"Meh, me faudra bien cinq pièces de plus, à ce prix là j'enterre que la moitié mon gars !
- Mais il est ridiculement petit !"

Dagan leva un peu plus le menton, dardant le grossier personnage d'un regard assassin du haut de son mètre cinquante-deux. Le manche de sa pelle frappa sourdement le sol. Il s'en fichait que son interlocuteur fasse cinq têtes de plus. Il s'en fichait qu'il soit armé. Il s'en foutait qu'il soit un garde. ON NE LUI PARLAIT PAS AINSI. Un peu de respect bon sang.
Quant à Mate, il se léchait les parties, sagement perché sur l'épaule de son maître. L'habitude.

"Un problème avec les petits ?
- Dagan tu sais bien que c'est une façon de parler. Pourquoi je paierai le même prix pour ce lézard que pour un... un homme mûr et deux fois plus lourd ?
- Quinze pièces.
- T'auras moins à creuser !
- Quinze pièces.
- Mais aucun autre fossoyeur demande autant que toi !
- Bah va les voir en ce cas."

Le garde soupira.
Ah qu'il adorait ça. Se savoir en position de force ! Car aucun fossoyeur dans les alentours accepterait d'enterrer un naga mort dans d'étranges circonstances, il le savait. Un sujet sensible, celui des drogues... On avait retrouvé le pauvre gars dans une chambre de la taverne, crevé dans l'alcool, du vomi et quelque autre substance illicite. Dagan s'étonnerait même pas qu'une prostituée y ait fait un tour.
M'enfin. Chacun ses passions. Revenons aux affaires.

"Bon bon t'as gagné saleté. Tiens. Et enterre-le proprement, t'avise même pas de le balancer dans la fosse commune."

Dagan empocha l'argent avec un grand sourire professionnel. Ha, il pourra se faire plaisir ce soir : petits biscuits et rhum au coin de la cheminée. Joie, joie ♪ Il embarqua donc le cadavre enroulé comme un jambon sur sa brouette et sortit de la ville en sifflotant, Mate sur les talons.


L'abyssal avisa le coin ombragé, encore vert malgré la venue tardive du printemps. Ça fera un bon sol ! Ni trop sec ni trop humide, le corps pourrira sans embêter les alentours.

"Mon gars, fit Dagan en tapotant le cadavre, t'as de la chance. C'est du grand luxe là.
- Vous parlez aux morts maintenant, chef ?
- Je te parle bien à toi non ?"

Songeant plus avisé de laisser tranquille son maître, Mate alla s'allonger plus loin, en bon chat. Miaulant de temps en temps. Bouffant des abeilles. Se grattant les couilles. Quant à Dagan, il se mit au travail : quelques heures lui suffirent pour obtenir un trou assez large et profond pour son occupant (c'était si rare à son époque hélas) et ne restait plus qu'à y loger le corps.

Par habitude, l'abyssal ôta le linceul afin de vérifier s'il ne restait pas quelque possession intéressante pour une petite revente. Un bijou. Une dent en or. Quand on est pauvre... v'voyez.
Dagan siffla.
Il avait toujours été secrètement admiratif envers les nagas déjà du temps de Svartas, mais ce petit bout de caméléon... Il devait faire tomber son lot de poules aussi. D'une façon moins convenue m'enfin. Et il rempaqueta le naga nu comme un ver dans le linceul.

Il avait encore trop bu. Et trop fumé. Et trop pris de cet étrange champignon aussi.

La soirée avait commencé comme toute les autres. En rentrant du travail à la mine, sillonnant les rues de Kastalinn, allégeant les poches trop lourdes de certains passants, il était tombé nez à nez avec sa taverne préférée; La Chatte Miaulante. Comme le voulait sa tradition, bien à lui, il entra d'un pas décidé dans l'établissement sous le regard amusé de sa tenancière; une femme forte, à tous les niveaux, et surtout très loquace.

"Monsieur Treize, vous voilà déjà un habitué. La même chose que d'habitude?" Lui souffla-t-elle en même temps qu'une bonne bouffée de cigare aux herbes de démon. En ce moment précis, il eut une pensée pour Styx. Que devenait donc ce bon vieux psychopathe? Peut-être devrait-il enquêter? Ou pas. Il ne voulait plus tuer impunément. Violer, massacrer, poêler, sauter, enjamber, torturer, frire, dévorer, creuser, estampiller. Non. Tout ceci était du passé, l'avenir se buvait et portait le nom de Katarina.

"Yup' Mam'zelle. Une bonne blonde et une brune! Supplément nature et découverte." Si ce bordel semblait totalement bas-de-gamme (et il l'était), c'était aussi le lieux de tout informateur respectable, et en tombant dans les bonnes grâces de sa tenancière, Alphonse s'assurait de connaître quelques secrets bien utiles...


Ce fut sous le demi-sourire de la dame au cigare qu'ils montèrent à l'étage, dans une chambre décorée avec goût, mais dont les murs, rongés par la pourriture, détruisaient la plus petite once de charme. Le Caméléon fut bientôt nu, et comme Katarina l'aimait, ils jouaient au "Loup Invisible, extension: Les Queues des Enfers".
On passera les règles de cette occupation quelque peu indécente.

Mais à force de s'amuser, les deux furent bientôt complètement inconscients, courant dans les ruelles à de faramineuses vitesses, laissant le vent caresser leurs corps nus. Ils s'embrassaient, s'enlaçaient, s'aimaient. (En dépit du statut de Katarina, un amour s'était tissé entre eux, aussi invraisemblable que cela puisse paraître; la Belle et la Bête était ré-écrite).

Puis plus rien.

Dagan étouffait difficilement un rire face au prude naga, essayant de protéger son ego avec la même efficacité que ses pensées. Il était encore bourré hein... Le côté joueur de l'abyssal menaça de prendre le dessus sur l'empathie.

"...Enfin je crois. Est-ce que tu peux faire des trucs bizarroïdes comme, je sais pas, invoquer des bananes flambées possédées par un démon nymphomane ? Voilà qui aiderait fort mon pauvre crâne à discerner le vrai du faux..."

Un air grave se dessina sur le visage de Dagan, comme il serait peu commun pour une gamine de son âge. Il prit une voix faussement affligée :

"Messire... Je sais bien que c'est difficile mais vous devriez accepter votre condition. Et si cela peut vous aider... Mate ?"

A l'appel de la fillette, le chat se traina jusqu'à eux, croisa le regard de son maître et soupira bien fort. Il avait l'habitude à force. Son pelage commença alors à prendre des teintes irisées, jouant avec la lumière d'un soleil déclinant ; le spectacle se prolongea pendant quelques minutes durant lesquels le chat poussait de petits miaulements de douleur. Dagan, accroupi, tapota la boule avec sa pelle. Et finalement, la lumière s'éteignit. A la place du chat se trouvait une grande banane enflammée qui soupirait encore. Elle s'assit devant le naga.

"Ce n'est pas exactement ce que vous m'avez demandé mais j'suis pas assez haut-gradée pour invoquer un démon nymphomane."

Dagan ADORAIT abuser d'autrui. Plus longtemps cette farce durera et plus il en tirera de la fierté ; Mate le savait tout comme il savait que protester ne lui vaudrait que des coups de pelle supplémentaires. Alors il obéissait. Ses flammes se réduisirent à une petite flammèche au bout de son sa... tête.

Un chat banane flambée venait d'apparaître sous yeux. Comme ça. Bon il fallait admettre que ce n'était pas la chose la plus exceptionnelle qu'il lui fut donnée de voir, mais bon, niveau illusions il avait eut sa dose dans sa vie antérieure.

"Hum... c'est... gênant." Je suis peut-être vraiment mort.


Il se tint quelques moments debout, plutôt en train d'essayer de gérer l'alcool qui affluait en son sang qu'autre chose. Finalement, il fallait avouer que mourir était mal fait; s'il était effectivement mort (ce qui lui paraissait comme pas tellement probable), pourquoi les dieux ne lui avaient-ils pas permis de décuver? Hum hum.

"Au fait, monsieur Banane Flambée, tu sers quel Dieu? Ou Démon? Histoire que je sache quel merdier post-mortem je dois gérer ici-bas. Ou ici-haut. Et toi la gamine, tu es une sorte de passeuse c'est ça?"

Comme il disait ces mots, une voix commença à s'éveiller dans sa tête. Treize.

Mort ou pas, ces deux-là sont une menace avec leurs pouvoirs bizarroïdes. Un peu comme ceux de Styx. Tu tiens vraiment à rester près de gens comme ça? Fous le camp. 

Il n'arrivait cependant pas à se décider. S'ils étaient des êtres d'outre-tombe ou non, mieux valait les garder en tant qu'alliés, après tout s'il y avait bien une chose qu'on ne pouvait pas infliger à un Naga c'était une défaite totale.
S'il était mort, il partirait d'un bon pied dans ce nouveau monde. (Qui ressemblait fort à Ishtar).
S'il était encore vivant, il gagnerait d'étranges amis. Mais les étranges amis, ça lui connaissait.

Alors il décocha un sourire écailleux à la petite.