je lui répondais une toute autre chose, dont je n’eus jamais osé parler avant ce jour et qui me tenait à cœur depuis des mois :
« Je ne veux pas d’un mari, mère, je veux devenir ménestrelle et voyager pour faire connaître mes musiques dans tout le pays, je n’ai aucune envie de rester emprisonnée dans une ferme à compter les moutons, même si je les aime beaucoup... J’ai d’ailleurs parlé longuement avec un ménestrel reconnu, Tom Flûtiaux, au village lors de nos marchés. Si vous acceptiez, papa et toi, je pourrais devenir son apprentie et partir sur les routes d’ici la semaine prochaine, nous nous rendrons d’abord à BaldorHeim et nous sillonnerons ensuite toute la région. Et je découvrirais le monde et j’apprendrais tout un tas de choses passionnantes sur la musique ! »
Je lui déblatérai mon discours d'un ton passionné et si vite qu’elle ne put répliquer avant la fin. Je la regardai également des étoiles pleins les yeux à la simple idée d’un tel périple, d’un air de chien battu, comme on sait si bien faire dans la famille, je tentais de l’émouvoir.
Son visage blêmit et ses yeux s’arrondir à cette annonce, ce n’était pas vraiment le résultat attendu.
« Mais… Mais… Ma chérie… Je pensais que jouer de ce vieil instrument n’était qu’un jeu pour toi… Tu ne peux pas partir ! Et puis le monde et si dangereux, et s'il t’arrivait quelque chose de grave là-bas, dehors ? … Non, non, non, il en est hors de question, tu ne partiras pas avec un inconnu ! »
J’avais longtemps espéré le jour où j’oserais enfin parler de mes rêves à mes parents, l’imaginant toujours d’une façon différente, mais je n’avais jamais prévu cette réaction-là. Je perdis alors mon sourire enjoué et mon regard de teckel, baissant les yeux avec une tristesse absolue.
« Mais ... » Je voulais répliquer, lui donner d’excellentes raisons de me laisser partir pour accomplir ma destinée, seulement, les mots restèrent bloqués dans ma gorge, un froid immense m’envahit et une déferlante d’émotions se déversèrent en moi, de la peur, de l’inquiétude, de la tristesse… Et tellement d’autres qui se chevauchaient, s’entrechoquaient et se mêlaient dans mon esprit que je ne pus le supporter. Les émotions de ma mère prenaient le dessus sur mon esprit, si bien que je crus qu’elles allaient m’engloutir toute entière. Dans ce flot intarissable, je plaquais mes mains sur mon crâne, je me sentis tomber à genoux et m’entendis crier au supplice, mais je savais qu’elle n’y pouvait rien. Puis tout à coup, plus rien… Le vide demeurait, seulement le vide et le froid. Mère commençait à connaître mes « crises » comme on les appelait. Elle me couvrit alors de ma grande cape en laine. Instinctivement, je m’y blottis, je ne m’étais même pas rendu compte qu’elle était partit la chercher et j'en fus reconnaissante, car ce vêtement m'apaisait et j'y tenais énormément. Je me redressais légèrement et elle vint s’asseoir sur l’herbe à mon côté.
« Cela faisait un moment que tu n’en avais plus eue, je commençais à espérer que tu n’en aurais plus jamais… Celle-là était particulièrement forte, comment tu te sens ? Veux-tu rentrer dans la maison ? »
Il était impossible pour moi de prononcer un mot, tant cette expérience m’avait chamboulée.
Que m’arrivait-il à la fin ? Quand cela cessera ? Pourquoi moi ? Pourquoi cette fois, c’était à ce point intense ? Tant de questions qui tournaient en boucle dans mon esprit et dont je ne trouverais sûrement jamais de réponses…
J’acquiesçai d’un léger hochement de tête, mon père et mes frères étaient partis dans la montagne du Baldor pour ramener l’autre partie du troupeau, j’aimais les moutons et sentais un besoin irrépressible de les protéger, de ce fait, je préférai rester en bas pour protéger les juvéniles encore trop fragiles pour affronter le froid plus haut en altitude et leurs mamans.
Mère m’amena donc à l’intérieur de la maison, elle me fit m’asseoir sur le banc de la cuisine. Je m’appuyai à la table, vidée de mes forces. Elle repartit près du chaudron, puis quand elle revint elle déposa un bol de lait de brebis chaud sur l’épaisse table en bois. J’en bus quelques gorgées timides, ce qui me remonta un peu le moral.
Un peu de temps s’écoula lorsque ma mère, inquiète, reprit :
« Tu vois pourquoi tu ne peux pas partir ? Imagine que tu fais une crise sur la route, que fera ton maître ménestrel ? Tu es si vulnérable dans ces moment-là ! Aujourd’hui, tu as fini par terre, et si tu tombais inconsciente ? »
Mais je n’avais pas dit mon dernier mot. Tout de même dans la crainte de refaire une crise, je retrouvais mes esprits et enchéris timidement :
« Je n’aurais qu’à lui expliquer ma situation, s'il veut bien m’enseigner son savoir, je lui expliquerais comment faire lorsque ça m’arrive, je trouverais peut-être même quelqu’un capable de m’expliquer quel est mon problème ! »
Cette idée me plaisait bien, et j’espérais vraiment que quelqu'un dans ce monde connaissait mon mal, peut-être même pourrait-il me guérir ? Je ne voulais plus de ces crises où des émotions terribles me brouillent l'esprit, me donnant cette impression de noyade et puis de vide.
Elle n’avait pas pensé à cette éventualité, elle commençait aussi à manquer d’arguments, il lui en restait tout de même un, mais pas des moindres.
« Bien, j’ai l’impression que c’est vraiment ce que tu veux, et j’accepte, mais, que si ton père est d’accord. Attendons son retour, nous prendrons alors une décision. »
Ce n’était qu’une demi-victoire, mais je dus m’en contenter, je savais bien que c’était une de ses ruses pour me faire patienter un moment, mais je décidai de jouer le jeu.
***
À l’arrivée de mon père, deux jours plus tard, Mère ne perdit pas de temps et lui raconta tout ce qu’il s’était passé pendant son absence, sans omettre mon désir de partir à la découverte du monde. Évidemment, il fut rétif.
Après de longues discussions, je réussis à les convaincre d’un rendez-vous avec messire Flûtiaux et après d’autres longues discussions interminables mes parents finirent par accepter, mais le pauvre ménestrel dut promettre tout un tas de choses farfelues, comme de bien me nourrir ou de me faire penser à me laver les cheveux…
Le jour du départ arriva et ce n’était pas un adieu que je fis à mes parents, leur promettant de revenir l’année prochaine pour mon ascension au rang de ménestrelle aguerrie…
Le temps passa agréablement, Tom Flûtiaux était un très bon professeur et très vite, il me considéra comme sa propre fille, il était bien plus âgé que mon propre père, ses cheveux étaient blancs comme la neige de même que sa barbe mal coiffée. Il pouvait jouer de plusieurs instruments de musique, du luth, de la flûte, et même du tambourin, il chantait aussi. Muni d'un timbre grave, il racontait plein d'histoires et moi, j'appris à l'accompagner de ma petite flûte qui, à côté faisait grise mine.
***
Nous faisions équipe depuis plusieurs semaines déjà. Nous allions toujours plus loin dans les montagnes, en direction de BaldorHeim. Le voyage fut long et pénible à cause du froid mordant de l’altitude. Je commençais à regretter ma soif de découverte lorsque nous aperçûmes enfin les premiers toits de la ville.
« On est arrivé ! Criai-je espérant que le son de ma voix ait percé l’épais tissu de ma cape pour parvenir aux oreilles de mon maître qui conduisait la carriole.
J’eus simplement droit à une toux de la part de Tom qui semblait fatigué et ronchon. Vexée, je ne dis plus rien jusqu’à la fin du voyage.
La nuit commençait à tomber quand nous arrivâmes enfin à l’entrée de la ville et que mon mentor se décida à parler :
« Nous resterons un moment ici avant de redescendre de l’autre côté de la montagne, au moins jusqu’à la fin des chutes de neige. »
Il dit cela le regard perdu dans le lointain, c'est la mine sombre et l’air fatigué qu'il nous fit pénétrer dans la grande ville. Il semblait à ce moment-là déprimé, il observait les rues pavées, la foule et les grandes maisons de pierres serrées les unes aux autres d’un air morose.
On s’installa dans une petite auberge calme qui longeait l’avenue principale. Chacun avait sa chambre et je ne vis pas beaucoup mon vieux mentor sortir de la sienne. Les jours passèrent et sa toux ne sembla pas vouloir partir, elle empirait même. Il était souvent essoufflé sans avoir fait d’effort et avait la respiration sifflante. Il ne mangeait pratiquement plus, et il finit par ne plus du tout se lever. Il ne voulut pas voir de guérisseur, bien que je lui en parlais régulièrement.
« Un guérisseur ne pourrait pas m’aider. »
Me répétait-il à chaque fois. Seulement cette fois, il n’eut pas le choix, je lui en fis voir un de force, mais malheureusement, il était trop tard, car le mal était trop profondément ancré en lui et le pronostique était clair : la toux allait l’emporter.
« Je pensais avoir le temps de finir ta formation et de te ramener chez toi avant que ce ne soit la fin… », me dit-il dans un souffle.
Des larmes chaudes et salées coulèrent sur mon visage, je ne voulais pas perdre mon mentor, il était devenu pour moi en quelques mois un second père, et puis je ne voulais pas me retrouver seule, loin de chez moi au milieu de l’hiver. Que ferais-je ? Où irais-je ? Je tenterais de rentrer chez moi, c’est sûr, mais comment ? Je n’étais plus certaine de la route à suivre et elle aurait tellement changé avec la neige… Toutes ces émotions tourbillonnèrent dans mon esprit et telle une « crise » je me noyai dans un flot de terreur, de tristesse, d’abandon, mais cette fois venant de moi-même, du regret vint se greffer à cette cacophonie. Automatiquement je mis mes mains sur ma tête, n’entendant plus ce qu’il se passait autour de moi, je tombai à genoux suppliant pour que cela cesse. J’entendais le chien en moi gémir de douleur, voulant s’enfuir loin d’ici, loin de moi …
« Arrête ça, veux-tu ? Tu me fais mal, contrôle tes émotions et ferme toi à celle des autres, les émotions sont des odeurs que tu peux traiter. Maintenant cesse de nous torturer ainsi… »
Lorsque je revins à moi, j’étais assise par terre, j’avais réussi à contenir mes émotions, je ressentais à présent pleinement la présence de Tom dans la pièce, il était triste pour moi et il regrettait de m’abandonner à mon sort, mais en même temps il était soulagé que sa vie se termine ainsi au chaud dans un lit et pas tout seul comme il l’avait prédit. Je sentais qu’il avait eu une vie heureuse et je sentais également son regard sur moi. Sa main était posée sur mon épaule, je le regardai à mon tour et d’un coup je ne pouvais plus avoir conscience de ce qu’il ressentait, mais je ne me sentais pas vide comme les fois précédentes, j’étais simplement épuisé.
« Ne t’en fais pas pour moi mon enfant …. La mort ne me fait pas peur …. Je la sentais approcher… Tu deviendras un bon ménestrel… »
Son souffle s’éteignit sur ces mots. Le ménestrel Tom Flûtiaux ne chantera plus parmi les mortels et j’en fus terriblement triste. Mais avoir senti aucune peur dans ses émotions me soulageais.