Lithas, le 14^ème de Merrias.
Ce matin, nous avons eu un petit nouveau dans l'équipage. Ça nous arrive souvent quand on s'installe dans un port quelques jours pour décharger nos cargaisons et récupérer vivres et autres équipements primordiaux. Y'a toujours un gars qui vient nous demander de s'installer avec nous ; la plupart du temps ce sont des désespérés n'ayant pas d'autre choix que de naviguer. Souvent ils ont des problèmes de cœur, ou d'argent. Certains recherchent une identité car ils sont continuellement rejetés, d'autres veulent se sortir de leur pétrin. Chacun pense qu'il va se remplir les poches et se créer un nom en s'engageant avec nous. Mais bon, être marin c'est comme n'importe quel boulot : des fois on gagne, et souvent on perd.
Bref, cette fois-là, on avait un gamin. Un p'tit gars ni trop grand, ni trop petit, ni trop vieux, ni trop jeune. Un gamin, quoi. Mais celui-ci, il n'était pas comme les autres. Habituellement, quand on en a, ils viennent des bas-fonds, des rues. Ils ont un passé trouble et prennent la vie comme elle vient, en essayant de survivre. Alors quand une opportunité de voir le monde se présente, ils sautent sur l'occasion. Ceux-là, ils sont pas bien différents des plus âgés. Eux aussi, ils sont désespérés, même s'ils essayent de la cacher ou qu'ils évitent la question. C'est devenu simple pour moi de les reconnaître.
Mais cet enfant là, il n'avait rien à voir avec eux. Déjà au niveau de ses vêtements : ils lui donnaient un air riche, alors que nos recrues habituelles sont enveloppées dans des haillons empestant la maladie. Il y avait donc un gouffre au niveau de l'origine sociale. Des enfants gâtés qui rejoignent un équipage, ça arrive. Ils veulent fuir leurs responsabilités et toutes les contraintes imposées par leur famille. Ils recherchent à se libérer de l'emprise parentale. Mais lui, ce n'était pas ça qui l'amenait vers nous. Il ne fuyait rien. Au contraire, il s'ouvrait.
Ce garçon là, il l'avait dans son regard, il le montrait dans sa posture et ses tripes. Il voulait voyager sur les océans, il voulait découvrir la liberté maritime. Il voulait se sentir vivant. Ce genre de spécimen, ça ne se présente pas tous les jours sur un navire. Mais quand un tel événement se produit, on sait que ça va changer les choses. En bien, ou en mal... Me concernant, ça me fait un bien fou ; j'étais comme lui à son âge, quand j'ai rejoint l'équipage de Barbovent ; j'avais dans les yeux les perles de l'admiration de cette vie maritime.

Notre nouvelle recrue avait un air chic : il portait un pourpoint en lin couleur olive plutôt serré avec des revêtements orangés au niveau des manches et du col. Ces parties-là étaient aussi composées de filaments dorés, ou plutôt couleur or. Son haut se terminait en bas par des tassettes de cuir bruni. Ses chausses étaient similaires à son pourpoint mais ne présentaient aucun revêtement. Par contre, elles possédaient des stries jaunes orangées similaires aux motifs dessinés sur le col et les manches du costume. Ses bottes étaient en cuir noir et montantes jusqu'aux genoux. Pour finir, il portait plusieurs foulards de la même couleur : un rouge profond et rayonnant. Ces dernières pièces de soie servaient de ceinture, de cache-col et enfin de bandeau. Ouais, ce gamin avait l'air d'un petit nobliau, mais l'état de ses vêtements entrait en totale contradiction : usures, trous, traces, saletés...
Ses cheveux me semblent être mi-longs ; vu la coiffure qu'il s'est faite avec son bandana, je ne peux pas dire avec certitude leur longueur. Néanmoins, ils sont noirs et quelque peu hirsutes. Ils contrastaient avec sa peau pâle et lisse. Il devait bien l'entretenir pour qu'elle soit aussi "rayonnante".

Il disait s'appeler "Edward Kidd", mais tout le monde se contentait de l'appeler "Le Kidd". Il me semble que dans le jargon local ça signifie "gamin", je n'y mettrais pas ma main à couper, mais j'en suis pratiquement sûr. Bref, ce surnom lui allait parfaitement et tout le monde s'en accommoda facilement et rapidement. Il avait déjà tapé dans l’œil de l'équipage ce garnement. Je pense qu'il va rapidement devenir une figure emblématique de notre équipage.

J'en ai fini pour ce soir, on largue les amarres demain et on hisse les voiles pour un long séjour en mer. Faut que je sois en forme pour demain, et puis j'ai plus grand chose d'autre à dire.


Merls, le 15^ème de Merrias.
Comme le veut la tradition, on a mis notre recrue sur les travaux d'entretien. C'est-à-dire essentiellement le nettoyage du pont. C'est la plupart du temps une tâche très ingrate, mais on y est tous passé, chacun notre tour. Néanmoins, ce petit gaillard semblait y prendre du plaisir. Pas du plaisir à se faire crier dessus, les gars n'ont même pas essayé, mais à nettoyer, oh ça oui. On aurait dit qu'il était fait pour ça. Il a fait un travail nickel, en peu de temps et complètement irréprochable. J'avais jamais vu ça, ni même entendu une histoire pareille. On était tous scotché devant une telle implication. Il y mettait tout son cœur dans l'ouvrage. C'était déroutant, on savait pas quoi faire. Alors on est resté là, planté comme des idiots à le regarder faire. On a dû continuer comme ça cinq bonnes minutes, ou presque. Puis on a finalement repris nos activités et on l'a laissé se débrouiller tranquillement.
Une fois qu'il eut fini, on savait pas trop quoi lui demander. Alors on l'a laissé tranquille et faire sa vie, pour le moment.

Il est allé voir Will, notre spécialiste des cordages. Ils ont parlé un bon moment et Will semblait heureux de discuter de sa passion avec quelqu'un d'autre. Il était ravi, il avait constamment le sourire et riait souvent avec notre recrue. Il lui a même laissé toucher ses cordes pour lui faire faire des nœuds. Bon sang, je n'avais jamais vu ça ! Décidément, ce gamin était plein de surprise. Ça me plait, je sens qu'on va en faire un loup des mers, un vrai.


Daryn est venu me parler d'un bon plan qu'il a entendu à terre à propos d'un navire marchand contenant quelques aliments de luxe. On pourrait se faire un sacré festin avec tout ça. J'ai noté tous les détails et nous dépêchent vers notre proie. Ils ont mis les voiles y'a deux semaines de Wystéria jusqu'à Ishtar. On devrait tomber sur eux d'ici quatre ou cinq jours. Avec un peu de chance on ne va pas trouver une grosse défense.


Creds, le 16^ème de Merrias.
J'ai discuté un peu avec Kidd. Je lui ai demandé si je pouvais lui dessiner le portrait et il a accepté. Je lui ai expliqué que c'est ma tradition et lui ai montré quelques uns des autres dessins. Il m'a complimenté, on a ri et on a grignoté un peu.

Le soir on a joué aux cartes et aux dés tout en accompagnant le tout de quelques petites bouteilles. Il s'est bien amusé et a bu un peu aussi. On a bien ri toute la soirée et on a découvert qu'il était vachement friand des jeux de hasard. Pire encore, il s'est retrouvé être un très bon joueur. Sur cinq parties de poker menteur il en a gagné deux alors qu'ils étaient six à jouer. Les mises n'étaient pas bien élevés, mais il est tout de même parti avec un sacré lot. Sacré gamin !
Je lui ai demandé de nous raconter un peu son histoire, enfin si on peut parler d'histoire vu son âge. Il nous a dit qu'il était un gars totalement ordinaire avec des rêves d'évasion. Ses parents tiennent une boutique de gâteaux ; ils sont pâtissiers, mais font aussi un peu de pain et des viennoiseries, car tout le monde ne peut pas se payer un gâteau. Lorsqu'il a voulu faire sa vie, il n'a eu aucun problème avec ses parents : ils l'ont laissé s'en aller découvrir le monde, à condition qu'il leur donnait souvent des nouvelles. Bref, une normalité des plus simples.
À la fin on a chanté et il nous a écouté et a fredonné les airs à défaut de connaître les paroles. On s'est bien amusé.


Saldos, le 20^ème de Merrias.
On a finalement rejoint les marchands. Par chance ils n'étaient pas bien armés alors on a pu s'en occuper sans problème. En fait, ils ont préféré déclarer forfait dès qu'ils ont vu notre pavillon. Ahahahah ! C'est plaisant quelques fois de laisser les choses s'arranger toutes seules, surtout quand c'est dans mon intérêt.
Toutefois, il y a plus important que ce butin à consigner dans ce journal. Ça concerne Kidd. J'ai bien cru qu'il allait passer par-dessus bord. Il nous a fait un sacré cirque.

Pendant qu'on récupérait les dernières caisses, les autres vérifiaient le contenu de celles-ci, dont Kidd. Tout se passait bien, jusqu'à ce qu'un drame arrive.
Notre nouvelle recrue trouva fort judicieux de garder pour elle-même certaines des denrées rares contenues dans ces caisses. Lorsqu'il clama à tout l'équipage que les deux caisses à ses côtés lui appartenaient, les hommes lui crièrent après de ne pas jouer les imbéciles et de ne pas faire son égoïste. Certains avaient les mains sur leurs armes quand je suis arrivé devant ce spectacle des plus troublants. Les gars me racontèrent l'histoire, mais comme je ne pouvais pas croire une telle idiotie, j'ai demandé à Kidd de me dire la vérité. Tout ça était entièrement véridique. J'ai imposé aux hommes de se calmer pendant que je réfléchissais à une issue ; tout le monde aimait bien Kidd, mais s'il voulait nous trahir il devrait en payer le prix fort. Je l'ai donc interrogé sur une telle envie de garder autant de butin pour lui tout seul et il m'expliqua qu'il adorait les fraises et framboises et qu'il était friand des autres fruits rouges : cerises, myrtilles et autres baies. Puis, il nous dévoila qu'il avait la peau fragile et qu'une lotion à la base de fraises et de framboises protégeait parfaitement sa peau. Étant constamment sous un soleil furieux et ravageur, il utilisait d'énormes quantités de sa pommade miracle. C'est vrai qu'il avait une peau d'un blanc éclatant et je me souviens que j'avais fait une remarque dans le journal lorsque je le vis pour la première fois. Et puisqu'il abordait le sujet, je comprends pourquoi on sent une telle odeur fruitée lorsqu'on se tient à ses côtés. Cette découverte nous laissa de marbre et nous éclatâmes de rire ; jamais nous n'avions pensé qu'il y avait une raison aussi saugrenue derrière.
Je lui ai proposé de garder une plus grosse part concernant ces fameux fruits rouges et le reste nous reviendrait comme convenu. Il négocia, pour mon plus grand bonheur, et demanda à garder la moitié des fraises, une grosse part des framboises et un peu d'autres fruits rouges. En échange, il ne voulait rien d'autre et voulut nous préparer une surprise pour le repas du soir. Jugeant le marché équitable, j'ai accepté. Il partit avec ses gains et s'enferma dans les cuisines avec notre cuisinier toute l'après-midi. Nous ne l'avons revu que le soir lorsqu'il nous présenta un magnifique fraisier absolument délicieux. Ça valait le coup !
La soirée fut arrosée d'une bonne pincée d'alcool et de chansons fort joyeuses. D'ailleurs, à l'heure où j'écris ces lignes, les gars sont encore en train de chanter avec notre jeunot. C'est un brave type celui-là !


Merls, le 29^ème de Merrias.
J'écris à la hâte, je suis encore sous le choc. Je ne comprends pas comment, je ne comprends pas pourquoi. En fait, je ne sais même pas par quelle question commencer, c'est dire mon trouble profond.

Me voilà avec une des meilleures bouteilles de vin rouge de ma réserve. Elle a dix-sept ans, j'ai souvenir que ce fut une bonne année. Elle a un petit goût de citron, c'est agréable. C'est tellement agréable que je me suis calmé et je peux enfin relater ce qu'il vient de se passer.
Il s'agit de... Kidd.
Bon sang, je n'aurais jamais cru qu'une telle chose arriverait. Je pensais qu'après l'épisode des framboises il se calmerait, mais pas du tout.
J'ai fait une terrible découverte. Une horrible plutôt. Tellement effroyable que j'ai été contrait de bannir ce p'tit gars. Il était pourtant bien, sympathique et parfaitement intégré et intéressé. Mais je devais le faire, je devais l'exiler pour notre bien, pour notre sécurité à tous. Je ne voulais pas voir mon équipe souffrir des torts causés des mains de ce... monstre ni de ceux causés par la mort de notre compagnon. Je sais que tout le monde l'apprécie, je sais que beaucoup sont devenus relativement proches de lui. C'est pourquoi, pour les préserver du chagrin, je dois les garder à l'écart de tout ça. Je dois leur cacher la vérité. Je fais ça pour les protéger et je fais ça pour éviter que mon navire ne soit infesté de morts-vivants ! Oui, Kidd est mort il y a bien longtemps. Kidd est un vampire ! Ces créatures infâmes suceuses de sang à l'âme complètement corrompue. Je pensais qu'aucun ne s'aventurait sur les Mers, mais apparemment j'avais tort.

Maintenant, tout s'explique : la pâleur de sa peau, l'insatiable faim rayonnant de ses yeux oranges, la négligence de ses habits et ces frissons qui me parcouraient l'échine quand il était proche de moi. Je pensais qu'il s'agissait d'un vent marin, mais non ! Mon organisme me mettait en garde et moi je l'ai ignoré. Comment a-t-il pu survivre aussi longtemps sans sang ? Il a sûrement récupéré celui de mes compagnons, mais aucun ne s'est plaint d'étranges marques de morsures ou d'un état transitoire vers la mort. Je croyais pourtant que lorsqu'un vampire nous mordait on en devenait un à notre tour.


Pour raconter une telle histoire il en faut du courage et de l'alcool. Ma bouteille est presque terminée mais fort heureusement mon récit aussi. Cette saleté m'a fait boire une superbe bouteille que je gardais pour une occasion des plus particulières.
J'ai beau le nommer de toutes les appellations les plus affreuses je ressens toujours de la sympathie pour lui. Je n'arrive pas à le détester, je l'aime trop pour ça ! J'ai comme l'impression qu'il m'a corrompu, qu'il m'a lancé une malédiction. Mais qu'importe, nous sommes loin de lui maintenant. Je lui ai laissé une barque et lui ai indiqué la côte la plus proche. J'espère qu'il s'en tirera et que je ne croiserai plus jamais son chemin.
Liver, Johnny, liiiver,
Ooooh liver, Johnny, liiiver,
For devoillage z'slong, handewins dontblou,
Handstaïm fouruss tou liver.

Ça va être difficile de trouver quelque chose à leur dire à propos de son départ.
Boarf ! J'ai la nuit devant moi et un reste de bouteille pour trouver une solution, ça va pas être bien compliqué...