Les arrivants du Désert sont apparus par une nuit particulièrement froide, où la Lune, sinistre satellite d'argent, baignait les routes escarpés du massif de Spelunca d'une tranquillité clinique. Petit à petit, les habitants des hameaux nichés au creux de la montagne portèrent des yeux craintifs aux fenêtres de leurs masures ; les étrangers étaient peu nombreux, mais assez pour effrayer. Une bonne cinquantaine d'individus porteurs de tissus colorés, bijoux étincelants, et turbans excentriques, se livraient à une bien curieuse pérégrination. Certains portaient de petits corps dormants -au meilleur des cas- entre des bras dissimulés sous les tuniques, alors que d'autres voyageaient en portant des sacs gigantesques qui auraient pu contenir des maisons entières.
Les exilés marchaient en silence, sans flambeaux ni montures, en ignorant toutes les villages qu'ils dépassaient -au grand bonheur de leurs hôtes- pour se diriger vers les hauteurs de Spelunca, sans jamais prendre de repos. On leur avait refusé l'accès à la Capitale, murmuraient certains. Ils allaient voire quelque démon, répondaient les autres. Oh, que diable ! Ils vont manger nos enfants, hurlaient même d'aucuns !
Quel que fut son but, le convoi discret, en harmonie avec la nuit glaciale, s'arrêta finalement en contrebas d'une route saturée d'herbes folles et racines trop longtemps laissées à l'abandon. Dans ces sentiers-là où les âmes normales évitaient de poser pied, ces chemins qui menaient aux entrailles de la Montagne sinistre, resplendissante sous la Lune rieuse. Sobek se souvient de ce soir, de ce moment en particulier où le Khalif des Exilés, Mahmet Kheba, leur intima à tous de poser genoux à terre et de commencer à déblayer chemin.
Ils allaient loger
en Spelunca jusqu'à établir contact avec les locaux, et enterrerait les morts qui n'avaient pas survécu aux jours de marche dans les murs primaux de la plus ancienne chaîne de pierre Dùralassienne. Telle était la volonté de leur Divinité, et les hautes-voix, qui parlaient à Mahmet, lui avaient ainsi indiqué la marche à suivre.
Les Elpoemer, les Shirk, les Ouhzi, les Azhalred, et les servants du Khalif avaient obtempéré.
Une centaine de bras de tout âge avait bêché, creusé, déterré, jusqu'à ce que la Lune soit si haut dans les cimes que seules les tours escarpées d'un château moribond ne se projette sur eux. Lorsque l'on put faire passer les ravitaillements et les tentes, on cessa finalement le travail et les exilés disparurent quelques temps dans les profondeurs rocheuses du massif.
Cette nuit là, avant que les familles ne trouvent le repos, on prit soin d'enterrer les morts comme on le put, dans les murs impassibles d'une montagne ayant vu trop de drames pour s'en soucier encore. Cette nuit là, Sobek Elpoemer dormit néanmoins sur ses deux oreilles, et ce malgré son âge tendre.
Nombreuses furent les nuits où l'on vit danser de vives et vertes flammes en Spelunca. Plus noires étaient les nuits, et plus violentes étaient les émanations lumineuses, plus vive brillait la Lune et plus haut criaient les voix, en un hululement animal de transes à en glacer le sang.
Les locaux, déjà terrorisés par les Loups et les Vampires, découvrirent que l'on pouvait craindre des hommes basanés et barbus, drapés de soies aussi chatoyantes qu'alarmantes. On ne les connaissait que sous le nom d'Exilés, Nomades, Étrangers, et rares étaient les bouches qui formulaient ces termes sans esquisser par la suite un geste de gêne. Un bras passé trop vite sur la nuque, une main tripotant nerveusement une chevalière, ou même un ouvre-lettres enfoncé trop profondément dans une missive. Lorsqu'ils venaient dans les villes et villages du massif, accompagnés de chameaux dont la provenance semblait impossible voire dérangeante d'incohérence, on regardait avec angoisse ces curiosités silencieuses, immobiles, assises derrières des tapisseries brodées finement. Derrière des volutes de narguilé et des senteurs diaboliquement boisées.
On commerçait juste assez avec eux pour connaître les noms des grandes familles, et on racontait même que certaines copinaient avec les hautes-sphères politiques.
Par quels malicieux moyens gagnaient-ils l'affection des Barons ? Sûrement par les mêmes qu'ils conquéraient les rues défranchies des hameaux moribonds; à l'aide d'opiums et philtres enivrants, de lames discrètes maniées par des «haschassins» aux loyautés seulement dictées par le tintement des plus grandes piécettes.
Si l'on avait lu les paragraphes précédents à Sobek Elpoemer, sa réaction aurait été quelque part entre l'amusement et la frustration. Amusé par la vision des Spelunciens à l'égard de sa communauté, qui semblaient voir en leur discrétion une forme de mystère obsédant, les Exilés eux-mêmes se considèrent -comme tout peuple sans avoir à même y réfléchir- comme un peuple "banal". Avec son lot de particularités, certes, mais tout aussi dissonant et convivial qu'un autre. S'ils ne sortent que rarement des entrailles de Spelunca c'est par ordre du Khalif Kheba, dont la Sainteté prophétique commande l'isolement afin de préserver la pureté du clan du Désert, et on peut tout de même affirmer du Khalif qu'il est un homme charitable, car les jeunes et les aventureux jouissent d'autorisations de sortie régulières, tant qu'ils ne prennent aucune initiative profane.
Durant vingt ans, Sobek Elpoemer vécut ainsi en paix, muré dans des couloirs de pierre froide autrefois vierge, aujourd'hui décorés de torches flamboyantes et tapisseries traditionnelles. Le territoire des Exilés, à l'intérieur de Spelunca, se restreignait à quelques galeries où les monstres et aberrations étaient rares, et les arts cabalistiques aidaient à la sécurité autant qu'ils profitèrent à l'élévation humaine de Sobek.
Sa mère étant couturière, et son père hassassin (et non pas «haschassin» comme disaient les Dùralassiens dans un élan de dépravation), il fut très vite décidé que l'enfant suivrait un enseignement spirituel. Les rôles dans la tribu du Désert sont importants et restreints, et il n'est d'aucune utilité d'avoir le même métier que ses aînés.
Le Khalif Mahmet Kheba convoqua un soir la famille Elpoemer au complet, dans sa tente impériale aux draps d'or et bougies parfumées, réminiscences des campements aux abords des Oasis de Harena, pour prophétiser le destin du jeune Sobek alors âgé de quinze ans.
La voix du grand guide, juché sur un trône de pierre et de crânes de Mammouth, Dinosaures, et Vampires chassés en Spelunca par les éclaireurs -son Père lui-même participait aux défenses de territoire- résonne encore aux oreilles du désormais adulte avec force et vigueur.
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Sobek Elpoemer, enfant de Djanaba Elpoemer et Khamel Elpoemer, les voix ont murmuré aujourd'hui ton nom.Djanaba, qui qualifiait parfois dans l'intimité de la tente familiale les paroles du Khalif de «sornettes magiques», retint son souffle. Car les sornettes, lorsque dictées par les Rois, deviennent des paroles sacrées. Mahmet Kheba, dans une simple tunique, resplendissant de jeunesse malgré son long règne, continua de parler. Sobek se concentrait alors sur ses multiples anneaux, mais décida de baisser les yeux lorsqu'il s'attarda sur les boucles gigantesques qui sertissaient les oreilles du Prophète. Elles n'étaient ni en or, ni en ivoire, mais bien constituées des phalanges des clans rivaux au sien.
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Ton destin sera celui du Crocodile, Sobek.Il appuya sur son nom, et l'adolescent se raidit.
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Ne sois pas effrayé, c'est là un grand honneur, petit. Tu officieras avec nos prêtres et médecins, tu cueilleras herbes, fleurs, et champignons pour soigner nos malades. Et, lorsque la Lune surplombera Spelunca, tu réciteras et apprendras les versets sacrés pour apaiser les Esprits de ces Cavernes et conjurer les plaies sur nos ennemis. Tu seras un enfant de nos magies, Sobek. Un disciple des forces englouties par les Sables du Désert, et tu incarneras la lumière du Soleil et la froideur du Crâne, la Vie et la Mort, l'éternité même. À présent debout, Sobek Elpoemer ! Lève-toi et jure fidélité à ton Prophète, puis tu iras dormir, car demain t'attendront les prêtres qui te liront les leçons.Sobek, happé par tous ces mots compliqués, ne put que s’exécuter, se levant brusquement et laissant sa jeune voix fébrile démontrer toute la volonté qu'elle pouvait :
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El harak, Sobek Elpoemer, mahmou srathek. Pt'ng, fat'linarkha. Par les Sables, le Soleil, et le Crâne.Ainsi commença la formation de Sobek Elpoemer, sur un jurement qu'il répétait chaque matin, et chaque soir. Il offrait son corps et son âme aux esprits du Désert, au Soleil, au Sable, et au Crâne, chaque matin et chaque soir.
Durant cinq ans, il lut sans jamais pratiquer les rîtes sacrées, car c'est là une tâche de grande importance et jamais transgresser les diktats ne lui parut nécessaire. Elpoemer se plaisait à doser le venin des serpents pour en faire des remèdes, à bouillir les amanites pour en extraire une lotion apaisante, et à piler la coca qui permettait aux Guerriers de se battre durant des jours en une sainte et féroce transe. Pendant une moitié de décennie sa vie fut constituée de lectures, leçons pratiques, et plus tard d'assistance de terrain.
Par un jour de repos de ses vingt-et-un ans, son père, qui considérait avec appréhension son devenir d'apothicaire (car c'était là un art qu'il méconnaissait totalement) lui ordonna de le suivre sur les hauteurs de Spelunca. Leur ascension se fit par une journée d'hiver particulièrement froide, de celles où les vents impétueux balayent les roches en laissant sur ces dernières d'horribles marques de gel en des griffures malsaines. Les Elpoemer passèrent par les galeries ouest, avant de remonter un chemin aménagé d'une échelle qui menait aux abords d'une ville gigantesque ; très différente de toutes architectures dont Sobek avait été témoin.
Ils marchèrent encore un peu, abrités par leurs tissus amples et chauds -en peau de bête-, avant que Khamel ne prenne place sur le rocher qui dominait un titanesque champ de roses. Bien qu'aucun d'entre eux ne fut expert en botanique, un frisson les traversait à la simple vue de ses fleurs rouges, intactes même sous les pressions du blizzard Speluncien.
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Je m'attendais à ce que tu deviennes Hassassin, tout comme moi, ça aurait rendu cette conversation plus constructive, mon fils. Mais écoute-moi bien, toutefois. Dùralas t'a été épargné durant ces vingt-et-un ans, tu n'as connu du monde que les roches silencieuses de Spelunca et quelques hameaux moribonds des alentours. Ce sont là les choix du Khalif, des décisions sacrées que l'on ne peut contester. Et cependant je me sens de devoir te dire que tu dois partir.-
Me laissera-t-il ?-
Peu importe. Le Monde n'est pas une caverne, et encore moins des galeries éclairées artificiellement. Tu vois cette ville, juste par delà les roses éternelles de Spelunca ? Là résidait, et doit encore exister, un mal purulent, entre les argenteries fines et les cristaux raffinés dormait un serpent diabolique. Juste au-dessus de nos têtes. Le Khalif et les Azhalred ont traité de notre sécurité, mais je me refuse à croire que celle-ci est garantie, si tu étais hassassin, tu comprendrais que tant qu'un danger respire il peut devenir mortel, qu'importe ses promesses. Toi, Sobek, sang de mon sang, es encore pur, en dépit des poisons et magies que tu apprends... Je veux que tu partes, pour que tu découvres ce que j'ai vu ; les forêts Elfiques et leurs sages habitants, les Mers indomptables ainsi que les beautés qui y résident, les Marais, la Capitale, le Nord, le Sud, l'Est, l'Ouest... tout te sera riche d'enseignements.Pendant que son père énumérait les destinations, frottant à ses oreilles innocentes milles délices, le plus si jeune Sobek contemplait le Château par delà les Roses. Ses remparts d'or et d'ébène, son pont-levis gargantuesque, et ses tours pointues, lancées dans les cieux comme pour y toucher les Dieux... tout cela enseveli sous les neiges lui donnait une sensation étrange, hypnotique.
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Vous voulez que je défie les ordres du Khalif ? Sobek constata que Khamel regardait la même chose que lui, mais loin d'être étonné par cette vue impérieuse, son père semblait la haïr en silence.
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Les interdits peuvent pousser à l'immobilisme, et ce dernier, à la mort. Donc oui, Sobek Elpoemer, chair de ma chair, je souhaite que tu prépares ton départ dès aujourd'hui. Lorsque nous sommes arrivés ici, en quête de liberté et de sécurité, un renouveau pour notre peuple, nous n'avons trouvé que Spelunca et ses roses. Une vision délicieuse, capiteuse même, mais foutrement illusoire. Vas-t-en dans les années qui suivent, promets-le moi. Alors que de nouveau, comme frappé d'un sommeil lourd, Sobek Elpoemer se laissait aller aux divagations de l'âme sur fond blanc et royal, un détail le frappa. À intervalles réguliers dans les champs se trouvaient des épouvantails, poupées de primes abords, quelque fois assaillis par des corbeaux furieux pour une raison mystérieuse. Ce ne fut qu'après le plongeon d'une des rapaces qu'il constata que les sacs de tuiles contenaient de réels visages humains, et un torrent de sueur gagna son échine.
Après cette vision, le jeune adulte ne put s'empêcher de lâcher un cri de stupeur.
Comme un barrage dont les digues rompent et laissent s'écouler les flots, l'esprit de Sobek comprit et assimila les dires de son Père.
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Je le jure.Quatre ans plus tard, alors que le réveil était dicté par les cloches de la chapelle souterraine -financée et bâtie grâce aux moyens du Vicomte de Spelunca- Sobek était déjà debout depuis un bon moment, attablé dans un coin de sa tente à observer les ballons et erlenmeyers desquels s'élevaient des brumes opaques.
Le bruit des feuilles de Coca, portés à ébullition grâce à des procédés complexes que Maître Abdul Azhalred lui avait enseigné, sifflait dans l'ombre de Spelunca, tandis qu'Elpoemer trônait devant un mortier sur lequel il répétait des coups de pilon.
Dans la communauté des Exilés, on considérait le Crocodile comme symbole de la médecine car ses écailles, synonymes de longévité, drapaient les manières fatales du prédateur. Les remèdes, poisons ou potions, avaient hérité du Crocodile pour Patron, et Sobek riait encore aujourd'hui de l'ironie contenue en sa rencontre avec sa Sainteté Mahmet Kheba. Comme était curieux l'âge adulte, où chaque épisode se teintait tôt ou tard d'une symbolique quelconque, loin de la pureté des existences enfantines.
En médecine, on affirmait que les transformations étaient constantes, que les venins pouvaient devenir guérisseurs, que les amanites tuaient autant qu'ils stimulaient, que tout dépendait de la dose administrée. Sa Sainteté Mahmet Kheba aurait dû apprendre des leçons du Grand Cabaliste, Abdul Azhalred, ainsi aurait-il appliqué les directives autoritaires des Vampires avec plus grande parcimonie. Ainsi aurait-il évité que les anciens innocents, enfants tribaux, ne fomentent à son égard une mutinerie grandissante, nourrie chaque jour un peu plus à la vision des châtiments et abdications.
Alors que les mains désormais habiles au travail de Sobek livraient à la fumée des pétales de Brugnmansia, une voix résonna dans son atelier, se mêlant par sa vivacité aux flammes incandescentes qui éclairaient la scène.
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Oh, mais que vois-je ?! De quoi se remonter le moral !Une ombre s'était glissée à l'intérieur de ses appartements, guettant les décoctions en cours avec des yeux ronds, fascinés, iridescents d'un rouge exalté. D'une démarche féline, laissant sa cape de fourrure planer derrière un corps élancé, Sahmed Azhalred vint s'installer sur le plan de travail de Sobek en posant une main intéressée sur un flacon d'huile de haschisch.
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Ah, oui. J'aimerais essayer la transe aujourd'hui, voir si mes dons pourraient suffirent à accéder à l'Immatériel.Sans s'arrêter de mélanger, déplacer et agiter ses ingrédients, dont les couleurs s'additionnaient à vue d’œil une fois dans le bocal principal ; un réceptacle en verre de taille minuscule, Sobek Elpoemer sourit à celui qu'il considérait comme son meilleur ami. Sahmed Azhalred qui organisait les soirées où l'on s'insurgeait en toute impunité contre les idioties du Khalif, contre les exactions de la Cour Vampire, et où, plus important encore, on se lâchait physiquement sans redouter répression de lois antiques, dépassées.
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Il y a quoi dedans ? Je tenterais bien, si Nath ne venait pas discuter avec Sa Sainteté des Lâches a propos de la disparition du Vicomte... Spelunca est complètement sans dessus-dessous tu sais ? Je veux assister à cette réunion publique, au moins pour reprocher à cet abruti de ne pas s'être
opposé aux diktats des vampires, une fois de plus.-
Alcaloïdes, feuilles de Sativa, et un peu de pétales des Roses de Spelunca. Elles ont des propriétés fascinantes... Hum. J'essayerais de venir, si mon corps me le permet, hahaha. Essaye de ne pas finir au fouet encore une fois. Mais déjà Sahmed repartait, agitant la main en signe de désapprobation.
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Comme si la vision de mon corps nu se faisant flageller te déplaisait, vile canaille. Je file, j'ai à faire, on se revoit demain au pire, au mieux on reprend de ton truc ce soir après le forum. Je parie que Nath va serrer les couilles de ce pauvre Khakhalif, ça va être hilarant, je te prends du hasch ok ?Mais Sobek n'écoutait décidément plus, envoûté par les senteurs célestes qui émanaient de sa préparation. Aujourd'hui Maître Azhalred, Père de Sahmed et Nathanaël -à croire que certaines lignées sont touchées par les Dieux- ne lui avait confié aucune tâche, et ainsi le jeune Elpoemer voulait explorer les arcanes du Monde d'au-delà pour la première fois. Rompre les barrières physiques et s'adonner à l'inconnu narré dans les
Indicibles Banquets ou encore le
Morellonomicon de la bibliothèque du Khalif.
Pour concrétiser ses objectifs, Sobek s'aida d'un pendule pour déterminer quel endroit serait le plus propice à la croisée des lignes éthérées et se dirigea naturellement vers les jardins qui bordaient Château-Rouge, curieusement solitaires en tous temps. Si la possibilité que les lieux fussent interdits au public l'effleura, Sobek s'en fichait pas mal, car la beauté de l'endroit, mystique voire irréelle dans son essence aiderait aux hallucinations.
Là, dans une ambiance crépusculaire quasi hermétique, feutrée, Sobek Elpoemer, apothicaire accomplissant son moment favori, s'abandonna aux visions de l'au-delà, repoussant ses propres limites dans l'exercice de la transposition. En se munissant d'un narguilé qu'il emplit religieusement de sa préparation, l'homme aux habits éternellement soumis aux vents fuma longuement en inspectant la ligne de l'horizon déclinant.
Par la vaporisation, le monde changeait sous le toucher du regard d'un Elpoemer curieux.
Par les brumes aux senteurs boisées, empiriquement hégémoniques, le Crocodile naissait dans une allée d'un rouge brûlant.
Et bientôt les rayons du soleil lui apparaissaient comme transformés, distillant en son âme un bonheur candide et permettant à son âme de se hisser plus haut que la Haute Tour de Château-Rouge même.
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El harak, Sobek Elpoemer, mahmou srathek. Pt'ng, fat'linarkha. Par les Sables, le Soleil, et le Crâne.Une incantation proférée par un apprenti thaumaturge suffit souvent à animer les chimères de l'âme, à distordre suffisamment les barrières du réel en accordant l'accès à des sibyllines sphères, drapées par delà les confins de la vision. Et en ce début de soirée Sobek se mit à rêver.
Autour de lui, croissantes en férocité, les roses exsudaient des couleurs nouvelles, alors que Château-Rouge, de son architecture vampire toute d'ébène et d'or paraissait s'imbriquer en des symétries originales. L'esprit du thaumaturge, suprasensible, vola, dansa, sous la caresse avide de ses mains rendues désireuses sous l'onguent puissant. Trop peut-être ? Non, Sobek était parfaitement posé pour accomplir l'exercice ésotérique.
Il décrocha son turban, doucement, posant le crâne de fennec qui ornait ce dernier face à lui. Et il pria aux morts, aux esprits qui foulent inexorablement les terres, afin qu'ils ne lui narrent des formules inéprouvées. Les mêmes mystères qui lui avaient révélé comment mixer la fleur de l'ange et le pollen en y ajoutant une pincée de pétale, pouvaient lui susurrer milles autres savoirs.
Cette fois-ci il sauta des squares fleuris à des scènes monochromes, happé par un tourbillon spirituel, Sobek coulait dans les profondeurs souterraines du Massif ruisselant de secrets, en ouvrant grand ses oreilles, en tendant ses mains à tout ce qu'il pouvait sentir. La nuit du crocodile commençait, tandis qu'Elpoemer, avalé par les herbes et étreint par les roses, fermait les yeux pour découvrir en ses paupières de prophétiques visions.
L'exercice était instructif, récréatif en son extension.
Lorsqu'il ouvrit de nouveau ses iris à la lumière de l'Autre-Monde, il se trouvait dans une brume noire, blanche, verte, rouge et violette aussi. Dans une immensité hétérochromique sans précédent. Il entendait les voix de Spelunca, réunies en une cacophonie sous le joug d'une force supérieure.
À bien y regarder, l'horizon n'était pas aussi flou qu'on pouvait l'imaginer. De part et d'autres de l'atmosphère s'élançaient des miroirs gargantuesques, aussi nombreux que déformants, pour offrir à Sobek, néophyte voyageur, une vision distordue de ce qui semblait s'agir de son passé, son présent, et son futur.
Cette première marche dans l'Immatériel, exercice de funambule auquel participait un élève peu expérimenté mais rigoureux, s'avérait beaucoup plus surprenante qu'escompté.
C'était en tout cas ce que pensait Sobek Elpoemer, à ce moment donné des événements.
À droite une infinité de lui, à gauche, en haut, en bas, aussi. Tous différents, plus vieux, plus jeune, tous à différents endroits.
Lentement, ses yeux verts flamboyants face à pareille vision, l'apothicaire marchait entre les mirages, et se murmurait milles protections contre les démons qui pouvaient vivre en ce Monde. Rares sont les contes où les héros de la traversée ne se confrontent pas aux forces malignes qui peuplent l'au-delà. En Spelunca, ces énergies étaient particulièrement fortes, comme l'indiquait le pendule servant de catalyseur au thaumaturge, rendu furieux de mouvements par l'influence des énergies alentours.
Comme Sobek entrait dans une galerie de simulacres, jolis tableaux animés de son vécu, il prêta attention à une scène qui l'interpellait. C'était une scène du futur, cadeau au marcheur qu'il était, dépeignant le Khalif Mahmet Kheba, Sainteté Tyrannique, face au roi d'or et d'ébène Nathanaël Azhalred -qui avait gagné les rennes du pouvoir après le départ du Vicomte-.
Nathanaël était bien haut de deux mètres et, sur ce titanesque écran, écrasant de charisme. Son armure en or massif déchaînait dans la tente royale des Exilés des éclairs aussi froids qu'hypnotiques, tandis que d'une posture altière et souveraine, il dictait ses exigences au Khalif.
Des mots qui, traités au travers d'un prisme magique, étaient autant de crocs dans un silence d'ébène pour sa tribu originelle. Nathanaël figurait comme un lion impérial face au vieux Prophète, dont les ossements ornementaux rappelaient sa constitution datée, plus qu'ils n'effrayaient.
Dans la brume chimérique d'un Spelunca irréel, Sobek réussissait sa marche, et contemplait. S'extasiait devant les révélations des Esprits, dictant en leur mélopée occulte les devenirs des choses.
Dans un même temps, brûlé par une honte soudaine, il se mit à désirer la mort de son Saint Prophète. Ardemment, sans comparaison possible avec n'importe quel autre souhait, Sobek Elpoemer hurla milles fois son désir de voir les vieilles sociétés tomber.
Il demandait la libération des servants, dont les chaines en acier nain, lourdes et pénibles, serviraient à pendre les Maîtres.
Il demandait les libertés, et que dans un incandescent événement on irait et viendrait selon son bon vouloir, comme les héros dans les histoires, sans devoir demander l'autorisation de sortie.
Sobek Elpoemer demandait la mort de Mahmet Kheba, qu'il reniait comme Prophète et Sultan ! Voilà les mots qui réverbéraient contre le miroir des actualités.
Il eut été candide de penser que les vastes étendues du Monde des fantômes, des illusions, ne présente aucune forme de vie en ce moment. Qui d'autre qu'un nouvel arrivé pourrait penser parler dans le vide ?
Ainsi, comme les noirs désirs voguaient dans le temps une oreille endormie s'éveilla. Sobek sentit ce réveil et trembla de spasmes, voyant dans la réaction d'une présence magique un signe d'alarme indubitable.
Il tentait de sortir de sa transe, utilisant en vain ses connaissances pour tracer d'inutiles runes et psalmodier d'inefficaces prières.
Quelque chose venait, accomplir son voeu, et lui, qui regrettait ses pensées en un malheureux instant d'excessive joie, ne pouvait s'extirper d'un monde fantasmé. Alors il ferma les yeux, lançant un dernier espoir à une force quelconque : en les ouvrant, il serait libre ou condamné.
Sa transe avait pris fin, et contre toute attente, il se trouvait dans la Tente Royale de sa Sainteté le Khalif Mahmet Kheba, Prophète du peuple nomade de Harena, et Guide. Ses visions datant donc d'un futur proche, Sobek eut l'espoir de prévenir tout le monde de ce qui se passerait. Les voix dans l'Immatériel l'avaient surpris à demander, et l'air devenait déjà lourd de l'arrivée d'un malheur, pesant comme une soirée d'été orageuse, électrique.
Comme il allait parler, il s'aperçut de la vacuité de son geste, car Nathanaël n'était pas seul ; accompagné d'un groupe dont les coutures luxueuses les rattachaient d'emblée à l'aristocratie vampire, le désormais régent de la châtellenie n'émettait aucune possibilité de dialogue en son arrivée. Le Roi d'or, en son armure menaçante de froideur, venait pour raffermir les politiques Spelunciennes et sa lame prompte, rigide sous des torches mornes, confortait le malaise ambiant. L'ordre par la violence serait la seule audience des Exilés en cette soirée, Sobek l'avait vu.
En conséquent le thaumaturge muta en un état second, sciemment, découvrant par cet événement ne présenter aucune caractéristique héroïque vantées par les runes.
Sobek Elpoemer, en voyant le coup d'épée annonciateur d'une sanglante nuit que portait Azhalred à feu son chef de Tribu, s'assit calmement en tailleurs, derrière une barre porteuse, à l'abri de la cohue qui s'ensuivit.
Avec détachement, il porta le reste de son onguent alchimique à des lèvres sèches et laissa son regard constater ce que les visions lui avaient déjà dévoilé.
Son souhait exaucé.
En un milliers de lames, de robes déchirées et de voiles meurtris, le massif accordait ses faveurs en un dénouement atroce, un massacre vampire comme seuls eux en ont la capacité ; cette nuit là, au delà de l'éclatante Lune d'argent, dansèrent cent Frelons noirs et jaunes et leurs gestes précis évoquaient la plus belle des sérénades.
Oh, beaucoup survécurent, nombreux furent les bienheureux qui virent en l'occasion une chance inouïe de casser les bases de traditions devenues trop pesantes pour être vivables, et aux soldats se joignirent servants, jeunes, vieux, et aux épées se joignirent poignards et chaînes pour une cacophonie qui allait s'échouer aux oreilles d'un Sobek en plein sourire béa.
Il ne participa à aucune émeute, au départ, restant sagement derrière sa poutre, mais lorsque les premières vagues de sang vinrent éclabousser ses pieds nus, il décida de traverser la foule.
Il passait au milieu des soldats en armure dorée, des siens dont les voiles virevoltaient, au centre du tourbillon de violence, en se répétant que Spelunca était foyer à quelque folie inhérente. Une folie qu'il avait sentie dans l'au-delà, et qui s'était niché si profondément en les montagnes et cavernes qu'on pouvait décemment questionner son caractère éternel.
Les Vampires n'étaient-ils pas nés de quelque tragédie il y a des centaines d'années, ici-même ? Quelque chose de furieux soufflait de tout temps en ce territoire, et Château-Rouge, ses roses, ses hameaux et tout l'or du monde ne pourraient jamais rien cacher de tel.
Alors Sobek, après avoir un moment contemplé le cadavre pitoyable de son ancien Prophète, lui arracha d'un coup sec le collier de phalanges qu'il portait autour du cou pour s'en parer à son tour, avant de s'en aller, doucement, son voile et turban gaiement bercés par les vents montagnards.
Loin de ses oreilles, les éclats de violence frappaient encore, mais l'Exilé n'en avait cure.
Ce soir, Sobek Elpoemer s'abandonnait à l'invisible. Il errerait en Dùralas et apprendrait, comme il en avait toujours rêvé, et au diable l'éthique et la morale. Sobek s'était trouvé en les illusions de Spelunca, en l'imposition des lois de son peuple et la violence des envies humaines ; il avait apprit la plus grande leçon de toutes en l'inflexibilité des roses du massif.
Croître et s'adapter.
Comme il foulait le sol qui menait à la Grande-Route, celle qui aboutissait à Stellarae, le jeune apothicaire sourit une dernière fois à la Lune fantomatique qui enlaçait les cimes des cavernes, avant de rabattre son turban, replacer ses ornements, et plonger dans la nuit pleine de promesses.