Guéguen passa son établissement au crible fin de ses yeux de tenancier. Il n'y avait pas grand monde, mais la soirée ne faisait que commencer. Les quelques gens installés à ses tables partiraient très vite pour laisser la horde de futurs soûls envahir les lieux. Ce n'était pas de toute repos, mais le tavernier savait gérer toute cette foule ainsi que la majorité des débordements. La fête allait bientôt commencer...


Comme d'habitude, de nombreuses personnes étaient venues passer un bon moment entre ces quatre murs et nombreuses s'étaient écroulées sur le sol avant de rejoindre les caisses, tonneaux et barques du port juste dehors. Malgré tout, il fallait garder une bonne image auprès des clients, ainsi que des futurs. Alors le vieux Fustec encaissait les effondrements et à l'aide de ses gros bras d'ancien aventurier les dégageaient sans le moindre effort. Et sinon, il promettait un verre à la bande qui le débarrasserait des quelques meubles indésirables. Bien entendu, leur niveau d'alcoolémie leur faisait oublier ce geste gratuit, au plus grand plaisir du tavernier qui s'en frottait les mains.

D'un coup d'œil attentif - Guéguen devait toujours être attentif à tout - le tenancier vérifiait que sa nouvelle embauchée fasse le travail demandée. La p'tite Gina avait quelques défauts, mais elle compensait par ses facultés à attirer les clients et à les faire boire. Guéguen n'allait pas trop se plaindre, mais espérait tout de même que les choses puissent s'arranger très rapidement. Un peu trop de casses le pousserait à des mesures dont il n'avait aucune envie d'employer.

Tout était normal jusqu'à ce que... La folle magie opère...

- Je prendrais une bouteille d'alcool fort, s'annonça le nouveau venu encapuchonné dans de sombres habits juste après avoir reconstitué quelques verres brisés à l'aide d'un sortilège.

Guéguen grogna intérieurement ; il n'aimait vraiment pas la magie. C'était pour cette raison qu'il était devenu un bon guerrier durant sa folle jeunesse et pour cette même raison que l'ancien aventurier avait claqué la porte pour en ouvrir une sans cesse ouverte par des gens. Néanmoins, le tavernier accepta le geste de "bonté" d'un signe de la tête et d'une certaine impassibilité.

- Une bouteille ? J'espère que vous avez une idée plus précise de la contenance parce que ça peut très rapidement peser lourd dans votre besace.
- Je sais pas comment vous faites pour garder votre calme dans ces moments là, félicita l'inconnu dans le but d'une manœuvre amicale.
- Boarf ! Vous savez comment ils sont. Ce sont les mêmes filous qui viennent, même si les têtes changent.
- Je ne vais pas essayer de vous duper, je suis ici pour quelques informations, mais il serait fâcheux que cela s'ébruite, je vous laisse vous occuper de ces joyeux marins, et puis en échange de bon procédé, vous me dites ce que je veux savoir, et je vous dois une dette, cela vous parait-il honnête ?

Le tavernier haussa un sourcil. Des renseignements, on venait lui en demander et en donner toutes les dix minutes, même dans les périodes creuses. Mais des cas aussi forcés, ce n'était vraiment pas souvent. Cette manœuvre dessina un sourire sur le visage du tenancier qui s'appuya ensuite contre son bras, accoudé au comptoir. Cette situation l'amusait. Le visiteur aurait pu être le plus puissant mage de Dùralas, Guéguen n'allait pas flancher quitte à tout perdre. Ce n'était pas le genre du vieux Fustec de se laisser marcher sur les pieds...

- Mon garçon, le tavernier se redressa avec un grand sourire en écartant les bras, voici Ishtar ; les informations j'en donne et j'en reçois tout le temps, que ce soit voulu ou non. Ça fait partie du jeu et on ne change pas ces règles là dans cette ville.

Guéguen se tourna pour récupérer une bouteille entamée de Krhumpi, un rhum épicé avec une bonne touche d'alcool mais aussi un fort impact des saveurs. Cette force rappelle au tavernier le rentre-dedans dont a fait preuve son nouveau client. Ça lui a semblé être une bouteille adéquate.
Le tenancier versa son alcool dans deux petits verres à digestifs et glissa l'un d'eux au mystérieux demandeur d'informations. Le deuxième se vida immédiatement le long du gosier du tavernier.

- Cadeau de la maison, pour les verres, précisa Guéguen.

Le rouquin rangea son verre avec quelques autres, de tailles plus ou moins différentes, dont il s'occuperait de nettoyer dans quelques instants. Contrairement à de nombreux de ses collègues, le tavernier de la Digue du Fût ne laissait pas des verres crasseux entre les mains de ses clients. Toute la vaisselle était plutôt bien nettoyée, ce qui lui rendait très souvent grâce.

- Alors ? Qu'est-ce que cette visite à Ishtar ? le vieux Fustec reprit ses affaires. Tu voulais une bouteille ? Faudra casquer un peu, j'espère que t'es bien accroché !

La cave de la Digue du Fût contient la plus grande variété de breuvages alcoolisés à Ishtar et ils sont de bonne qualité. Les prix sont certes élevés, mais les clients en ont pour leur argent et ne sont que très rarement déçus. C'est aussi un moyen de faire de l'écrémage sur la clientèle.

Guéguen se gratta le menton d'un air perplexe. Lui qui n'aimait pas la magie était alors servi grâce à ce nouveau venu. Il lui sortit toute une tirade à propos de capacités magiques et le tavernier n'avait que pour unique envie de l'envoyer à l'institut pour obtenir les réponses magiques sur ses demandes magiques. Mais puisqu'il avait fait l'effort de boire, il n'allait pas l'abandonner comme ça. Surtout que ce nouveau venu avait l'air de pouvoir débourser quelques piécettes pour le bon compte du vieux Fustec.

Tandis que le tenancier réfléchissait à tout ceci et qu'il s'occupait des nouvelles commandes, le client s'installa à une table un peu plus loin. Il savait que le propriétaire de la Digue du Fût viendrait le trouver pour parler affaire. En attendant, Guéguen avait quelques coupes à remplir. Ce ne devait pas prendre bien longtemps, mais il fallait quand même faire les gros yeux pour obtenir paiement des consommations.
Le tavernier soupira et vint finalement rejoindre son mystérieux demandeur d'informations pour lui donner plus de détails sur ce qu'il recherchait.
Guéguen resta debout, juste devant le futur consommateur de bouteilles. Pendant un instant, il fut tenté de le charrier un peu sur son éloignement du comptoir, mais le tavernier finit par s'abstenir. Néanmoins, il n'en perdait pas sa touche d'humour.

- Pour répondre à tes demandes, comme tu peux le voir c'est ici que ce fait toute la magie dans mon établissement, expliqua-t-il en lui montrant les étagères d'alcools divers et variés juste derrière le comptoir. Ce n'est peut-être pas fameux pour les gars de l'Institut, mais ça a le mérite d'être plus... universel !

Si la magie n'est pas accessible à tout le monde, l'alcool l'est beaucoup plus ! Il est plus simple de devenir alcoolique que magicien, de toute évidence ! Mais ce n'était sûrement pas de philosophie dont voulait parler l'ensorceleur en herbe.

- Un dédoublage tu as dit hein ? Oh ça... Tu peux très facilement y arriver avec l'une de ces boissons fortes. Je peux te garantir qu'au bout d'un moment les gens et les objets vont se cloner juste devant tes yeux ébahis !

Guéguen ricanna en repensant à certaines de ses expériences délirantes avec l'alcool. Il avait passé de ces nuits (et des journées aussi !) grâce à quelques bouteilles anodines. Alcoolique ? Peut-être, mais maintenant qu'il est de l'autre côté du bar il se doit d'être plus exemplaire.

- Si malgré tout ça tu n'as pas tes réponses alors je te conseille vivement d'aller rejoindre ces dingues de l'Institut de Magie.

Le tenancier ne pratiquait pas la magie et il ne pouvait alors pas répondre à ce genre de questions, à moins que la question ne soit mal posée...

Le tavernier bouillonna intérieurement, il était à deux doigts d'attraper son marteau et de dégager ce magicien. Mais le client avait prévu de le payer et il aurait été mal avisé de sa part de refuser un client. Surtout que le mystérieux voyageur n'avait fait que rebondir sur la pique du Fustec.
La journée avait été longue, et la fatigue l'avait quelque peu emporté. Il devait se ressaisir et simplement reprendre tranquillement la collecte d'informations. Si son client avait des informations à récupérer d'un objet magique, Guéguen pourrait revendre ça très facilement à n'importe qui. Même si c'était l'étranger qui était en quête d'informations, il pourrait toujours apprendre quelques petites choses au tavernier. Des détails supplémentaires sur l'affaire ou de nouvelles informations. Cette collecte d'informations rapportait bien plus qu'on ne pouvait le croire et c'était presque sans danger, même quand les ennuis se profilaient à l'horizon pour une récolte brutale.

Pour en revenir à toute cette histoire de secrets, le visiteur surprit le tavernier en lui montrant un parchemin obtenu de l'Institut concernant un artéfact magique de Wystéria : le Draupnir. En effet, cette merveilleuse petite chose permettait de se cloner, mais ça le mystérieux demandeur d'informations le savait déjà. Son emplacement, en revanche, lui était inconnu. Déclaré perdu depuis plusieurs mois, certains avaient tenté de le chercher en vain. Est-ce que Guéguen avait plus de détails à ce sujet ? Il avait quelque chose, oui.

Le tavernier hocha la tête et retourna à son comptoir sans dire un mot. Il était déterminé et savait exactement ce qu'il allait apporter au mystérieux aventurier.
Il revint avec une fine bouteille, élégante et gravée d'inscriptions inconnues des Dùralassiens. Sur le devant, une étiquette entourée d'un cadre de symboles d'une autre contrée et un nom : #Draupnir !

- Voici Draupnir, le tavernier avait un air des plus sérieux sur son visage et prenait les choses très à cœur. Nul doute que ce breuvage avait une place importante dans sa collection. C'est une boisson forte nordienne pas très répandue. Un verre de cet alcool coute 80 pièces d'or. C'est la seule chose que je connais de "Draupnir". Si vous voulez essayer, dites-moi.

Guéguen avait apporté un verre long mais étroit. Sa contenance était identique à n'importe quel verre de digestif, mais la forme du récipient rendait les choses plus agréables et marrantes.
Le tavernier ne sortait que très rarement cette bouteille. Elle n'était pas sur la carte, mais quiconque la lui demandant en aurait eu un verre, sans le moindre problème.
Cette boisson a un goût particulier ; derrière son fort caractère qui enflamme la bouche d'un nuage glacial (typique des alcools nordiens), il y a un double goût raffiné de groseilles. En fait, en bouche, ce goût fruité se situe à la fois au fond de la joue gauche et au fond de la joue droite, sans jamais se mélanger malgré les potentiels gargarismes. En fait, les deux goûts sont totalement identiques mais à l'extrémité l'un de l'autre. Et lorsqu'on avale enfin le breuvage, ce qui arrive vite avec la brûlure glacée, les deux goûts descendent tout le long de la gorge, chacun de son côté, sans jamais se mélanger. C'est l'alchimie de l'alcool nordien !
Cette bouteille faisait partie des reliques nordiennes du vieil aventurier dont il obtient un réapprovisionnement rare.

Tout d'abord, le visiteur en quête d'informations se montra déçu de ce que lui proposait le tavernier. Ce dernier rit intérieurement car il savait pertinemment ce que ratait son client. Le mystérieux visiteur n'avait pas grand chose à faire, simplement accepter et il obtiendrait ainsi ce pourquoi il était venu.
Après de courts instants de réflexion, une jolie petite bourse fut déposée juste devant Guéguen. Cet échange marqua la victoire pour les deux individus. Le tavernier sourit, récupéra la bourse et déclina l'offre de son client :

- Je vais pas gâcher de cet alcool, mais merci pour l'invitation.

Comme s'y était attendu le tenancier, le chercheur d'informations se montra plutôt intéressé par la boisson Draupnir. De toute façon, que ce soit pour les non-friands d'alcool ou les clients ordinaires, ce petit bijou nordien provoquait un effet similaire.
Ils pouvaient ne pas aimer le goût, mais étaient obligés de reconnaître que cette liqueur est de la pure alchimie fantastique ! Et encore, ce n'est le cas que pour ceux qui ne gouttent qu'une seule boisson nordienne ; toutes les autres étaient réellement époustouflantes. Il y a quelque chose dans le savoir-faire des hommes du Grand Nord qui leur permet de créer de telles merveilles. Mais personne n'est habilité à le savoir... L'un des secrets les plus importants de l'alcool dùralassien.

Quoiqu'il en soit, Guéguen se montra très satisfait de la réaction de son client et attendait avec impatience la suite des événements. Maintenant qu'il avait été payé, sa langue pouvait se délier bien plus aisément. Cela faisait un bon moment que le tavernier n'avait pas parlé de cette histoire... Peut-être que ce serait la dernière fois ? Cet encapuchonné semblait être très motivé à trouver ce qu'il cherchait.

- Sauriez-vous me dire comment avez-vous eu cela ? Peut-être que votre fournisseur aurait des informations sur l'objet que je convoite ?

En effet, il s'agissait d'une question tout à fait plausible et le tenancier aurait peut-être dû s'y attendre. Bien entendu, il avait de quoi répondre, mais Guéguen s'éloignerait peut-être des possibilités offertes par la présentation de l'une de ses mythiques boissons. Mais en y réfléchissant un peu plus, son fournisseur pourrait tout aussi bien apporter des éléments de réponse à ce voyageur. Petit dilemme puisque deux voies s'ouvraient au chercheur d'informations. Guéguen n'avait plus qu'à lui laisser le choix.

- Oh ? Oui, c'est vrai que je pourrais parler de mon ami du nord, bien que j'étais au début tenter par vous parler de quelques tracas du sud... Hum... Que faire ? Que faire ? Une idée ? Départagez-nous tiens !

Il y avait tant à dire mais pas assez de "crédit" pour tout dévoiler. À moins que le mystérieux passant ne souhaite des informations sur tout ce qu'il se passe... Si tel était le cas, alors la journée du Guéguen serait des plus fantastiques. Il s'en frottait déjà les doigts...

Le voyageur jouait les gourmands et souhaitait en apprendre plus sur les deux points soulevés par le tavernier, à savoir les "tracas du sud" et le "fournisseur du nord". Guéguen fut content de voir pareil client et comptait bien continuer à vendre ses informations. Mais pour l'heure, le mystérieux quémandeur d'informations avait souhaité en savoir plus sur les mauvaises nouvelles du sud. Pour certains, ça ne semblait pas grand chose, mais le tenancier avait un ami lui ayant rapporté des informations intéressantes. Certes, ce dernier n'avait plus toute sa tête et aimait s'imbiber d'alcool, mais Guéguen le connaissait depuis longue date et avait tout de suite reconnu la sincérité dans sa voix. La terreur qu'il avait ressentit prouva ses dires...
- Des agressions ont eu lieu ces derniers mois le long des côtes, que ce soit sur la longue plage de Dùralas ou même aux alentours d'Ishtar ! Une créature toute crispée comme un vieil homme (en même temps que ces mots, le tavernier fit la moue et mima la vieille sorcière sénile au dos presque aplati) mais aussi terrifiante et dangereuse qu'une de ces créatures des profondeurs.

Si son client avec un peu de jugeote, et Guéguen n'en doutait pas, il comprendrait tout de suite que le tavernier donnait la description d'un vieil abyssal. En tout cas, si le mystérieux gourmand d'informations était sur la même longueur d'onde que le tenancier, il penserait à la même conclusion. Ce pourrait être une simple créature des abysses ayant besoin de se nourrir, mais ce genre de cas aurait sûrement été plus fréquents. De plus, les informations relevées par "Le Bihan", l'ami du Fustec, semblaient plus en accord avec l'hypothèse d'un humanoïde aquatique plutôt que d'une simple monstruosité.
Le tavernier reprit. Ce genre d'histoires étaient racontées de temps à autre, mais son client avait payé cher pour obtenir ces informations et Guéguen comptait bien lui rendre la monnaie de sa pièce ; dans ce milieu, le tavernier était sincère et honorable.
- Un vieil idiot appelé "Le Bihan", du fait de sa petite taille, a assisté à l'une de ces agressions et en est ressorti vivant ! Il soutient que la créature peut se trouver à deux endroits différents en même temps, bien sûr toujours proche de l'eau salée. Et l'une d'entre elles portait un anneau sombre mais luisant d'un léger liseré bleuté. Un artéfact peu commun, n'est-ce pas ?

Ces deux créatures pourraient être des "jumeaux" ou les deux mêmes monstres. Quant au bijou, ce n'était peut-être qu'une magie permettait à l'un des agresseurs d'avoir plus de puissance ? D'ailleurs, cet anneau pouvait avoir n'importe quel pouvoir : illusion, invisibilité, soumission, vie éternelle ? Toutes les hypothèses étaient bien entendues plausibles, mais le tavernier n'en savait pas plus. Il était simplement venu à une conclusion qui lui permettrait d'obtenir beaucoup d'argent de la part de ceux en quête d'informations. Peut-être que tout ceci n'avait rien à voir ?
Guéguen se laissa retomber sur une chaise quelque peu frappé par la fatigue de la longue journée bien épuisante. Il jeta un œil aux clients restants ; il n'y avait plus grand monde, mais le tavernier avait bien reconnu quelques têtes, souvent à la recherche d'informations. Le tavernier ne doutait pas que certains des mots sortis de sa bouche étaient tombés dans plusieurs oreilles. C'était le métier et Guéguen s'y confortait à cœur joie !
- C'est peut-être pas grand chose, mais voici ce que je sais. Peut-être aurais-je des informations plus fraîches et détaillées plus tard, qui sait ?